Tatouage
Les premières images sulfureuses de Tatouage, le film de Yasuzo Masumura, tourné en 1966 et ressorti sur les écrans en 2004, d’après la nouvelle de Junichiro Tanizaki, sont d’une beauté fulgurante.
Une femme rampe sur le sol d’une pièce close, nue et sombre. Elle tente de se défaire des liens qui l’entravent. Fasciné et le regard habité, un homme la regarde se débattre mollement. Puis, il la drogue et la dénude. C’est bien une scène de possession physique, mais seule la peau de porcelaine de la femme attire l’homme. Il la veut pour toile. Armé de ses aiguilles, il entreprend son œuvre ; lui imprimer dans la peau une araignée si grande qu’elle lui dévore toute la surface du dos.
Projetée en ouverture du film, sa première scène éponyme est la première étape du chemin qui conduit une jeune fille de la bourgeoisie marchande japonaise, rejetée par sa famille pour s’être laissée séduire hors de sa condition, à la déchéance puis à la mort. « Enlevée » par l’apprenti de son père - à qui elle a largement forcé la main - Otsuya, sensuelle et violente, se réfugie chez Gonji, une relation de son père. Celui-ci, après avoir vainement tenté de la violer et de tuer son amant, Shinsuke, s’en débarrasse en la vendant à un tenancier de maisons de geishas. Sa beauté, son caractère, le charme vénéneux qui émane de son dos tatoué, sa « peau de brocart », en font une courtisane recherchée. Rapidement, elle apprend à jouer de ses attraits pour se venger de manière sanglante des hommes qui lui ont fait « du mal ».
Tatouage est donc une histoire de vengeance. Mais au-delà de la démonstration de la furie vengeresse d’une femme bafouée et exclue, c’est surtout une histoire de pouvoir et de possession qu’on nous raconte.
« Entre les hommes et les femmes, c'est une lutte à mort » dit à Otsuya un samouraï de ses amants.
Puis, son tenancier :
« - C'est moi qui t'ai appris à manger les hommes. Ce que je ne savais pas, c'est que tu t'y prendrais si bien.
- C'est l'araignée.
- Pas seulement. C'est dans ta nature.
- Non, c'est vous, les hommes, qui m'avez voulue ainsi.»
Et en effet, la rage froide d’Otsuya, animée par la vengeance, ne naît pas seule. Ce sont les hommes qui lui en soufflent l’idée. Ce sont des hommes qui évoquent devant elle le pouvoir et l’iconographie de la geisha qui se nourrit de ses amants pour prospérer. C’est un homme qui la pare et l’arme de la noire araignée qui influencera ses actes et son âme. Ce sont des hommes enfin qui participent au massacre et qui, fascinés, se repaissent du spectacle qu’elle donne de sa vengeance.
La lutte qui se joue tire sa force d’un traitement théâtral de l’action et de l’atmosphère claustrophobe dans laquelle se déroule le drame. Tout, dans le film de Masumura, renvoie à l’enfermement qui précipite les personnages vers leur tragique destin. Caméra fixe et attentive, pesante comme le regard d’une araignée sur l’insecte pris dans sa toile ; plans rapprochés, envahis du corps des acteurs ; paysages sans horizons, décors de portes, de fenêtres, de cloisons coulissantes du Japon traditionnel. Nulle perspective n’est offerte au spectateur, tout comme nulle échappatoire ne s’offre aux personnages, hormis la destruction et la mort.
La sensation d’étouffement progressif est d’autant plus palpable que le language n’aide pas à s’en distraire. Les personnages sont laconiques et les dialogues, simples, s’émaillent de propos orduriers.
Si les hommes et les femmes pris dans ce drame s’expriment peu, l’image possède en revanche une grande force d’évocation. Le réalisateur accorde aux couleurs et aux formes une attention de tous les instants. Le sang (d’un beau vermillon technicolor) et les corps sont omniprésents. Les personnages luttent tous au corps à corps dans de longues scènes irrespirables. Des scènes de viol et d’amour violent, de combats au couteau, au sabre et au bâton se succèdent. On se blesse, on se frappe, on se trucide, on s’ensanglante comme on s’étreint : la violence est précisément chorégraphiée.
Cette obsession du corps est encore renforcée par l’intérêt porté par Masumura aux soins du corps et aux vêtements. Hommes et femmes se vêtent et se dévêtent. Ses amants enveloppent Otsuya d’épaisses couches d’étoffes, lui lacent et lui délacent les ceintures qui retiennent ses kimonos. Et sans cesse, ces tissus chamarés glissent sur la peau blanche de la très belle et très éclatante Ayako Wakao pour découvrir le prédateur tapi dans son dos, l’araignée tatouée.
Le film s’ouvre et se referme sur deux scènes, très visuelles, où l’expression des corps crée à elle seule la tension dramatique. Ainsi, dans la scène d’ouverture déjà évoquée, Otsuya se réveille et, sous l’effet de la douleur provoquée par les aiguilles du tatoueur, s’agite faiblement. La caméra capte alors les mouvements sensuels du dos, des épaules et des omoplates qui donnent naissance au noir insecte aux longues pattes et au sourire carnassier.
Au milieu de ces passions, sensuelles et meurtrières, qui agitent les hommes, flotte la figure de l’artiste. Tout au long du film, le tatoueur est une figure blâfarde, personnage omniprésent mais étranger à l’action proprement dite, fasciné par ce qu’il voit et persuadé qu’il suit de loin les méfaits de son œuvre elle-même. Depus l’instant où il remarque, jusqu’à ne plus pouvoir en détacher les yeux, la peau splendide d’Otsuya, tout au longs des meurtres qui se perpètrent par ou pour la courtisane, jusqu’à la fin, il erre, hagard. Il est incapable d’intéragir avec les acteurs du drame et surtout, de créer de nouveau. Son chef-d’œuvre a pris vie et consumme la sienne tout aussi sûrement qu’Otsuya massacre à n’en plus finir. Paradoxalement, c’est de ce personnage atone que viendra le dénouement. Suivant sa logique propre de création, l’artiste sera contraint de détruire ce qu’il a créé.
Tatouage est sorti sur les écrans français le 22 décembre 2004.



