The Brutal Hopelessness of Love
Nami : le retour !
Nami Tsuchiya (Mai Kitajima) est une actrice en vue, mais son couple est en crise. Mariée à Yosuke (Toshiyuki Nagashima) de plusieurs années son aîné, lui aussi acteur, elle est trompée par celui-ci qui vît une relation adultère avec une jeune actrice. Alors qu’elle s’apprête à tourner un film dans lequel elle doit interpréter le rôle d’une actrice en pleine rupture qui finit par tuer son mari et sa maîtresse, celle-ci a rendez-vous avec le journaliste Katsuragi (Naoto Takenaka) pour une interview vérité, dans laquelle elle accepte de se livrer sans retenue sur sa vie et son métier. Mais à mesure qu’elle se dévoile, des ressemblances troublantes apparaissent peu à peu entre le scénario qu’elle tourne et sa propre existence.
Rares sont les réalisateurs dont on attend chaque nouveau métrage avec autant de trépidation. Certes Sancho s’est depuis longtemps rendu coupable de célébrer sans retenue (merci Kuro) le maître créateur de l’un des plus grands films japonais des années 90 : Gonin (1995). Mais si vous avez depuis découvert l’étendue de son œuvre autant comme scénariste (une trentaine de scénarii) que comme réalisateur (quinze métrages), vous conviendrez que cette subjectivité partisane est somme toute méritée. Et même si ce dernier n’a plus retrouvé le feu sacré qui l’habitait depuis le noirissime Freeze Me (2000), il n’a pour autant jamais quitté nos préoccupations fétichistes, guettant l’improbable retour de Nami, l’être iconique et parangon de la femme persécutée, véritable liant de l’œuvre du cinéaste/mangaka.
Si la dernière apparition de sa “Femme Fatale” comme protagoniste date du chef d’œuvre fantasmagorique Seule dans la nuit (1994), ses traces sont autant visibles au travers du désespoir de Chihiro dans l’éprouvant Freeze Me, film réalisé alors que sa propre femme était en phase terminale d’un cancer, qu’au travers du calvaire mortificatoire vécu par Shizuko dans Flower and Snake 1 & 2. La réapparition de Nami dans The Brutal Hopelessness of Love, après une absence prolongée, apporte un point d’orgue à l’oeuvre de son démiurge, tel un film-somme, véritable condensé de l’univers Ishiien.
La force de Takashi Ishii réside dans son aptitude à se renouveler, tout en conservant une unité thématique, apportant une cohérence quasi parfaite à son œuvre. Si son odyssée du martyr féminin est si fascinante, c’est qu’il a su élever un certain cinéma d’exploitation au rang d’œuvre d’art. En se concentrant dès ses débuts tonitruants (Angel Guts : Red Vertigo, 1988) sur la psychologie de ses personnages sans pour autant concéder à l’action, il apporte profondeur et émotion à un genre souvent stigmatisé pour sa complaisance gratuite envers le viol (notamment les “violent pink” de la Nikkatsu). Fortement marqué par l’univers du film noir classique, n’a-t-il pas donné une superbe version de Le facteur sonne toujours deux fois avec Péché Originel (1992), tout autant que par l’imaginaire érotique violent du style roman-porno Nikkatsu de ses débuts cinématographiques comme scénariste (voir notamment la série Angel Guts), Ishii est celui qui synthétisera le mieux cette délicate et ambivalente alchimie entre cinéma érotique et thriller psychologique, s’offrant peu à peu une légitime respectabilité refusée aux cinéastes pink contemporains, toujours cantonnés à la confidentialité.
Même si le matériau de base demeure classique - la vengeance d’une femme ayant subi les pires outrages – et la narration linéaire, Ishii les transcende par un traitement hautement stylisé, quasi postmoderne (voir l’utilisation des néons et de l’architecture urbaine dans ses films). Il lui apporte une dimension fantasmagorique et poétique, singulière par son esthétique travaillée, dans laquelle une photographie expressionniste (en particulier celle de Yasushi Sasakibara) et un choix minimal des couleurs jouent un rôle prépondérant. Ces couleurs récurrentes que sont le rouge et le bleu, sont autant un choix esthétique que symbolique dans le monde Ishiien. A l’image des deux néons qui s’entrecroisent dans la chambre de Jirô Kurenai dans A night in nude (1993), le rouge évoque la passion dévorante, alors que le bleu matérialise l’état mélancolique de l’esprit. En filigrane, se détache l’image du couple “femme-passion” et “homme-mélancolique”, sur lequel se dessine en surimpression la paire maudite Nami/Muraki, autre constante. Cette figure du couple impossible se retrouvant également dans The Brutal Hopelessness of Love avec la paire Nami/Okano (l’agent de l’actrice), telle la femme et son pantin. En complément, le soin du cadrage, la mise en espace par un sens magistral de la profondeur de champ, sans oublier l’emploi de longs plans-séquences et la sobriété des thèmes musicaux, concourent à donner corps à la noirceur d’un imaginaire urbain d’une rare puissance évocatrice chez cet auteur par trop sous-estimé.
Il est en outre tout à fait significatif qu’un studio tel que la Toei ait eu l’audace de financer sa très libre adaptation du roman SM d’Oniroku Dan, le sulfureux diptyque Flower and Snake. Et d’autant plus surprenant que des œuvres d’une telle extravagance aient pu passer les mailles du filet de l’EIRIN (bureau de censure japonais), malgré quelques coupes, et se retrouver par la suite dans les rayons locatifs en catégorie mainstream ! Vous l’aurez compris le cinéma de Takashi Ishii, violemment érotique n’est certes pas pour toutes les pupilles, et demande un effort d’ouverture pour en apprécier toute la vertigineuse richesse et la profonde mélancolie qui le hante.
Avec The Brutal Hopelessness of Love, Ishii nous offre sans conteste le film le plus narrativement complexe de sa carrière. Construit tout en flash-back, il se joue du spectateur par une double mise en abime : celle d’une actrice trompée se retrouvant à interpréter son propre rôle lors d’un tournage. Mais bien qu’il se dévoile, autant qu’il dévoile son actrice, l’auteur n’offre pourtant aucune distanciation ; bien au contraire : il brouille volontairement les cartes entre fiction et réalité. Comme à son habitude, il nous confronte de nouveau aux tourments intérieurs subis par son emblématique héroïne, interprétée par une irrésistible Mai Kitajima (Gonin 2, 1996) qui se livre à corps perdu. Mais cette fois, la souffrance du viol, qui est ici parodiquement simulée telle une répétition entre le couple acteur prenant la forme d’un jeu érotique, laisse place à celle tout aussi cruelle de l’abandon, et de la trahison de l’homme qu’elle aime. Moins spectaculaire en apparence, le cinéaste confronte son personnage à une nouvelle forme de désespoir, dont les conséquences n’en seront que plus dramatiques et inattendues pour le spectateur.
Ishii décrit avec inventivité le sentiment de perte de soi et d’abandon ressenti par cette femme trompée, blessée au plus profond d’elle même. Cette violence psychologique subie par le personnage, aura au final un effet tout aussi dévastateur que le viol, obsession Ishiienne par excellence. Le choc psychologique entraine alors un profond changement chez son personnage/actrice. Cette transformation s’avérant comme souvent autant un acte de désespoir qu’une quête intérieur pour l’héroïne, qui décide alors de prendre un chemin divergeant et radical, en se prostituant auprès d’inconnus.
Acte volontaire, tel que pouvait l’être l’affirmation de sa jouissance par Shizuko (Flower and Snake), exprimant un besoin d’existence qui lui est refusé, Nami se transforme littéralement au cours d’une scène envoutante d’une puissance érotique quasi pornographique. Se déroulant dans une rame de métro en mouvement, métaphore idéale du voyage intérieure entrepris par Nami tel une quête identitaire (elle retourne symboliquement sur le lieu de sa naissance, l’hôpital désaffecté), celle-ci applique lascivement un rouge à lèvres outrancier, agissant ici comme un véritable masque protecteur autant que libérateur, d’une tension qui ne s’apaisera que par la dégradation et l’humiliation aux mains d’inconnus venus assouvir leurs fantasmes les plus saugrenus. Cette perte de soi tragique et libératrice, The Brutal Hopelessness of Love en donne une description ultime, faisant du métrage un carrefour entre Flower & Snake, pour ses débordements SM visuellement stupéfiants, et le trop méconnu Angel Guts : Red Flash (1994), pour son aspect thriller psychologique, digne d’un De Palma version Pulsions (1980).
Ishii filme son actrice tel un pygmalion sculptant sa muse. Sublimant la beauté troublante de Mai Kitajima, il envoute littéralement le spectateur par des plans d’une beauté saisissante, usant de subtils fondus enchaînés et de mouvements de camera à la fluidité limpide, tels que lors de la séquence de “self-bondage” sur le toit de l’immeuble. Il substitue aux longs plans-séquences qui firent sa marque, un montage plus serré dissimulant ainsi adroitement les indices empêchant l’œuvre de livrer toutes ses clés lors de sa première vision. La photographie somptueuse de Yasushi Sasakibara, sans oublier la musique sobre et magnétique de Goro Yasukawa, tous deux fidèles collaborateurs du maître, cristallisent l’ambiance envoutante de ce métrage.
Si The Brutal Hopelessness of Love est une synthèse de l’univers Ishiien, il est également un film fortement autoréférentiel. Le prologue faisant allusion à Black Angel, alors qu’il utilise le nom d’un scénario (Left Alone) écrit jadis comme une suite à Gonin, comme titre du film dans lequel joue le personnage de Nami/l’actrice. On retrouve également avec bonheur Naoto Takenaka, acteur fétiche d’Ishii, içi dans un rôle inattendu tout en retenue, complété par un casting d’habitués. L’univers machiste et violent des yakuza se révèle en toile de fond, au travers du film dans le film, (Blackbird), tourné par Nami, sans oublier l’ambiance sombre et lugubre des espaces désaffectés chers à l’auteur.
Sans être le chef-d’œuvre attendu, The Brutal Hopelessness of Love est assurément le film le plus “lychien” de son auteur. A l’image de Mulholland Drive, il devient une fascinante introspection de la psyché féminine de son héroïne, autant qu’un film réflexif sur le cinéma de son auteur, doublé d’une méditation sur le jeu d’acteur. Oscillant constamment entre fantasme et réalité, la pellicule dans laquelle se noie tragiquement l’identité de Nami s’avère être un brillant thriller psychologique, doublé d’une tragique histoire d’amour, conviant le spectateur averti vers un voyage tourmenté dans les méandres de la folie, nimbé d’un érotisme violent. Et démontre s’il en était besoin, que l’œuvre d’Ishii constitue l’un des plus éclatants paradigmes de la souffrance au féminin dans le cinéma japonais contemporain.
The Brutal Hopelessness Of Love existe en DVD HK chez Panorama Entertainment avec des sous-titres anglais, ainsi qu’en DVD japonais chez Toei Video, mais sans sous-titres.







