The Irishman
Le monde du silence.
Ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, Frank Sheeran est devenu camionneur et s’attire les bonnes grâces d’un truand du cru en lui laissant voler de la viande pour son restaurant. Pris la main dans la remorque, il ne moufte pas et son avocat lui fait connaître son cousin, Russell Bufalino, chef de la mafia locale. Il devient son homme de main. Après avoir gagné sa confiance, il le charge de veiller sur Jimmy Hoffa, le bouillant président du puissant syndicat des camionneurs, dont il devient un ami proche.
Fréquemment James Ellroy met en exergue de ses romans une citation de l’un des personnages qui a survécu aux événements racontés dans le livre, dont des actions ayant gangrené son âme. Il met toujours un point d’honneur à ciseler cette entrée en matière, comme celle de White Jazz ci-dessous, qui m’est restée gravée en mémoire et à la surface de laquelle elle est remontée à la vision de The Irishman.
Des années ont passé – de l’histoire, il ne reste que des bribes, dispersées. Des noms : ils sont morts ou alors trop coupables pour avouer. Je suis vieux, j’ai peur d’oublier : j’ai tué des innocents. J’ai trahi des serments sacrés. J’ai moissonné l’horreur pour en tirer profit.
Le film de Martin Scorsese est aussi l’histoire non officielle des Trente Glorieuses aux États-Unis, également mise en scène dans la trilogie USA du maître du polar. L’aide du crime organisé pour assurer l’élection de John Kennedy en échange de la promesse de renverser Castro...
A sa façon, The Irishman est une ballade funèbre dans la lignée de Pat Garrett et Billy le Kid de Sam Peckinpah, deux films partageant comme autre point commun plus évident le thème de l’amitié trahie. Ils sont construits sur différents niveaux de temporalité, le présent des personnages s’entremêlant avec certaines époques de leur passé.
Le parcours de Frank Sheeran est organisé en trois strates temporelles qui vont fusionner. Sa vie actuelle et le récit de son existence depuis le début des années 50 alternent avec celui d’un voyage en voiture en compagnie de Russell Bufalino et de leurs femmes dans les années 70 au dénouement fatidique.
La première est ponctuée de notules nécrologiques incrustées dans l’image décrivant la méthode et l’année de l’assassinat de certains personnages. Cheminement moral et voyage en voiture sont montrés en parallèle, leur étape ultime étant l’acte ignominieux commis par Frank Sheeran.
Si Martin Scorsese est célèbre pour un cinéma flamboyant, les moments plus fascinants de ce film sont ceux où il met en scène les regards silencieux. Il revient à la pureté du cinéma muet qu’il visionne depuis des années pour se mettre en condition avant et pendant ses tournages, Eisenstein et Poudvokine : Tempête sur l’Asie, Arsenal, La Ligne générale…
Dans sa critique du New Yorker, Richard Brody distingue le silence craintif qui protège les criminels en raison des représailles dont ils sont capables, le silence des criminels entre eux pour se protéger et le silence symbolique des criminels qui communiquent entre eux. Silence était le titre de son film précédent sur la trahison des idéaux. Ici, Frank Sheeran trahit sa famille.
Deux scènes où le non-dit domine sont particulièrement cruciales. En regardant simplement son père petit-déjeuner pendant que la télévision rapporte un meurtre, sa fille comprend qu’il en est coupable. Leur relation ne sera jamais plus la même. Le caractère toxique de son travail va saper ses relations avec ses enfants. Plus tard, son caractère corrosif lui explosera à la face. Russell Bufalino lui demande de supprimer Jimmy Hoffa, qui est un ami intime, simplement par des sous-entendus et des jeux de regard. Cette scène à donner la chair de poule, tout urbaine qu’elle semble, est d’une puissance à la hauteur du talent de Scorsese.
The Irishman est disponible sur Netflix.






