Théâtre 1 / Théâtre 2
Leçon de théâtre, leçon de vie.
La compagnie Seinendan, fondée par Oriza Hirata en 1983, est l’une des plus célèbres et respectées compagnies de théâtre au monde. Dramaturge, réalisateur, producteur, mais aussi enseignant en théâtre et communication, Hirata s’y applique à se détacher de l’influence du théâtre occidental, pour pratiquer le "gendai kogo engeki" ("théâtre contemporain en langue parlée") et révolutionner la théorie théâtrale. Kazuhiro Soda (Campaign) a trouvé en cet homme et les acteurs qui lui sont dévoués matière à réaliser les opus 3 et 4 de sa série de films d’observations, documentaires sans commentaire ou intervention du metteur en scène. Un voyage de près de six heures dans l’univers du théâtre japonais contemporain.
Si la durée du métrage peut rebuter le spectateur, il convient de préciser que celle-ci apparaît rapidement en parfaite adéquation avec le mode de travail d’Oriza Hirata. L’auteur/metteur en scène pratique une écoute, souvent aveugle et toujours attentive, du rythme et des intonations, façonne le jeu de ses acteurs par l’intervention directive, et leur impose la répétition jusqu’à la perfection... Il se dégage de sa façon de faire un contrôle absolu de l’illusion du naturel, d’une réalité intégralement scriptée. Hirata intervient de manière abrupte, interrompt les répétitions d’un ton qui ne tolère aucune discussion ; il s’agit bien de directives, que sa troupe ne discute jamais, confiants de la vision de leur dramaturge/metteur en scène, qui réécrit ses dialogues au fil des interprétations, pour ne jamais cesser de rire de son propre texte. Et si son autorité surprend à premier abord, l’observation de Soda dans la durée d’une répétition, proprement hypnotique pour le spectateur, ne laisse aucun doute : à chaque intervention de Hirata, le jeu de ses acteurs s’améliore sensiblement.
Théâtre, divisé en deux parties de durée égale, s’attache d’abord au monde de Hirata, observe son théâtre Komaba Agora de l’intérieur, des séances de répétition jusqu’à l’aboutissement d’une représentation, puis aux relations de Hirata avec le monde extérieur, présentées comme une nécessité pour la survie financière de la troupe : les interventions doivent se multiplier, l’influence du théâtre devenir concrète au-delà de la représentation. Pour éviter que la culture laisse la place au simple divertissement.
Dans la seconde moitié de Théâtre, Hirata travaille sur une expérience étonnante, créant une pièce dans laquelle sa troupe échange avec de véritables robots, programmés pour jouer. Hirata supervise les répétitions comme il le fait avec les femmes et les hommes, en s’attachant à la durée des silences, aux pauses et aux intensités de dialogue, et le résultat est tout à fait troublant. En effet, cet épisode remet en question la part de l’humain chez l’acteur ; mais il illustre parfaitement les théories de Hirata, qui refuse que les acteurs puisent dans leur expérience personnelle, alors que ce sont avant tout des pions au service du texte. Lorsque Soda enchaîne sur l’anecdote d’une directrice de casting française, venue rechercher un acteur "pas vraiment bon" mais à la forte aura physique (elle prend pour exemple Hidetoshi Nishijima, ce qui n’est pas très charitable) - ce qui ne manque pas d’exaspérer Hirata qui déclare "n’avoir aucun acteur de ce genre" -, il achève d’énoncer l’évidence : il n’y a aucune physicalité dans le théâtre selon Hirata : tout est rythme, intonation et phrasé, et toute gestuelle et tenue, asservie au texte, devient induite, dénuée de travail sur le superficiel.
Hirata partage des images, fabrique une illusion de la réalité à partir d’une maîtrise des structures et des potentiels scéniques ahurissante. Sa façon de prolonger ses pièces au-delà de la représentation - les acteurs sont déjà en place, dans leurs personnages, quand les spectateurs rentrent, le restent quand ils sortent - apparaît comme une évidence. Il n’y a ni levée ni tombée de rideau, pas plus que de salutations pour délimiter la fiction, briser l’image. Alors que nous nous complaisons, dans un certain snobisme occidental, à donner un contour à l’illusion pour souligner la performance, Hirata s’efforce de rendre le jeu invisible, de redéfinir le "théâtral", en contradiction avec nos déclamations adressées au public.
Ce qui est étonnant, c’est que l’extrême scénarisation du texte, la façon de le restituer par voix superposées, parfois même inintelligibles, sans que les acteurs s’adressent au public (certains lui tournant même le dos), aboutit à un fascinant simulacre de réalité. Hirata a beau considérer que le cinéma n’est pas de la culture, il en extrait un fabuleux substrat scénique, affranchi des points de vue, des évolutions de cadre et du montage.
C’est là bien évidemment, que la démarche "observationnelle" de Kazuhiro Soda, si pertinente déjà, à l’occasion de Campaign, dans la mise en scène permanente, de l’image et l’opinion, qu’est l’expression politique, devient plus pertinente encore. Immergé dans le quotidien de Hirata, Soda s’efforce de retranscrire la réalité de la mise en scène d’une illusion de la réalité, sans céder aux sirènes du cinéma narratif, pourtant si séduisant à capturer lorsqu’il filme l’une des représentations de la compagnie ; préférant adopter, souvent, le point de vue d’un spectateur dans la salle, ou rappeler l’illusion en se plaçant derrière le décor. Ce faisant, il souligne combien le microcosme est maîtrisé, scindé du hors-champ du quotidien tout en le prolongeant, véritable synthèse en miniature, écho des maquettes merveilleuses qui servent de référence à la construction des plateaux uniques des pièces de Hirata.
Dans sa restitution des interactions de Hirata et Seinendan avec le monde - culturel, politique, social -, Théâtre devient plus fascinant encore, lorsque l’on comprend combien le jeu selon Hirata rayonne - ou devrait le faire - dans nos quotidiens. J’évoquais la notion de jeu de rôles à l’époque de la vision de Tokyo Sonata, et Hirata partage ici cette approche : puisque - et c’est particulièrement vrai de la société japonaise - nous jouons tous des rôles au quotidien (dans la cellule professionnelle, la cellule familiale, la sphère sociale), l’art dramatique, outil de jeu et véhicule de culture, devient logiquement un véritable outil de communication, utilisable notamment dans l’enseignement, qui permet à chacun de se définir, aux relations de s’exprimer et devenir intelligibles. Soda capture d’ailleurs à un moment cette remarque de Hirata faite à un élu, sur les avancées des coréens en matière d’éducation, l’art dramatique devenant chez eux obligatoire à l’école, qu’il juge essentiel d’appliquer au Japon. Si l’on peut supposer que les coréens y voient un outil de conquête économique, facilitant le travail de "Culture Technology" mis au point par les magnats de SM Entertainment, l’épisode de l’école, dans lequel Hirata interagit brillamment non seulement avec des élèves mais aussi avec le corps enseignant, nous force à lui donner raison.
Théâtre est une leçon culturelle, certes, un voyage passionnant, à la fois intime et distant (la compagnie est privée de dimension personnelle, cependant on peut deviner que celle-ci s’efface devant l’omniprésence de la passion théâtrale), mais surtout une leçon de vie que je n’aurais jamais soupçonnée. Hirata, fascinante figure de travail (il ne prend jamais un jour de congé, passe d’une sieste à l’éveil en un clin d’œil, reste vif même dans l’épuisement, avec ce sourire incroyable de l’homme satisfait d’être bercé par la vitalité de mots bien prononcés et rythmés, mélodie du réel), y incarne une connaissance déconcertante de la scène, de la narration et du jeu induit, du réel, et de cette vie qu’il imite, recrée, synthétise et contrôle, démiurge légitime. Il sème le doute sur l’authentique, puisque tout finalement, apparaît mis en scène - jusqu’à la simple surprise d’anniversaire qui devient exercice de théâtre - tout en embrassant parfaitement l’humain et ce qui l’exprime.
Hirata est si fascinant, cohérent et pertinent, que Kazuhiro Soda aurait pu se contenter de regarder son sujet, mais, bien qu’observationnel, Théâtre n’en est pas moins mis en scène, comme en témoignent les élargissements de cadre au cours des séances de répétitions, qui intègrent progressivement, au fil de l’avancée du texte, les acteurs impliqués dans la démarche, ou les extinctions de la bande son, souvent à des moments de détente de Hirata, lorsque lui-même se laisse aller à être plutôt qu’à jouer et maîtriser (chez le coiffeur - il laisse alors quelqu’un d’autre tenir les rênes de la "mise en scène" -, dans une discussion enjouée, ou lorsque la machine qu’il met en place, fluide, ronronne comme un moteur bien huilé). Quelques intermèdes "gratuits" parsèment même le film, félins notamment (le chat, acteur s’il en est, ne sait-il pas utiliser le jeu comme outil de communication pour obtenir ce qu’il veut des humains ?), mais aussi regards silencieux sur des petits boulots. Doit-on deviner une critique implicite de la nonchalance franco-française, lorsque nos agents de nettoyage apparaissent si peu scrupuleux par rapport à leurs homologues nippons ? Ce qui est certain, c’est que même dans ces regards Théâtre évoque la façon dont l’on "joue" son rôle.
En dépit de ses connexions avec la sphère politique, Hirata peine à faire exister Seinendan, à obtenir les bourses nécessaires à sa survie, plus rentable à l’étranger - et notamment en France (à Thionville, de toutes nos provinces !) - qu’au Japon. "Vous faites pourtant salle comble à chaque représentation", lui fait remarquer une de ses actrices. "Peut-être parce que nous ne jouons que dans de toutes petites salles ?" Hirata, dans le texte (sa vision de la conférence de Yalta a l’air exceptionnelle) ou dans la vie, ne manque pas d’humour (comme lorsqu’il s’amuse à prétendre qu’il y a de petites personnes à l’intérieur des robots "acteurs" - comment pourraient-ils jouer si bien autrement ?), sauf lorsqu’il est question de la rémunération de ses acteurs. La séquence en France, négociation très administrative dans laquelle éclate notre maladresse insultante, illustre surtout le fait qu’Hirata, finalement, ne s’intéresse pas à sa propre rémunération, s’efface devant ces femmes et hommes à qui il demande tant de présence et d’efforts. Même dans sa façon de rembarrer de prétentieux candidats, pessimistes séquences de recrutement qui sont aussi des leçons de gestion humaine et d’humilité, Hirata s’efface au profit de la considération et l’accomplissement de l’autre.
Six heures pour peindre ce tableau complexe et pourtant toujours cohérent... Théâtre ne pourrait se condenser en deux heures, car lui manqueraient alors le sens de la répétition, l’étiolement de l’instantané, l’extinction de l’improvisation... Cette façon de passer des jours à construire l’échange parfait - culture du geste extrapolée au texte -, au point que la présence physique devient une abstraction du verbe, que l’effacement du naturel définit le naturel lui-même, donne cette impression que le théâtre et la vie, finalement, ne sont qu’une seule et même chose. Théâtre fascine, déroute, suscite l’intérêt et l’interrogation ; documentaire, film, manifeste, réflexion ouverte et fermée à la fois, puisque les propositions de Hirata semblent autant d’évidences... Théâtre, c’est un homme, une théorie, une compagnie, des acteurs, un film... tous absolument remarquables.
Théâtre a été présenté lors de l’édition 2012 du Festival des 3 Continents (Nantes), en compétition officielle où il a remporté les faveurs du Jury jeune.




