Turning Gate
Comme bon nombre de héros de Hong Sangsoo, Gyungsoo est un artiste déchu. Comédien de théâtre qui caresse l’idée d’une carrière au cinéma, ses rêves sont stoppés net par l’échec de son premier film, que ses producteurs lui attribuent. Peut-être le coup de fil d’un ami de jeunesse, Sungwoo, arrive-t-il au bon moment pour le remettre sur sa route. Ecrivain vivant dans une province coréenne loin des lumières de Seoul, Sungwoo l’invite à le rejoindre ; une impulsion née au cours d’une soirée de beuverie avec ses confrères auteurs, et notamment Myungsook, danseuse amoureuse de l’acteur. Personnage nonchalant qui se laisse porter par ses rencontres avec les autres, Gyungsoo rejoint son ami, duquel il semble séparé par une certaine distance, une non-implication humaine. Il se laisse séduire par Myungsook sans savoir que la belle danseuse a une relation avec Sungwoo. Homme comme il faut, ce dernier refuse de blâmer son ami mais met un terme à leurs retrouvailles. C’est alors qu’il reprend le train pour rendre visite à ses parents, que Gyungsoo rencontre Seon-young, une jeune femme qui se déclare admiratrice. Son errance prend alors une nouvelle direction...
Bien que d’une certaine façon caractéristique de l’univers du cinéaste (notamment en tant que faisant partie d’une industrie cinématographique constamment en péril), Gyungsoo diffère quelque peu des protagonistes de La vierge mise à nue par ses prétendants et La Femme est l’avenir de l’homme. D’une certaine façon, il nous apparaît comme un passeur entre notre quotidien est celui constamment décortiqué par Hong Sangsoo, au détour de repas trop arrosés et autres triangles amoureux. Contrairement au héros de La Femme est l’avenir de l’homme, Gyungsoo comme le spectateur, découvre au fur et à mesure de la narration la nature de l’humain ; il ne s’évertue pas à retrouver le passé ou à s’en défaire, mais se cherche plutôt un présent dans lequel s’affirmer. Il est donc victime d’un triangle amoureux inconscient, et reprend en partie le rôle du personnage du réalisateur de La Femme est l’avenir de l’homme, l’amenant cette fois au premier plan. Alors que la compréhension d’une humanité amoureuse complexe était le seul objectif de cet opus, ce n’est ici qu’un point de départ, une illustration du leitmotiv « même s’il est difficile d’être humain, ne devenons pas des monstres ». Ses retrouvailles avec Sungwoo seront pour Gyungsoo une première occasion de mettre ce lemme à l’épreuve ; devant la difficulté de la tâche, il choisit de se distancier de l’humain en guise de prudence, et se remet donc sur son chemin.
Un chemin qui, comme le déclarera plus tard dans le film une voyante, s’apparente à celui d’un moine, condamné à errer de montagne en montagne. Cotoyant l’humain pour le comprendre, s’en éloignant pour ne pas en souffrir. Sans le savoir, Gyungsoo est en quête d’amour ; sous couvert d’un certain attachement à l’acte charnel, l’amant appliqué (« tu ferais jouir n’importe quelle femme ! ») recherche avant tout la définition de l’amour, cette « affection forte pour quelqu’un ». Cette définition se présente à ses yeux sous les traits d’une autre retrouvaille, inconsciente celle-ci, avec la belle Seon-young. Une jeune femme qui l’aborde en prétextant l’admiration, mais chez qui on devine une certaine reconnaissance de notre héros. Jusqu’alors porté par les autres, Myungsook se découvre alors volontaire, presque sans gêne, dans son désir de posséder Seon-young. Il sait qu’il a trouvé en elle l’âme sœur, et il est évident que la jeune femme partage ce sentiment - seulement elle refuse de le reconnaître.
C’est alors que le titre du film - plus pertinent dans sa version anglaise « à l’occasion du souvenir de la porte tournante » - prend tout son sens. La porte tournante (« turning gate ») en question est l’objet d’une légende : la fille d’un roi est amoureuse d’un roturier, mais son père refuse qu’elle l’épouse et tranche la tête au prétendant. Celui-ci se réincarne en serpent et s’enroule autour de sa douce pour ne pas la quitter. Elle prend peur et l’emmène dans un temple chercher des fruits, devant la porte duquel elle demande au serpent de l’attendre. La belle ne revient pas et le serpent veut franchir la porte, mais un orage arrive et il prend peur, se retourne et s’en va. Myungsook devient tel ce serpent, qui retrouve une femme de son passé - jusqu’alors oublié - et reconnaît en elle sa moitié. Mais sa prise est trop serrée et fait fuir l’objet de son affection. Seon-young est mariée à un homme promis à un bel avenir, et son comportement de femme honnête lui assurera une chance certaine. Peu importe que Myungsook ait vu son mari avec une autre femme lors de sa visite avortée à la Turning Gate justement (c’est de cette réminiscence que le film tire son titre original) ; Seon-young choisit la sécurité, et Myungsook prendra lui aussi peur de l’orage. A moins qu’il se soit simplement rendu compte que la passion transforme inévitablement l’homme en monstre (en serpent)...
Comme souvent chez Hong Sangsoo, le constat peut paraître amer, d’un amour refusé alors qu’il est évident. Mais l’humain est ce qu’il est, et sa propension est justement de tendre vers le monstre pour assurer son bonheur, au détriment de celui des autres et d’une harmonie plus globale. C’est pourquoi, en dépit de sa distance avec ses congénères - éloignement certainement nécessaire - Myungsook nous apparaît comme un sage moderne, dont la quête de pureté ne saurait aboutir. La vie est ainsi faite, de portes que l’on franchit ou non. Celle entrouverte par Turning Gate possède néanmoins quelque chose de très touchant en dépit d’une certaine futilité, qui est celle de la majorité des relations humaines, rarement abouties - et pourtant toujours essentielles !
Voir aussi l’article de Lester D. Shapp.
Turning Gate est édité en DVD zone 2 par mk2 éditions (sortie le 16 février) au sein d’un coffret Hong Sangsoo. Le film est présenté dans son format d’origine (1.85 :1), en 16/9 compatible 4/3, mais la copie possède une définition inférieure à celle de La Femme est l’avenir de l’homme. Deux pistes audio sont disponibles (VO stéro et 5.1), et les sous-titres français sont obligatoires.
En guise de compléments, nous retrouvons la bande-annonce du film (2’), les bandes-annonces des titres de la collection Asie de l’éditeur (8’), mais aussi quelques instants de tournage (3’ sans sous-titres, avec notamment ces étonnants pédalos-cygnes que le héros retrouve partout où il va), ainsi qu’un entretien avec la réalisatrice Claire Denis (34’).
Membre du jury aux côtés du réalisateur à Pusan, Claire Denis est pour le moins admirative de Hong Sangsoo. Son rapport à son cinéma - et surtout à La Femme est l’avenir de l’homme - est néanmoins aussi complexe que les évidentes relations humaines dépeintes dans ses films. Ainsi Claire Denis s’attarde-t-elle sur le contenu de Turning Gate et de La Femme est l’avenir de l’homme, qu’elle juge très violents. Une violence qui ne constitue pas pour elle un embellissement, puisqu’au contraire elle perçoit ces films comme étant non-compatissants. Et c’est bien là ce qui l’interpelle, l’amenant notamment à s’interroger sur le place de l’humain en Corée - les personnages lui apparaissant comme prisionniers de leur vie, inéxorablement fusionnée avec un urbanisme envahissant -, sur le caractère masculin ou féminin d’une œuvre cinématographique (si tant est qu’on puisse lui attribuer un genre), sur les glissements d’une femme vers une autre, d’un humain vers l’autre, qui sont au centre de chacun des films de Hong Sangsoo, et qui l’effraient. Elle revient elle aussi sur l’omniprésence de l’alcool dans ce cinéma, à l’opposée de son utilisation habituelle puisqu’il ne sert pas d’absolution mais au contraire de catalyseur d’une volonté déjà assumée. Son analyse est globalement passionnante même si certains points de vue demeurent très personnels, et trouvent certainement leur explication dans sa propre filmographie. On retiendra au bout du compte cette appréciation qui décrit si bien le cinéma de Hong Sangsoo, à la futile et pertinent : « les films de Hong Sangsoo ne nourrissent pas. Ils rendent moins con ». (Remerciements à Alexandre Jalbert.)



