Vivre
Depuis près de trente ans dans l’administration, Kenji Watanabe n’a jamais pris un jour de congé maladie. Sa morne vie bascule après la découverte d’un cancer de l’estomac au stade terminal qui l’amène à faire le bilan de son existence. Il tire le constat qu’il ne sait pas ce qu’est réellement vivre et se lance dans une quête existentialiste. Le vieil homme cesse tout d’abord de travailler pour goûter aux plaisirs sensuels de la vie nocturne du Tokyo du début des années 50. Au retour d’une de ses pistes, il croise une jeune collègue (Odagiri), dont la vitalité le fascine et qui le met sur la voie de la réponse à son interrogation. Il va enfin faire quelque chose : forcer la mairie à assainir les égouts comme des femmes du quartier le demandaient sans succès.
La dialectique vie/mort au cœur du film trouve sa représentation cinématographique dans l’opposition mouvement/plan fixe. Vivre débute sur le plan fixe de la radio des poumons de Watanabe pendant qu’une voix off annonce sa mort prochaine. Fondu enchaîné et il apparaît assis à son bureau où l’inutilité de son poste fait qu’il est déjà plus mort que vivant. La transition vers la dernière partie du film prend la forme d’une ellipse. Le mouvement de caméra suivant Watanabe sortant de son bureau pour lancer l’assainissement des égouts et donner du sens à sa vie laisse la place à sa photo lors de ses funérailles.
Les scènes où Watanabe plonge dans le Tokyo by night sont les plus pleines de vie, et les plus frénétiques question mise en scène. Kurosawa nous régale d’un vrai feu d’artifice, travelling accompagnant le fonctionnaire et son guide méphistophélique se frayant un passage dans la faune locale, l’extraordinaire scène de swing, dansé et joué au piano, montrée en partie via le miroir faisant perdre au spectateur son sens de l’orientation. Les danseurs se figent et la caméra fixe en gros plan le visage du vieillard ne pouvant retenir ses larmes en écoutant une chanson de sa jeunesse sur la brièveté de la vie. Cette vision est l’une des plus poignantes d’un film bien équilibré entre moments sombres et gais.
Dans la dernière partie du film centrée sur les funérailles, Akira Kurosawa prend du recul et dénonce le système au sein duquel Watanabe travaillait : une bureaucratie excessive étouffant la démocratie. Dans ces circonstances très solennelles, aussi bien les politiciens que ses collègues de l’administration tentent de minimiser son rôle dans la réussite du projet. Leur hypocrisie et leurs mensonges sont mis à nu via plusieurs flashbacks où le rôle primordial du décédé est mis en lumière. Le cinéaste japonais remet une couche en les filmant promettre de prendre exemple sur lui, pour renier leur promesse le lendemain.
L’ironie réside dans le fait qu’il bat le système à son propre jeu : sa capacité d’inertie cultivée tout au long de sa carrière se transforme ici en détermination. Il fait le siège de l’administration des parcs en restant assis le temps qu’il faut auprès de son chef jusqu’à ce qu’il craque et donne le feu vert à son projet. Du comportement égoïste du fils et du choix professionnel de Odagiri, Watanabe en a tiré une morale, qui est aussi le message d’Akira Kurosawa : vivre ne consiste pas à assouvir ses désirs personnels, mais à travailler pour le bien de la société.
Comme à plusieurs reprises au cours de son œuvre, Kurosawa associe la mort à un souvenir d’enfance. Dans L’ange ivre, peu de temps avant son ultime combat, Mifune contemple des marionnettes en ombres chinoises pendant que joue une boîte à musique. Ici, le dernier élan de la vie de Watanabe s’achève sur une balançoire.
Autre constante de son cinéma, Vivre finit sur une note d’espoir. Elle est incarnée par son subordonné qui a vigoureusement défendu le rôle crucial de Watanabe dans l’assainissement des égouts et la création du parc. Si Kurosawa le fait disparaître derrière une pile de formulaires administratifs, il le fait ensuite réapparaître sur un pont dominant le parc, exemple concret que l’on peut faire bouger les choses si la volonté est là. Rempli d’enfants, il déborde de vie et la balançoire où l’existence de Watanabe s’est arrêtée a repris son mouvement.
Edité par Wild Side, Vivre sort le 27 avril en même temps qu’autre film d’Akira Kurosawa réalisé pour la Toho, Vivre dans la peur. Les deux films sont proposés en Blu-ray et DVD dans des éditions restaurées. Ils sont chacun accompagnés d’un livret de 50 pages écrit par Charles Tesson, critique et historien du cinéma.
Remerciements à l’équipe de Wild Side.