Wang Bing
Le Festival des 3 Continents nous avait offert en 2012 l’opportunité de rencontrer le maître chinois du documentaire : Wang Bing. A cette occasion, son film Three Sisters avait fait l’unanimité des professionnels et du grand public. Nous avons interviewé le réalisateur, mais aussi l’homme, sur ses motivations et les conditions du tournage.
Sancho : Trois personnes sont créditées au générique de Three Sisters comme caméramans. Comment s’est organisé le tournage ?
Wang Bing : C’est exact, je filmais et j’étais accompagné de deux autres caméramans. J’avais prévu les mouvements de caméras et leurs emplacements. Mais nous avons surtout préparé le roulement : qui allait tourner à quel moment et qui allait se reposer. Des plans étaient établis à l’avance, mais des imprévus sont bien sûr intervenus et je m’adaptais à la réalité.
Jusqu’à quel point partagiez-vous le quotidien de ce village et de ces enfants ?
Le village est très petit, nous vivions donc sur les lieux du tournage. Nous n’étions pas logés chez les trois petites filles, leur maison étant petite, mais nous résidions dans une maison à proximité où les conditions de vie étaient très proches de celles montrées dans le film. Nous mangions avec elles et nos conditions de vie étaient quasi-identiques aux leurs.
Le spectateur européen retiendra en particulier la situation tragique de ces enfants. Au-delà de ce constat, qu’est ce qui vous a poussé à faire un film sur ces trois sœurs ?
Je me suis rendu dans le Yunnan car j’avais lu le livre d’un de mes meilleurs amis sur son enfance et sa vie dans cette région chinoise. Quand j’ai eu du temps en 2009 après la fin du tournage du film Le Fossé, j’ai été me recueillir sur sa tombe. Au retour, j’ai croisé les trois petites filles, qui, sur le seuil de leur maison, semblaient abandonnées. Leur situation m’a interpellé et j’ai commencé à discuter avec elles. Elles m’ont ensuite invité à entrer et ont fait cuire des pommes de terres que nous nous sommes partagées. Ces trois sœurs m’ont fait une forte impression car ma fille a quasiment le même âge que la cadette. C’était difficile de les voir livrées à elles-mêmes, même si je sais que de telles situations existent en Chine. C’était en même temps intéressant de voir comment elles s’organisaient et arrivaient à s’en sortir. L’aînée est une "petite maman" qui s’occupe ainsi de ses petites sœurs. Quand Arte m’a demandé de faire un documentaire, j’ai repensé à elles et je me suis dit qu’elles en seraient le sujet.
Comment Wang Bing, l’homme, a vécu l’expérience de filmer ces jeunes filles abandonnées de leurs parents, sans devoir intervenir ?
En tant qu’homme, je suis sensible à leur pauvreté matérielle, mais je n’ai pas voulu avoir un regard misérabiliste et que l’on prenne pitié d’elles. Chacun a ses propres difficultés dans la vie et étant donnée la société actuelle, il est très difficile d’aider les autres. Je leur suis venu en aide, mais une telle action est limitée. Chaque fois que nous nous rendions sur les lieux du tournage, nous apportions 50 sacs de riz de 50 kilogrammes car ils n’en possèdent pas dans ces montagnes, ainsi que de l’huile et des vêtements. Nous ne pouvions pas n’aider que cette famille ; il était essentiel d’en faire bénéficier tout le village. Pour autant, notre aide n’a pas changé leur vie. Cette situation est embarrassante car même si nous aidions, nous ne pouvions pas réellement faire grand chose. En tant que réalisateur, mon travail est avant tout de faire des films et de montrer cette réalité au public.
Je comprends votre désir d’intervention qui est tout à fait naturel quand on les voit. Pour autant n’avez-vous pas l’impression de faire glisser votre documentaire vers une part de fiction ?
Je suis d’accord avec vous sur le fait que j’ai un peu changé la réalité. Ils mangent à leur faim tous les jours, mais elles mangent le riz que j’ai apporté. Mais pour moi, cette notion de film de fiction n’existe pas. En tant qu’invité, leur offrir du riz allait de soi.
L’aînée avait-elle conscience de vivre une situation d’exception ? Avez-vous discuté avec elle pour lui expliquer ce que vous faisiez, qu’elle ne devait pas forcément vous adresser la parole, mais faire comme si vous n’étiez pas là ?
Il était déjà important de discuter avec leur père afin d’obtenir son autorisation avant de commencer à filmer. J’ai parlé à l’aînée car les deux autres étaient trop petites pour comprendre. Elle était bien consciente de vivre et d’avoir des conditions de vie différentes de celles de beaucoup de chinois. La télévision est présente dans le village, elle est donc au courant des autres réalités de la Chine. Son père a aussi été obligé d’émigrer en ville pour travailler. Même si les trois sœurs ont envie de changement, elles acceptent les conditions dans lesquelles elles vivent depuis leur naissance.
N’avez-vous pas été tenté de suivre les pas de cette mère absente ?
Leur mère les a quittées six ans plus tôt sans que la raison ne soit connue. Personne ne sait où elle est partie et ce qu’elle fait. J’ai un moment pensé à rajouter un sous-titrage pour expliquer qu’elle était partie car cela aurait pu donner un éclairage sur l’histoire actuelle. J’ai finalement décidé d’abandonner cette idée pour me concentrer sur la situation que je filmais.
En voyant votre film, le spectateur ressent bien le caractère monotone de la vie de ces enfants. Comment décidez-vous de la longueur d’une séquence ?
Je respecte un ordre établi. Le début de Three Sisters correspond par exemple à un jour de leur vie, du levé au couché. Le film débute ainsi un matin lorsqu’elles se lèvent, il est alors environ 7 heures. Je respecte le rythme de leur journée pour couper et monter le film, comme cela j’ai des repères. De même pour le deuxième jour, j’ai filmé la journée des petites filles du matin jusqu’au soir. Le rythme du montage a été donné par le déroulement des journées et les jours qui se succèdent. Toutes les parties du film sont organisées de cette façon, du matin jusqu’au soir, du matin jusqu’au soir et les jours s’enchaînent ainsi.
On peut imaginer que dans la durée que vous donnez aux scènes, il existe aussi une notion de proportionnalité de l’activité par rapport au temps total dans la journée ?
Tout à fait. La durée pendant laquelle je les montre en train de jouer et de manger est proportionnelle à ce qui se passe dans la réalité. La fois où j’ai tourné le plus, j’ai filmé huit heures et demi et mon collègue sept heures. J’obtenais tous les jours une quinzaine d’heures de rush, soit l’équivalent du temps pendant lequel elles ont été éveillées dans la journée.
Peu d’adultes sont présents à l’écran. Je me demandais dans quelle mesure cela reflétait la réalité sur le terrain et votre choix de mise en scène ?
Le film peut donner l’impression qu’il n’y a que des enfants parce que beaucoup d’adultes sont partis travailler en ville, notamment les jeunes de 20 à 30 ans. Mais il y aussi de nombreux hommes qui partent travailler en montagne pendant que les femmes et les enfants restent à la maison. D’où l’impression d’un village où ne semblent vivre que des enfants et des femmes.
Du coup, j’avais l’impression de voir un village en train de mourir.
Il s’agit de votre impression personnelle car ces personnes vivent dans ces conditions depuis longtemps. Pour ma part, je ne la partage pas.
Une impression occidentale.
Il s’agit de leur façon de vivre qui n’a pas beaucoup évolué depuis près de 400 ans. C’est comme cela.
Interview réalisée par Kizushii et Akatomy en novembre 2012.
Photos de Wang Bing : Kizushii.
Remerciements à Amandine Aveline pour la traduction et à l’équipe du Festival des 3 Continents pour avoir permis cet entretien.