Wild Animals
Il est toujours intéressant de voir un réalisateur travailler dans un pays étranger pour y déraciner, de façon complètement volontaire, sa culture "constitutrice". Il est tout aussi passionnant de constater que la plupart d’entre eux voient généralement leur déplacement comme un échec, à la manière de Wong Kar-Wai avec Happy Together : parti en Argentine pour échapper au carcan visuel imposé par Hong Kong, le réalisateur s’était retrouvé piégé par ses propres acteurs et la culture qui les impregnait, cherchant inconsciemment l’ex-colonie dans les décors de Buenos Aires pour accompagner la présence inexorablement hongkongaise de Leslie Cheung et Tony Leung. Il semblerait bien que Kim Ki-Duk ait vécu plus ou moins la même expérience avec son second film, Wild Animals, tourné en terrain parisien...
Cheong-Hae ("Blue Ocean" - Joh Jae-Hyung) est originaire de Corée du Sud. Exilé à Paris dans le but d’y monter un studio d’artiste, il compose son quotidien à l’aide de méfaits minables, dérobant notamment les oeuvres de ses compatriotes pour les vendre devant le Centre Pompidou. C’est au cours de ses errances qu’il croise le chemin de Corinne, clandestine hongroise qui préfère l’immobilisme des statues à l’incohérence de sa vie, et passe donc ses journées recouverte de peinture, sans bouger, dans divers lieux publics.
Hong-San ("Red Mountain" - Jang Dong-Jik) est originaire de Corée du Nord. Il a fui son pays pour s’engager dans la Légion Etrangère. Sa première rencontre sur le territoire français est celle d’une jeune asiatique strip-teaseuse. Sa seconde, moins chanceuse mais plus locace, est celle de Cheong-Hae. Ce dernier guette en effet l’arrivée de Coréens à la consigne de la Gare pour leur dérober leurs affaires.
Contre toute attente, les deux hommes deviennent amis, et décident de tenter de se sortir du trou ensemble. Ils exploitent la force incroyable de Hong-San pour gagner un peu d’argent, et se voient rapidement proposer un boulot d’hommes de mains par un Boss mafieux tout aussi minable que Cheong-Hae (Richard Bohringer). Au cours d’un cycle infernal fait de déchirures et de réconcilations, nos deux "héros" se heurteront sans cesse à l’impossible volonté / nécessité de leur coexistence - qui plus est en pays étranger...
La dualité de Wild Animals résulte d’un paradoxe courant dans les films "expatriés" : la volonté de resituer une thématique personnelle dans un environnement "emprunté". Ici, le sujet principal est bien sûr celui de la division coréenne, alors que le milieu d’expatriation est celui des petites mafias parisiennes.
Très rapidement, on sent Kim Ki-Duk très à l’aise avec ses acteurs coréens et leurs personnages. Toutes les séquences qui développent leur relation complexe sont en effet magnifiques et passionnantes, et les interprétations hallucinantes de Joh Jae-Hyung et surtout de Jang Dong-Jik y sont pour beaucoup. Les scènes "françaises" souffrent par contre d’une vision caricaturale - aussi bien du pays que du milieu soit-disant mafieux dépeint - qui tire le film vers le bas à plusieurs reprises - les comédiens locaux y aidant d’ailleurs pour beaucoup ; reste à savoir si leur (non) prestation résulte uniquement d’une difficulté de communication avec le réalisateur...
Toujours est-il que, la plupart du temps, le Paris de Kim Ki-Duk n’est pas celui que nous connaissons. C’est celui d’un homme qui ne parvient pas réellement à se débarrasser de sa culture et cherche, sans même s’en rendre compte, à se reconstituer un environnement familier par le biais de ses protagonistes.
Car Wild Animals ne serait finalement rien sans la relation qui unit / oppose Cheong-Hae et Jang Dong-Jik. Symbolique au point d’en être souvent trop explicite (l’un est capitaliste, l’autre très clairement communiste), elle véhicule une image de la Corée beaucoup plus complexe que celle souvent acceptée en Occident - un peu à la manière du célèbre Joint Security Area, même si de façon nettement moins populaire.
On y découvre en effet une Corée du Sud presque plus inhumaine que son équivalent septentrional. Uniquement motivé par l’argent, Cheong-Hae est rapidement présenté comme un traitre, non pas à son pays, mais à la culture qui a longtemps unit deux entités qui ne sont finalement que politiques. D’apparence beaucoup plus droit, Hong-San s’offusque d’ailleurs du manque de discernement de Cheong-Hae, qui ne recule même pas devant l’aggression d’un compatriote.
La symbolique de réunification / distinction impossible de culture ira même jusqu’à l’attachement par les menottes, et se concluera avec les deux hommes indissociables l’un de l’autre, dans un élément très présent dans l’univers du réalisateur - à savoir l’eau. Un état de retour à un environnement "neutre", originel, qui permet aux deux personnages de se rapprocher une bonne fois pour toutes... pour mieux se perdre, dans leurs erreurs d’ "orientation" de vie. Des erreurs de discernement - plus ou moins acceptables sur le plan géopolitique mondial suivant la "moitié" considérée - qui caractérisent parfaitement les deux Corées modernes.
Kim Ki-Duk ne parvient donc pas, avec Wild Animals, à faire évoluer ses personnages dans une culture extérieure à la leur. Il réussit cependant à livrer une vision réaliste de la situation coréenne, très forte, qui passe comme toujours par la violence, l’incongru et le rire. C’est là le véritable dépaysement qu’offrent les films de ce réalisateur hors du commun.
Diffusé lors de l’édition 2002 de l’Etrange Festival, Wild Animals n’est malheureusement disponible sur aucun support.



