Girlfriends
L’industrie pornographique s’est considérablement durcie ces dernières années. En l’espace de trente ans, nous sommes effectivement passés de scénarios bariolés sur grand écran agrémentés de quelques scènes "natures" à une prolifération du X sur le réseau, aux frontières sans cesse repoussées. Aujourd’hui, il faut moins de trois minutes au quidam moyen pour trouver sur Internet une preview vidéo d’une fille des pays de l’Est, humiliée par plusieurs mâles au cours de pratiques plus ou moins extrêmes.
Ne nous leurrons pas, ces documents ont toujours existé et ne sont pas une nouveauté du virtuel, mais leur densité et leur facilité d’accès n’ont jamais été aussi élevées. Peut-être suis-je en désaccord avec les mœurs mondiales de notre époque, mais entre le film de Jerry Gerard et les réflexes lacrymaux provoqués par les haut-le-cœur d’une gorge profonde forcée et répétée, il doit sans doute exister un juste milieu. Bref, mon propos sert à introduire le fait que dans un tel contexte, les films signés par Andrew Blake s’inscrivent comme des bouffées d’oxygène au sein de la production.
Girlfriends se découpe en seize segments distincts mettant en scène cinq créatures féminines fantasmatiques. Si la patte visuelle d’Andrew Blake est immédiatement perceptible et constante (photographie travaillée, pellicule millimétrée, permanence du ralenti...) les différents tableaux n’en sont pas moins singuliers tout en conservant une cohérence globale, un propos que je décrirai plus loin. C’est donc sur une scène à l’atmosphère gothique que s’ouvre ce ballet érotique de vampires ; entre dentelles noires et peau crayeuse.
Rapidement, la couleur apparaît via le rose satiné d’un ensemble sur l’incroyable beauté plastique d’Aria Giovanni dans une scène au montage alterné. Par ce procédé, Andrew Blake parvient à suggérer un fantasme en N&B dans lequel Aria rêve d’être dominée, cette notion étant transcrite à travers les expressions des visages, les couleurs, les postures... Sans être d’exception, la narration est bien présente. Puis Justine prend place sur l’écran, accompagnée d’une chute nette de la température.
Aux frontières du fétichisme, une succession de poses nous entraîne dans un photo shoot troublant, réussi grâce à une excellente composition des plans et un jeu sur le temps exprimé via la quantité de vêtements portés. Le travail de réalisation allié à la bande sonore et à l’objet féminin filmé commence alors à distordre l’espace-temps qui se trouve entre l’image et le spectateur.
Les scènes qui suivent bénéficient de cet éther sans pour autant y ajouter une réelle valeur, si ce n’est quelques plans particulièrement picturaux. Il faut attendre le huitième segment pour qu’un nouvel élan se dévoile : sur la base de big breast games entre Aria Giovanni et Monica Mendez, dont les jambes sont peintes en trompe-l’œil, Andrew Blake parvient à construire un fantasme virtuel. Les cadrages, la musique et les couleurs utilisées donnent à l’ensemble une teinte digitale pour le moins étrange ; sophistication poursuivie dans une scène N&B qui démarre en extérieur, sous une lumière vive et contrastée. La photographie, les tenues et les décors y évoluent lentement pour atteindre le néo-seventies.
À l’apogée de cette recherche se trouve Aria Giovanni, seule, travaillée sous un maquillage et un éclairage somptueux ; les volumes de son corps sont parfaitement mis en valeur et l’on perçoit alors toute l’expression possible de sa plastique. De femme elle devient ici œuvre d’art.
Andrew Blake maîtrise son sujet : il sait gérer sa rythmique de narration. De ce fait, après ce court climax, il modifie sa trajectoire avec une scène pivot entre Justine et Aria Giovanni, dans une salle de bains, où les deux corps se dévoilent très lentement sur un background de symboles classiques comme le satin, la cigarette ou le miroir. Par ailleurs, un jeu d’inversion des sexes entre les deux créatures résonne en écho par rapport à l’impact de cette scène sur la structure globale du film. Intensément sexuel, le segment suivant bénéficie une fois de plus d’une musique de qualité, amplificateur de la suspension des plans rapprochés.
Puis, la température chute à nouveau lors d’un court requiem mettant en scène Aria Giovanni, dont l’interprétation se mêle à la chorégraphie du corps pour une pièce esthétique au grand angle. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, point de retour à la chaleur : suivant un montage rapide des plans, trois créatures baisent ouvertement dans une atmosphère post mortem. Entre excitation et réelle frayeur, la sensation qui en découle est plutôt dérangeante.
Enfin, pour confirmer ce sentiment étrange, la conclusion s’ouvre au grand angle sur une syncope rythmique et nous expose une scène à l’esthétique ouvertement SM. Si elle n’est pas sans rappeler certains fantasmes cinématographiques de David Lynch ou bien la psychologie perturbée de Chris Cunningham lorsqu’il sert la musique d’Aphex Twin, ce dernier chapitre sert de clé à l’ensemble. Par la profondeur des regards, les lointains rugissements électriques, Andrew Blake lève le voile et nous révèle les prédateurs qui se cachent derrière les créatures filmées. À ceux qui veulent découvrir comment une scène pour adultes peut créer la peur...
Loin du concept de "porno chic" ou des films de Jean Rollin, Andrew Blake a construit avec Girlfriends ce qui pourrait être un film de Q pour vampires. Disséminés tout au long du film, des éléments nous rapprochent en effet de leur symbolique : chœurs et ronronnements électroniques dans la musique, lèvres ouvertes et souvent brillantes, mouches sur le visage, présence répétée de croix... Mais la réelle différence se trouve bien évidemment dans cette dernière scène et dans le talent mis en œuvre pour nous y emmener. Girlfriends est donc un rêve érotique qui se transforme sur la fin en cauchemar sexuel. Une réussite qui confirme tout le bien que je pense d’Andrew Blake.




