The Devil in Miss Jones
Avec la seconde salve de sa collection dédiée à l’âge d’or du X américain, Wild Side rend hommage à Gerard Damiano. Pour beaucoup, le réalisateur de Deep Throat incarne le père fondateur du cinéma pornographique moderne ; et se distingue à l’époque de ceux qui ont participé à faire du porno un univers chic, les frères Mitchell, par les authentiques qualités, cinématographiques et surtout narratives, de ses œuvres.
The Devil in Miss Jones conte l’histoire de Justine qui, seule et silencieuse, met fin à ses jours avec une lame de rasoir dans l’humidité écarlate de sa baignoire. Décédée, elle fait la rencontre d’Abaca, improbable passeur, qui, au vu de son curriculum, s’émeut de devoir la diriger vers une éternité infernale. Tant d’années de restreinte et de désintérêt virginal, pour n’être jugée que sur l’acte suicidaire... Si c’était à refaire, Justine Jones s’abandonnerait corps et âme à la débauche sexuelle. Qu’à cela ne tienne ; Abaca prend sur lui de lui accorder quelques jours de rattrapage avant de l’envoyer vers son ultime destination.
Le périple de Justine, héroïne forcément Sadienne, boucle sur les supplications de la jeune femme, d’être pénétrée afin d’être enfin libérée de sa jouissance. L’ouverture du film s’oppose ainsi d’emblée à toute une histoire de la pornographie, et quelque part à son mode de consommation, dans la détresse d’une masturbation insatisfaisante : seule, Justine ne ressent rien. Le début de The Devil in Miss Jones se place d’emblée sous l’ombre pesante de la frustration, celle-ci devenant plus prégnante avec le rebours de la narration, sur les derniers instants de la vieille fille. Devant la caméra de Damiano, la nudité de Georgina Spelvin n’évoque alors rien, si ce n’est une absence totale d’érotisme, et donc de vie. Un terrain vierge de possibles, où, des propres mots de Justine, il n’y a rien à regarder. Et où, justement, tout peut se jouer et se voir.
Entre ses deux extrémités redondantes, Damiano regarde son actrice se perdre dans l’énonciation de son désir, monologue d’encouragements et sommations qui accompagne chaque fellation, pénétration et sodomie, onanisme psychologique qui culmine dans la contribution du partenaire sexuel. Masculin ou féminin, simple ou double, l’ « autre » dans The Devil in Miss Jones, tient un rôle essentiel, car sans lui la satisfaction reste hors de portée. Seule de son vivant, Justine Jones est condamnée à ne jouir qu’en compagnie. Pour renforcer cette vérité, essentielle, du partage propre à la sexualité, Justine s’abîme une seconde fois dans une baignoire dans le film. Cédant à la klismaphilie, un tuyau promptement enfoncé dans le rectum, Justine / Georgina se contorsionne sous le plaisir douloureux, incapable d’atteindre son but. Dans cette scène, dont le thème emprunté à Morricone renforce le caractère solennel, les spasmes qui secouent l’actrice sont d’une intensité renversante, l’intimité qui s’en dégage transcendant le cadre de la simple pornographie.
The Devil in Miss Jones nage ainsi dans un érotisme inconfortable et fascinant, incarnant d’une certain façon l’anti Behind the Green Door : l’un dépeint un enfer de solitude et frustration, construit par l’initiation sexuelle, tandis que l’autre prône l’épanouissement d’une femme à l’enthousiasme grandissant par le collectif ; alors que Georgina Spelvin, 36 ans et remarquable dans sa banalité physique, se condamne dans la découverte du plaisir égoïste, Marilyn Chambers, qui se positionne clairement à l’opposé du spectre érotique féminin, s’accomplit dans l’acte sexuel.
Je pensais, face aux derniers instants de ce film presque quadragénaire, à la fin de The Center of the World de Wayne Wang. Molly Parker y affirme sa sexualité avec un onanisme insolent, face à un Peter Sarsgaard auquel elle impose la distance de son auto-suffisance : son personnage à elle, Florence, est solitaire mais pas seul, tandis que, dans cette intimité voyeuriste qui annihile son statut de partenaire sexuel potentiel, Richard souffre d’une terrifiante solitude. A la fin de The Devil in Miss Jones, Justine, piégée dans un enfer froid et clinique, se retrouve dans une configuration inversée, son onanisme contraire un pis-aller insuffisant face au désintérêt du compagnon d’éternité incarné par Damiano lui-même.
Aujourd’hui encore, alors que l’on peut s’étonner que son héritage cinématographique se soit à ce point étiolé dans le genre, The Devil in Miss Jones apparaît comme un film remarquable ; certainement parce que, au travers et au-delà de ses séquences pornographiques, il constitue un merveilleux tableau de solitude, déplacée de l’ignorance vers la frustration sexuelle. Un tableau pervers, puisqu’il génère et exploite les fantasmes de son héroïne pour mieux la marginaliser, ayant omis de lui apprendre à donner, qui incarne rétroactivement une condamnation étonnante du genre qu’il a contribué à populariser : la parabole, anticipée, des dommages personnels de la seule consommation solitaire de sa filiation désincarnée.
The Devil in Miss Jones sera disponible en DVD chez Wild Side à compter du 8 avril 2010, dans la collection L’Age d’or du X américain, qui sera riche de 20 titres, à terme, au rythme de deux sorties tous les deux mois. Copie anamorphique remarquable pour un film pornographique, et, en guise de supplément, un documentaire intéressant, à base d’interviews, sur Gerard Damiano.
Remerciements à Cédric Landemaine, Benjamin Gaessler et Wild Side.





