2009 Lost Memories
Jusqu’à présent, on peut dire que Shiri était le seul film coréen qu’il nous ait été donné de voir, dont l’esthétique et la construction cinématographique étaient celles d’un blockbuster américain. Froidement reçu en France lors de sa sortie courant décembre 2001 (nous y reviendrons), Shiri est la fois moins intéressant que la production coréenne "authentique" - car c’est un blockbuster -, et plus riche que la plupart de ses semblables hollywoodiens - car il constitue la mise en images "commerciale" exacerbée d’un conflit d’identité, culturel et politique. 2009 Lost Memories, même s’il a rencontré un succès moindre que le film de Kang Je-Gyu, marche sur les traces de Shiri avec une approche reformulée, rétroactivement adaptée aux premières véritables étapes de réunification coréenne, avec la récente disparition de la "Joint Security Area".
2009 Lost Memories s’ouvre sur une scène clef de l’histoire de la Corée : l’assassinat de Ito Hirobumi par An Chung-Gun. Hirobumi, arrivé en Corée le 1er février 1906, est le premier résident japonais de Choson, le Pays du Matin Calme. La prise de pouvoir de cet homme d’Etat japonais suit la signature forcée d’un traité de protectorat le 17 novembre 1905, accompagnée de l’arrestation du Premier Ministre coréen ; elle marque le début de l’annexion de la Corée au Japon, qui sera signée le 22 août 1910, et durera jusqu’en 1945 [1]. L’assassinat de Hirobumi en gare de Kharbin en 1909 est donc l’un des symboles fondateurs de la lutte coréenne contre l’invasion japonaise. Mais au début du film, l’attentat échoue : An Chung-Gun est éliminé par un soldat de l’Empire du Soleil Levant. L’histoire telle que nous la connaissons est donc profondément modifiée : la Corée disparaît et devient territoire Japonais. Le Japon est désormais l’un des alliés des américains au cours de la Seconde Guerre Mondiale, et c’est sur Berlin que la bombe est lachée. Quand l’histoire du film commence, en 2009, la langue officielle de Séoul - où se déroule l’action - n’est donc pas le coréen, mais le japonais.
Sakamoto Masayuki (Jang Dong-Geon - Nowhere to Hide, Friend, et le prochain Kim Ki-Duk, The Coast Guard) et Saigo Shojiro (Toru Nakamura - Tokyo Raiders, Gen-X Cops) sont deux membres du bureau du JBI (Japanese Bureau of Investigation) à Seoul. Un soir, un palais dans lequel s’ouvre une exposition de la Fondation Inoue est pris d’assaut par les hommes du Hureisenjin - un groupement terroriste que les hommes du JBI croyaient disloqué. L’affrontement est sans pitié, et se solde par l’élimination de tous les terroristes. C’est Sakamoto lui-même qui descend le dernier des acharnés ; avant de mourir, ce dernier découvre que Sakamoto descend d’une lignée coréenne et lui avoue toute la haine qu’il éprouve envers les traitres à sa nation. Mais pourquoi un groupe "nationaliste" s’en prend-il à une exposition à caractère historique ? Qu’y avait-il donc dans les murs du bâtiment de si précieux qui valait que tant d’hommes et femmes se sacrifient sous le feu des autorités ? Sakamoto est bien décidé à le découvrir. Son enquête le rapprochera de la Fondation Inoue elle-même, qui dissimule un secret inimaginable...
"Kang Je-Gyu [...] propose un clip réac et maso particulièrement malsain à la gloire du sang versé (des hectolitres) pour défendre ce qu’il croit être la liberté." [2] Il y a fort à parier que, si 2009 Lost Memories sort un jour sur les écrans français, il sera perçu de la même façon que Shiri par nos illustres critiques. Il est vrai que le premier film de Lee Si-Myeong (à peine 32 ans) est extrèmement violent, tout en étant très esthétique : une attitude régulièrement mal perçue par la presse nationale, qui n’y voit qu’une glorification de la résolution de tout conflit par les armes. Pourtant l’ambition de 2009 Lost Memories est bien plus grande - et bien moins opportuniste - que cela. Dans sa forme certes très osée, on pourrait presque dire qu’il s’agit d’un film novateur. Car sous la parure du blockbuster d’action ultra-maîtrisé se cache une véritable approche historique du problème coréen, à savoir qu’il n’y a pas de différences politique et/ou culturelle inhérente à la nation Coréenne, mais que ces différences ont été introduites par les invasions successives, et plus particulièrement par l’annexion de la Corée au Japon pendant la première moitié du XXème siècle.
La division de la Corée en deux républiques, l’une populaire l’autre "démocratique", en 1948, est en effet une résultante de l’invasion japonaise. Juste avant que le Japon ne capitule le 15 août 1945, Roosevelt obtient de Staline qu’il viole son traité de non-aggression et que l’Union Soviétique rentre en guerre contre le Japon. C’est donc le 9 août 1945 que l’Union Soviétique occupe les grandes villes du nord de la Corée. Il est convenu que le nord du 38ème parallèle revienne aux Soviétiques, tandis que le Sud revient aux américains. Les soviétiques mettent Kim Il-Sung aux commandes de la partie nord - y assurant la montée du communisme -, tandis que l’armée américaine s’octroie le contrôle de la partie Sud, le maintient de l’ordre étant même confié dans un premier temps à la police japonaise. La division Coréenne - renforcée par l’apparition de la Guerre Froide, puis par la Guerre de Corée - résulte donc d’un conflit "importé", externe à tout mouvement indépendentiste interne. Dans l’absence d’une justification culturelle réelle, Lee Si-Myeong tente de faire revivre aux Coréens la raison de leur division, de les ramener à une unité historique palpable, afin de les aider à comprendre leur situation, et les rapprocher.
Alors bien sûr, l’attitude "militariste" du réalisateur peut paraître "réac’" ; mais elle se situe dans un cadre d’anticipation, qui plus est "remis en question" par le dénouement du film, et orienté vers une réunification pacifiste. Le message n’est donc pas, à mon avis critiquable : sa forme est superbe, parfaitement jouissive, et osée sans être jamais insultante - les japonais n’étant jamais véritablement méprisés par la mise en scène, mais montrés eux aussi comme "victimes" de leur propre politique d’aggression. Le but du film, s’il est donc de revenir sur le processus de la division coréenne et d’accuser l’invasion Japonaise, reste avant tout de montrer que la solution de la réunification ne se trouvera qu’ "en interne", sans aucune influence extérieure : comprendre c’est une chose, réagir en est encore une autre - et c’est ce que Lee Si-Myeong demande aujourd’hui à un peuple qui doit avant tout accepter son indépendance, obtenue dans un climat de division après la fuite des "semeurs de troubles" en 1949, et assumer ses orientations contemporaines, qu’elles qu’en soient les origines. Car pour le réalisateur, la Corée a été divisée par le monde extérieur - et c’est un fait ; cependant elle ne le reste que par volonté intérieure. L’évolution du personnage de Sakamoto est un résumé parfait de cette évolution en deux temps : ainsi, le personnage passe du nippo-coréen au coréen moderne, conscient de son héritage historique "influencé", et désireux d’agir pour imposer une identité retrouvée.
Tout comme Shiri - et à une plus grosse échelle encore -, 2009 Lost Memories est donc un produit commercial intelligent, spectaculaire, bourrin et subtil à la fois, qui offre, en plus d’un divertissement de très haut niveau, un message qui ne peut pas être compris de la plupart des occidentaux puisqu’il fait appel à une fibre nationale que même les coréens ont perdue de vue (les "Lost Memories" qui donnent leur titre au film). De plus, quand on voit l’attitude des médias par rapport à la disparition de la JSA, on se permet de douter de la légitimité d’un quelconque jugement occidental sur un tel film, finalement mille fois plus acceptable qu’un Pearl Harbor - n’en déplaise à Michael Bay. C’est donc haut et fort que je défendrais 2009 Lost Memories si l’occasion se présente, car c’est véritablement un blockbuster "supérieur" - même si on pourrait lui reprocher son côté "too much" (ralentis, musique, ...). Chapeau, Monsieur Lee !
2009 Lost Memories est disponible en DVD coréen en édition de luxe, comprenant deux disques et un livre sur le film.
[1] cf. Histoire de la Corée - André Fabre aux éditions Langues & Mondes.
[2] Jean-Baptiste Drouet de la rédaction du magazine Première à propos de Shiri.