Annyong Yumika
Yumika, c’est Yumika Hayashi [1], reine de l’Adult Video pendant près de seize années, dont la carrière s’est tragiquement achevée en 2005. Sa brutale disparition a laissé des orphelins, ses admirateurs, parmi lesquels des réalisateurs avec qui elle a tourné et qui l’ont aimée. Si Tetsuaki Matsue n’a jamais réalisé de films avec elle et s’il ne l’a croisée qu’à de rares occasions, il en a gardé un souvenir très fort.
Le film débute par une réunion de fans, cinéphiles et amis qui évoquent sa mémoire et sa carrière. Pas d’atermoiement ici, plutôt de l’émotion, des sourires et des rires, comme pour entourer d’amour la charmante jeune femme qu’elle était, elle qui a su les séduire par sa beauté, ses exploits sexuels et ses grands yeux tout autant que par son caractère, subtil mélange de légèreté, de détermination et de liberté. Les intervenants passent des extraits d’un film obscur : Junko, The Tokyo Housewife (2000) de Yoo Jin-sun, improbable coproduction coréenne-japonaise de la firme Yooho, qui attire l’attention du réalisateur et qui va être le point de départ de son enquête. Enquête bancale, barrée et émouvante aussi, il faut bien le dire, aussi paradoxal que cela puisse paraître dans le milieu de l’Adult Video nippon, pas très enclin, a priori, à verser dans le sentimental.
Dans l’optique de cerner un peu plus la personnalité de la jeune femme, Tetsuaki Matsue part à la recherche des participants, acteurs, réalisateur, techniciens, entrecoupant d’extraits et de rencontres insolites sa recherche, qui va le mener aux quatre coins du Japon et même en Corée. Bien que ce ne soit pas le sujet principal, loin de là, la question de l’identité coréenne des Zaïnichis [2] traverse le film de Matsue et son cinéma depuis ses débuts avec Annyong Kimchi (1999), dont il reprend d’ailleurs la forme du titre. A l’image de Shohei Imamura - il a suivi des cours dans l’école de cinéma que le maître a fondée-, Matsue fait de la contre-histoire, allant contre l’histoire officielle pour redonner sens à l’Histoire, et réalise par là un étonnant et subversif travail sur la mémoire de l’identité coréenne, à partir de la trajectoire de cette pornstar.
Le regard de Matsue dégage beaucoup de sensibilité, dans sa façon de filmer et à travers ce que les personnalités rencontrées disent, comme Katsuyuki Hirano [3] ou comme Company Matsuo [4], ce dernier déclarant avoir réalisé un film entièrement pour elle, pour lui donner tout son amour et tout son désir sans prendre en compte le spectateur et la vocation première de ce type de film. Dérangeant, il se paye ainsi le luxe de rendre les réalisateurs de A.V. attachants, bien loin de l’image crade et libidineuse qu’une certaine morale aurait tendance à dépeindre. Vidéo lettre d’amour pour l’actrice idolâtrée, Annyong Yumika est aussi une déclaration à l’encontre de certains réalisateurs et de leur démarche, aux genres aussi, pink et A.V., qui furent un temps des laboratoires propices aux expérimentations. Matsue, qui a aussi contribué à ce type de films, n’est pas non plus le dernier pour créer des contenus nouveaux avec des formes nouvelles. Tournant avec l’énergie du désir, Matsue transforme une idée pas si séduisante au départ en un projet enthousiasmant et novateur. Il filme avec l’aisance d’un maître, comme si la caméra faisait partie de lui, il interroge les intervenants dans la rue, dans les parcs en se promenant, dans les voitures en conduisant, dans les restaurants en déjeunant, toujours au plus près des gens rencontrés, toujours avec une vivacité et une joie contagieuse qui sont la marque de son style. La caméra vit avec lui, il vit avec elle.
Le montage très cut donne une respiration unique, un souffle à ces entretiens, dont il alterne les séquences avec des images d’archives, des extraits de films et autres petites digressions poétiques sympathiques. Il parvient à générer une sorte de suspense au cours de son récit, créant un décalage, une distanciation avec l’utilisation d’intertitres, de courtes phrases qui viennent commenter ce qui se passe à l’écran, effets souvent utilisés par la télévision japonaise, qui dans leur version détournée, expurgée de leurs couleurs criardes, donne sa scansion particulière au récit. Il injecte ainsi des dispositifs propres à la fiction dans la supposée vérité de son documentaire, jouant souvent à la frontière de ces deux formes, avec leurs codes respectifs, au cours de son enquête, parcours qui recèle bon nombre de surprises, des moments drôles et d’émotion sans cesse renouvelée. Tetsuaki Matsue signe au final un documentaire attendrissant et bouillonnant de vitalité.
Définitivement : un réalisateur à suivre et un nom à retenir !
Annyong Yumika a été présenté dans la section Nippon Digital au cours de la 10ème édition du Festival du film Japonais de Francfort Nippon Connection (2010).
Le DVD est disponible au Japon, sans sous-titres.
Voir aussi l’interview de Tetsuaki Matsue.
[1] Yumika Hayashi (27 juin 1970 - 28 juin 2005) a interprété plus de 200 rôles dans des vidéos pour adultes et plus de 180 films. Elle a reçu la récompense de la meilleure actrice en 2004 ainsi que deux autres trophées spéciaux au Pink Grand Prix. Elle a fait l’objet de plusieurs rétrospectives et d’une biographie conséquente de 282 pages. La cause de sa mort, meurtre ou suicide, n’a pas été tout de suite élucidée. Elle serait morte à la suite d’une fête trop arrosée à la suite de son 35ème anniversaire. Article (en anglais) dans Wikipedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Yumika...
[2] Les Coréens Zainichi sont les Coréens ou descendant de Coréens, habitant le Japon. Ils forment actuellement le groupe minoritaire le plus important du Japon. Article sur Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Zainichi.
[3] Katsuyuki Hirano est né en 1964. C’est un réalisateur de films pour adulte et documentariste. Ses premiers films ont été sélectionnés pour certains au Festival du film indépendant de PIA à la fin des années 80, et il a remporté le prix du jury au Festival Image Forum en 1990 pour un autre de ses films. Il débute sa carrière dans le X au début des années 90, avec plusieurs vidéos pour la société V&R Planning. C’est là qu’il va rencontrer Yumika, tomber amoureux d’elle et l’amener faire du vélo (entre autre...) à Hokkaïdo dans Tokyo - Rebun 41-day Adultery Bicycle Touring Trip (1997), alors qu’il est marié, et filmer leur périple.
[4] Company Matsuo est né en 1966, il est considéré comme l’un des "virtuoses" des films pour adultes au Japon, à la fois comme réalisateur et producteur. Il est connu pour avoir popularisé le genre hamedori qui met en scène le réalisateur/acteur avec son actrice et filmant le tout... Son film d’amour pour Yumika, dont il a été l’amant (Hirano la lui subtilise alors qu’il travaille tous trois pour V&R Planning - voir supra), s’intitule Rasuto nyō Hayashi Yumika (1990). Il a fait l’objet d’un article sur midnighteye :http://www.midnighteye.com/features....



