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Japon

Vivre dans la peur

aka 生きものの記録 | Japon | 1955 | Un film de Akira Kurosawa | Avec Toshirô Mifune, Takashi Shimura, Minoru Chiaki, Eiko Miyoshi, Kyôko Aoyama, Haruko Togo, Noriko Sengoku, Akemi Negishi, Eijirō Tōno, Ken Mitsuda

Riche industriel, Kiichi Nakajima veut partir au Brésil et échanger ses biens contre ceux d’un Japonais ayant émigré dans ce pays et désireux de revenir sur sa terre natale. Le patriarche souhaite être accompagné de sa famille élargie, qui comprend ses enfants légitimes et leurs conjoints, mais aussi ses maîtresses et leurs enfants. Sa famille demande à la justice de le mettre sous tutelle. Il veut en effet quitter l’Archipel car il a une peur panique de la bombe atomique. La justice fait appel à un médiateur, dentiste de son métier, afin de déterminer dans quelle mesure Kiichi Nakajima est dérangé ou pas.

Akira Kurosawa fait appel à ses deux acteurs fétiches de l’après-guerre, Takashi Shimura, (Vivre, L’ange ivre...) dans le rôle du médiateur, et Toshiro Mifune (Les sept samouraïs, Chien enragé...) dans celui du patriarche, pourtant bien plus âgé que lui. Il est lourdement grimé pour lui donner l’aspect d’un vieillard, trop pour le spectateur contemporain, de même que son personnage lui semblera trop maniéré. L’acteur sait cependant faire ressentir aussi bien sa faiblesse physique que l’énergie qu’il possède encore et que craint sa descendance.

La conception de ce film intervient à une époque (1954) où le Japon est choqué par l’irradiation d’un vaisseau de pêche qui croisait près de l’atoll de Bikini, lieu utilisé par les américains pour procéder à des essais de la bombe H. Vivre dans la peur nait de ce contexte et sort en 1955, un an après Godzilla, monstre préhistorique réveillé par des essais atomiques et réalisé par Inoshiro Honda. Ce dernier était responsable de la deuxième équipe d’Un chien enragé et aidera Akira Kurosawa à tourner Ran, dont la vision noire du monde est aussi sous tendue par les craintes de l’apocalypse nucléaire.

Ces deux œuvres parmi les plus pessimistes du maître possèdent comme point commun supplémentaire d’avoir vu leur tournage interrompu par le décès de deux de ses intimes, sa femme pour Ran et le compositeur Fumio Hayasaka pour Vivre dans la peur. Ce dernier était l’auteur de la musique de ses films depuis L’ange ivre, un élément très important de ceux-ci. Très bon ami de l’Empereur [1], Fumio Hayasaka est à l’origine de l’idée du film. Lors d’une discussion entre les deux hommes, le compositeur s’est interrogé : comment travailler en sachant que l’on va bientôt mourir ? [2]

La phobie de Kiichi Nakajima nous est révélée dans toute son étendue dans une scène où l’homme et la nature semblent comploter pour recréer la séquence des événements d’un bombardement atomique. Le bruit d’un avion à réaction est suivi d’un éclair - ici naturel mais il pourrait être celui de la déflagration de la bombe - puis du tonnerre - le bruit du l’explosion [3] et enfin de la pluie, noire, qui suit une attaque atomique [4].

Au début du film, on se demande si [5] ne fait pas aussi référence à la crainte de la famille vis à vis du patriarche. Lorsqu’il tonne contre ses enfants qui s’opposent à son projet, ceux-ci se font tout petits. Mais la perception de ses motifs va profondément changer une fois arrivé à la fin du film : ils sont bien plus altruistes. Mais pour ses enfants, comme les spectateurs japonais de l’époque - le film est un échec commercial - il s’agit de préoccupations trop philosophiques. Après les terribles années de guerre et de reconstruction, les Japonais ont surtout soif d’une vie ordinaire. Les scènes de rue présentes dans films sont toujours remplies de monde et d’activité : la vie a repris son cours normal.

Moins spectaculaire sur le plan de la mise en scène que ses précédents films, Les 7 samouraïs évidemment, mais aussi ceux dépeignant le Japon contemporain (Vivre), Vivre dans la peur est un pur bonheur de cinéma comme ses prédécesseurs. J’aime beaucoup comment Kurosawa filme de façon très fluide la manière dont se répand dans la maison familiale l’information selon laquelle l’une des maîtresses veut poser la question du testament. La caméra passe d’un groupe à l’autre, en suivant le déplacement d’une des personnes jusqu’à ce que tous les intéressés, soit plus de dix personnes, soient au courant.

Une des astuces de scénario utilisées fréquemment - et ici aussi - par Kurosawa pour finir ses films pessimistes sur une note d’espoir et de le terminer sur des images d’enfants : Vivre, Chien enragé... Dans ses films des années d’après-guerre, il montre aussi souvent le fossé infranchissable qui s’est creusé entre la génération des parents qui porte la responsabilité du désastre de la Seconde Guerre mondiale et celles de leurs enfants. Dans Vivre dans la peur, la génération suivante apparaît en la personne de Sue, la fille adolescente de Kiichi Nakajima qui n’a pas la langue dans sa poche. Si, signe des temps, ses aînés n’hésitent pas à traîner en justice le tout puissant chef de clan, elle dit certaines vérités tues par les autres.

Edité par Wild Side, Vivre dans la peur est sorti le 27 avril en même temps qu’un autre film d’Akira Kurosawa réalisé pour la Toho, Vivre. Les deux films sont proposés en Blu-ray et DVD dans des éditions restaurées. Ils sont chacun accompagnés d’un livret de 50 pages écrit par Charles Tesson, critique et historien du cinéma.
Remerciements à l’équipe de Wild Side.

[1Surnom de Kurosawa

[2The films of Akira Kurosawa, Donald Richie.

[3La lumière étant plus rapide que le son, le bruit de l’explosion est entendu après. Les films d’explosions atomiques possèdent une bande son modifiée pour que la déflagration et le bruit de l’explosion soient simultanés.

[4Cf Pluie noire de Shohei Imamura.

[5Vivre dans la peur

- Article paru le mardi 10 mai 2016

signé Kizushii

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