August In The Water
Prolongeant une quête spirituelle et, comme il le dit lui même, "l’introspection de sa part féminine", Sogo Ishii tourne le dos au nihilisme de ses oeuvres de jeunesse pour un poème envoûtant, aux vertus quasi thérapeutiques. A l’image du thriller esthétisant Angel Dust, il s’intéresse de nouveau aux pouvoirs paranormaux d’êtres dont les tourments intérieurs, sont souvent le prolongement d’un mal être ambiant.
L’arrivée au lycée d’une nouvelle fille championne de plongeon, Izumi, coïncide avec la tombée de deux météorites sur la ville de Fukuoka. En proie à une sécheresse sans précédent, la ville est aussi victime d’une mystérieuse maladie, liée aux bouleversements cosmiques en cours. Le bouillonnant Ukiya et le réservé Mao, deux amis du lycée, s’intéressent à Izumi et semblent fascinés par ses prouesses aquatiques. Alors que Mao tombe sous le charme sans l’avouer, Ukiya a le coup de foudre et s’empresse de demander à son amie Miki, experte en analyse de signes astrologiques, de deviner leur compatibilité. Miki apprend à regret qu’ils sont opposés, mais découvre qu’Izumi possède un signe aux particularités uniques.
Alors que le 23 août approche, jour du grand championnat de plongeon, les astres révèlent à Miki le danger que court Izumi : un grave risque d’accident lié à l’eau. Mao, peu enclin à croire en ces prédictions, ne peut s’empêcher de manifester une certaine appréhension, tout comme la soeur d’Izumi, qui perçoit des changements dans son comportement. Le jour du championnat, Izumi ne se sent pas au mieux et l’eau semble lui "résister". Alors qu’elle s’élance pour un nouveau saut, elle voit l’eau de la piscine se solidifier ; ratant son saut, elle tombe dans l’eau, inconsciente et en plein coma. Par miracle, elle se réveillera, mais cet éveil est aussi le signe d’un profond traumatisme psychologique et d’un changement comportemental. Son étrangeté aux autres se manifeste par l’apparition de pouvoirs extra-sensoriels. Ces changements perturbent son entourage alors que la ville s’enfonce dans la maladie et la pénurie d’eau. Quelles relations y-a-t-il entre le comportement d’Izumi et les maux qui frappent Fukuoka ? Pourquoi les hommes tombent-ils comme paralysés et changés en pierre ? Qu’est-ce qui peut guérir la ville de cette épidémie ? Toutes ces questions trouveront une réponse dans la conclusion de cette parabole écologique, entre mysticisme et fantastique.
Si Angel Dust baignait dans une ambiance claustrophobe et une lumière sombre, August in the Water est lumineux. Irradiant l’écran de ses longs plans fixes, Ishii film la nature et ses moindres détails comme s’il redécouvrait toute sa beauté originelle et oubliée. Evitant les pièges tendus par l’exaltation qui se transforme souvent en esthétisme de pacotille, il s’attarde sur des détails insignifiants, la forme d’un nuage, une fleur, des écailles de poissons, filmant avec candeur et naturel. La beauté de certains gros plans tendant à une subtile abstraction.
Revenant aux sources de son enfance, la ville de Fukuoka (quatrième ville commerciale la plus importante du Japon) prend ici une importance significative. Elle cristallise la dualité et le paradoxe japonais, entre technopole moderne et nature luxuriante. Elle est au coeur du conflit existentiel qui frappe les habitants "changés en pierre", coupables d’un développement économique chaotique, au détriment de la préservation d’un équilibre naturel indispensable à une vie en harmonie avec la nature. Afin de rendre cette conscience à l’homme et au peuple japonais, Sogo Ishii invente une fable ; partant de faits anodins, propre à la vie quotidienne, il sublime son récit grâce une symbolique originale et poétique.
A la manière de Gaston Bachelar [1] dont la matière (les quatres éléments) étaient la source même de l’imaginaire, Ishii articule son récit autour la puissance imaginaire des éléments que sont : sa ville natale, le mois d’août, le plongeon, l’eau et la pierre. L’originalité et la force même du film proviennent de l’utilisation de ces éléments au travers de ses rêveries, plus que du scénario lui-même. Le mois d’août est représenté autant par sa chaleur suffocante, que ses pluies diluviennes : source de jouvence et stimulant sexuel des passions. L’explosion d’énergie lors de la fête primitive évoque des sentiments de joie tout autant que la force brutale.
La plongeuse Izumi, dont le prénom signifie source en japonais, est l’élément catalyseur, tout à la fois victime innocente et rédemptrice du monde. La beauté virginale de sa jeunesse est magnifiquement mise en valeur par de superbes plans fixes de ses plongeons aériens, accompagnés d’un cadrage à angles multiples. Le plongeon, dont la beauté symbolise la vigueur, l’agilité de la femme ; tout autant que le danger et le combat contre sa propre peur, qu’Izumi avoue au cours du film. Ces moments d’une intense beauté visuelle son sublimés par la grâce de l’actrice Rena Komine, dont Ishii exploitera davantage la part sombre dans Le Labyrinthe des Rêves (1997). Mais tel un être magique, fendant l’eau et l’air, elle est au coeur de l’élément naturel, dont elle ignore encore le pouvoir en elle. C’est suite au choc traumatique qu’elle prend conscience de sa place dans le monde, ainsi que de la beauté et de l’essence des choses. De ce fait, cela la marginalise aux yeux des autres. Métaphore de tout artiste, dont la conscience aiguë du monde en font un être à part. Izumi, se découvre, ainsi que son amour ; ce qui se traduit en souffrance. Sa souffrance, physique et psychique est cause de la perturbation cosmique qui se répercute sur tous les habitants, qui manquent d’eau et menacent de se transformer en pierre, figés dans l’immobilisme.
L’eau, source de jouvence et de vie, fruit du miracle de la vie sur terre, est l’enjeu principal. De nouveau, c’est à partir de plans simples - l’eau qui coule sur une blessure, lavant le sang taché sur une pierre - qu’il parvient à émouvoir et à questionner. Dans la mythologie japonaise, survivance d’une culture matriarcale, la source de la vie est l’eau, et le soleil qui s’en élève, symbole du Japon, est féminin. Pour Izumi, c’est autant une mort, qu’une régénérescence qui s’opère lorsqu’elle quitte le monde terrestre pour "fusionner" dans l’eau de la rivière et permettre ainsi à l’homme de survivre, déchaînant la pluie sur la ville. L’eau est aussi source de créativité pour l’artiste et s’oppose à la pierre qui immobilise et emprisonne l’homme et son histoire. L’histoire et ses souvenirs, Ishii les mêlent habilement lors de la fête Yamagasa [2], dont il filme la frénétique explosion virile avec autant de maestria que les déchaînements chaotiques des punks de Burst City (1982). Les porteurs de l’énorme Kakiyama [3] flottant brusquement, se relaient, s’aspergeant d’eau continuellement.
Tout en jouant subtilement sur la métaphore, Ishii nous donne une leçon de vie, nous poussant à prendre conscience des dangers qui nous guettent si nous ne réagissons pas au développement chaotique des sociétés modernes. Le Japon plus qu’aucun autre pays en est conscient ; pays dont les cicatrices dues aux catastrophes nucléaires sont encore vives. A l’instar de Hayao Myazaki, dont l’équilibre des mondes, fussent-ils imaginaires, repose sur un repect de la nature et de son essence, Ishii dénonce notre irresponsabilité et reporte ses espoirs sur la femme, lui restituant une digne place acquise au panthéon de la mythologie japonaise. Le magnétisme de ces images doit aussi beaucoup à la musique d’Onogawa Hiroyuki, fidèle compagnon et accessoirement membre du groupe Mach 1.67, où officie également le réalisateur. Ici nulle agressivité bruitiste, mais une nappe de synthétiseurs aux accents New-Age qui répètent un motif envoûtant.
Un seul regret, même s’il n’altère pas la puissance onirique de l’oeuvre, le scénario par trop explicatif de la fin du film, qui a tendance à traîner quelque peu en longueur. La guérison de la ville, suite à la disparition d’Izumi aurait pu clôturer idéalement le film, laissant une part de mystère et de fantastique flotter, que gâche un peu l’image du jeune Ukiya sevrant la disparition de son amour, en se lançant dans la recherche archéologique. Le didactisme ne ressemble pas à Ishii, qui est plus habile dans l’ellipse.
Pour Ishii, la Terre ou Gaïa, est tout entière une entité vivante, dans la tradition animiste japonaise, réagissant aux blessures comme aux guérisons. Il ne dépend que de l’homme, son hôte perturbant, d’en prendre conscience. Cette mise en garde, en forme de poème cinématique hypnotisant est une ode à la beauté de la nature retrouvée... Sogo Ishii continuant de nous révéler les multiples facettes de son génie créatif.
Présenté lors de la rétrospective Sogo Ishii de l’Etrange Festival 2004, August in the Water est disponible en VHS au Japon.
[1] Philosophe et épistémologue français (1884-1962) auteur notamment de L’eau et les rêves, La terre et les rêveries du repos, La terre et les rêveries de la volonté, La psychanalyse du feu.
[2] Le festival Yamagasa est né à Fukuoka il y a plus de 750 ans. Son origine date de 1241 lorsqu’un moine sauva la ville d’une épidémie, porté sur un temple mobile au travers de la ville, jetant de l’eau à son passage.
[3] Temple en bois porté à travers la ville.




