Sancho does Asia, cinémas d'Asie et d'ailleurs
Corée du Sud

Bad Movie

aka Timeless, Bottomless, Bad Movie - Nappeon younghwa | Corée du Sud | 1997 | Un film de Jang Sun-Woo | Avec Han Seul-Ki, Park Kyeong-Won, Lee Jae-Kyeong, Jang Nam-Kyeong, Byeon Sang-Kyu, Kwon Hyeok-Jin, Kim Deok-Ji, Lee Hyeon-Wuk, Kim Kkot-Ji, Joo Jin-Ju, Choi Mi-Seon

Reconnu comme l’un des pères de la nouvelle vague coréenne, l’iconoclaste et provocateur Jang Sun-woo est avec ses cadets Kim Ki-duk et Hong Sang-soo, l’un des rénovateurs du réalisme coréen au cinéma. Son approche documentaire et politique montre une volonté constante de réinventer les formes et le langage cinématographique de la représentation du réel. Bien avant Tears (2000) d’Im Sang-Soo, Bad Movie est un portait marquant de la jeunesse coréenne, s’attachant à décrire la vie d’adolescents délinquants et désoeuvrés, tout en filmant la misère humaine à travers les SDF de la gare de Séoul. Multipliant les approches filmiques, il signe un « mauvais film » contre la société spectacle, entre humour et cynisme.

Annonçant la couleur dés le générique : Bad Movie est filmé sans scénario, sans montage, sans vrais acteurs et sans lumière. On se dit alors que Jang Sun-woon est retourné aux sources de la nouvelle vague ou du cinéma-vérité pour en livrer une forme définitive. Mêlant reportage, lorsqu’il filme la vie des SDF dans la gare de Séoul, et fiction documentaire, lorsque ce sont les jeunes adolescents qui prennent la caméra et brodent des histoires courtes en se mettant en scène, le cinéaste semble hésiter sur la forme à adopter. Les jeunes sont ici dépeints comme des êtres livrés à eux même et à leur désarroi, au coeur d’une société déshumanisée. La violence y est quotidienne, faite de tabassages, de bagarres ou de viols sous l’emprise de l’alcool. La drogue, limitée à la colle pour ces gamins sans le sou, traduit un besoin d’évasion et de vie libérée de toute contrainte, tout comme les raids nocturnes en moto. Pour restituer leur vie et leur quotidien, Jang Sun-woo choisit de leur donner la parole tant dans l’écriture que dans la représentation d’eux-mêmes. Chaque saynète, donnant parfois des moments comico-tragiques, porte le titre d’une histoire imaginée par un jeune. Ce sont les acteurs/auteurs de leur vie inconsistante et tragique. Le faux­-documentaire apparaissant ici comme le moyen pour Jang Sun-woo de questionner notre regard sur cette jeunesse et le carcan social dont ils sont prisonniers. Obligés parfois de se prostituer pour certaines, ou de voler et d’arnaquer pour d’autres.

Jang Sun-woo, en donnant ainsi sa caméra aux adolescents, croit-il pouvoir obtenir une vérité que lui-même, du fait de sa position, aurait été incapable d’atteindre ? Cherche t-il à provoquer chez eux une prise de conscience ? La mise en scène de leurs vies est livrée avec un naturel brut, parfois douloureux. Belle raconte qu’elle a du quitter la maison, nue, car son père l’a menacée en disant que ses vêtements aussi lui appartenaient. Une personne est morte pendant le tournage, nous signale un peu plus loin un inter-titre. La violence, composante essentielle à la représentation de la jeunesse des années 90 au cinéma, s’exprime ici brutalement, comme mode de vie, parfois au premier plan lorsque les jeunes tabassent un homme d’âge mur pour le détrousser, ou lorsque Crotte Rouge roue de coups sa petite amie qui lui reproche le viol d’une jeune fille. Mais la caméra se tient aussi à distance, quand un jeune, en proie à une rage destructrice, se met à briser des distributeurs automatiques ou l’enseigne d’un magasin. Parfois, Jang Sun-woo joue la distanciation, montrant la caméra, son dispositif et ses assistants, pris eux même dans ce monde tourmenté. La misère urbaine est aussi une misère intérieure, reflétée par le vide émotionnel qui habite ces jeunes. L’un des films les plus désespéré du genre, Bad Movie n’offre pratiquement aucun moment de tendresse comme pouvaient le faire 15 (2003) de Royston Tan lorsque la fraternité, seul gage de survie entre deux adolescents, se muait en amour suicidaire. Évitant les effets clipesques - tendance avouée de ces années 90 - et la violence graphique, Bad Movie n’en est pas moins privé d’humanité, et rarement la fragilité de ces adolescents ne s’exprime à l’écran. Pudeur ou volonté de montrer la vacuité d’êtres, produits d’une société sur-consommatrice et d’une pression sociale, peut-être encore plus intense qu’au Japon.

Plus humain est le monde des SDF filmé en caméra vidéo8. Leur sort ne semble pas plus enviable, alors qu’un malheureux reçoit des coups de pieds d’un policier qui veut le faire dégager. Le froid et la misère sont pour eux leur seul environnement, mais la chaleur humaine n’y est pas absente pour autant (un SDF offre ses chaussettes à son ami et les lui enfile lui-même, un autre se retrouve incapable de s’occuper de sa toute jeune fille mais il lui témoigne amour et attention paternelle). Le contraste entre cette jeunesse et ces sans-abris semble marquer autant une différence de génération et de valeurs, qu’un point de non retour qui attend ces jeunes adolescents prisonniers de leur vie marginale.

Jang Sun-woo, équipé de sa caméra heurtée aux cadrages volontiers décentrés, refuse de les juger. Pour lui, la société ne vaut guère mieux, à l’image de ces hommes d’âge mûr qui accostent les jeunes fugueuses, ou ceux auprès de qui doit se prostituer Princesse pour gagner un peu d’argent, dénonçant ainsi le machisme de la société Coréenne. Mais Bad Movie est surtout et avant tout une réflexion sur la forme même du documentaire. Comme le signale un inter-titre au milieu du film : « maintenant tout se mélange ». En utilisant tous les dispositifs et la multiplicité des approches : faux-documentaire, reportage, interview, forme réflexive... Jang pousse ici les limites du genre jusqu’à y introduire une confusion qui noie le spectateur dans son appréhension du réel.

Refusant ainsi le choix d’un sujet clairement identifié, le film alterne les scènes et les collages entre plusieurs jeunes et les SDF. Si les SDF semblent filmés dans une veine documentaire réaliste, les jeunes mettent en scène leurs propres histoires. Mais parfois c’est à une troublante reconstitution que l’on assiste, comme lorsque les filles se font réprimander par des professeurs pour avoir traîné sur les quais du métro. Vers la fin du film, la forme elliptique évoque le viol collectif d’une fille ivre que les jeunes ont ramenée. Ces approches nous interrogent : Qui filme et pour qui ? Est-ce là une reconstitution ou la réalité ? Ces questions n’enlèvent pas le malaise provoqué par la répétition des scènes, vécues par les adolescents comme autant d’épisodes chaotiques de leur auto-destruction inévitable. Bad Movie repousse ici les limites entre documentaire et fiction.

Certes le constat est brutal et l’humour présent tout au long du film renforce encore son cynisme. Une nuit, les jeunes tirent au sort celui qui devra mendier pour leur permettre de regagner leur squat sans geler dehors. Voyant qu’un de leurs camarades rapporte quelques pièces, ils trichent et le font designer à chaque tour. Chacun invente sa technique pour passer les portillons automatiques du métro, certains plus maladroits que d’autres... Cet humour s’exprime aussi au cours d’une séquence animée reflétant l’univers des jeunes contaminés par la culture des jeux-vidéos. Forme qui semble avoir inspiré Royston Tan dans 15, qui poussera encore davantage l’utilisation des procédés d’animation pour en subvertir l’esprit comique et léger. Subversif, Jang Sun-woo l’est assurément. Il dénonce non sans ironie les valeurs patriotiques prônées par une société qui cherche à cacher la misère qu’elle produit. La séquence intitulée Hymne National, dont la chanson est massacré par une adolescente ivre ou encore l’épisode intitulé sobrement Arirang Fuck [1] en sont quelques exemples.

Illustration la plus aboutie des thèses du cinéaste prônant un cinéma ouvert, Bad Movie est parti dans la plus totale spontanéité et l’absence de souci narratif et esthétique. A l’arrivée, la narration n’est que collages de récits anecdotiques, entrecoupés de scènes de vie de SDF, traduisant le malaise social dans lequel se trouve la société coréenne à la veille d’une crise asiatique socialement dévastatrice. L’esthétique froide est quand à elle faite de flous et bougés heurtés d’une caméra qui tente de saisir une trace d’émotion sur le visage d’une jeunesse à la dérive. Kaléidoscope de drogues, crimes, vols, prostitution et vie brisées, Bad Movie reste en tous points fidèle à son titre et c’est bien là sa force. Comme toute entreprise cinématographique vouée à la représentation du réel, la frustration en est le résultat. Frustration qui s’exprime dans ses imperfections, ses fragments de vie et sa structure chaotique. Malgré tout, on a la désagréable sensation d’avoir approché d’un peut trop près parfois, la réalité crue ; et il nous vient l’envie de lever les yeux au ciel pour se rassurer que ce n’était qu’un mauvais rêve.

Bad Movie a été projeté dans le cadre de la rétrospective 50 ans de cinéma coréen à la Cinémathèque Française.

Il est par ailleurs disponible en DVD coréen chez LeesVision, zone 3, son audio DD 2.0, format 4:3, sans sous-titres.

[1Arirang est le nom d’une célèbre chanson folklorique traditionnelle devenue hymne d’indépendance de la Corée.

- Article paru le lundi 31 janvier 2005

signé Dimitri Ianni

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