Beast Detective
Inspecteur de police de la préfecture d’Osaka, Ohtaki (Ken Ogata) est un flic vieillissant, devenu cynique et dur, le visage fermé et la mine endurcie. En bute à sa hiérarchie, il accepte volontiers des pots de vins, ou divulgue des informations à la presse contre l’avis de sa direction. Il fréquente la fragile Keiko (Ayumi Ishida), hôtesse de bar la nuit, joignant péniblement les deux bouts, tout en élevant seule son jeune fils de sept ans Minoru. Impassible face à l’antipathie manifeste de l’enfant à son égard, Ohtaki tente pourtant d’assumer un rôle de père de substitution et construire un foyer. Son commissariat se voit alors chargé d’enquêter sur un crime odieux, perpétué par un tueur en série qui assassine de jeunes femmes portant un parapluie rouge les soirs de nuits pluvieuses. Ohtaki commence à mener l’enquête de son côté, à proximité des chantiers où a eu lieu le crime. Au même moment, Sakagami (Shigeru Izumiya), un ancien compagnon de Keiko, emprisonné pour possession de drogue, réapparaît au foyer. Sans domicile et endetté, Keiko accepte de l’héberger malgré elle. Il s’entend pourtant bien avec son fils, mais ses problèmes de drogue et d’argent perturbent la cohabitation et la stabilité du foyer, dont la vie va peu à peu basculer.
On sait la contribution inestimable de la Toei à l’histoire de la cinématographie de genre japonaise, bien qu’étant la plus jeune des majors. Si Fukasaku, Norifumi Suzuki ou Teruo Ishii incarnent pour la plupart des observateurs étrangers ses plus vaillants étendards, il existe pourtant nombre d’artisans qui demeurent toujours dans l’ombre. Tantôt sous-estimés ou purement ignorés. Il suffit de songer au vénérable Katô Tai, grand maître oublié ; à Sadao Nakajima dont l’œuvre et la contribution reste purement ignorée ; ou encore à Eiichi Kudô dont seuls les jidai-geki réalistes des années 60 ont trouvés une juste place, à l’image de leur inclusion dans la rétrospective consacrée ce mois-ci à la Toei par la Maison de la Culture et du Japon.
Si Fukasaku délaissa progressivement le genre qui le rendit populaire à mesure que le crépuscule des années 70 tombait, Eiichi Kudô malgré une relative discrétion (officiant principalement alors pour la télévision) durant cette décennie bénie, réussit à apposer son empreinte sur le polar, à travers trois œuvres caractéristiques d’un basculement. Celui du délicat passage aux années 80, vécu autant comme un chaos d’où surgira toute une génération de cinéastes indépendants, que comme le cimetière d’un système de production institué par les grands studios. Clôturant la fameuse saga nihiliste des Combat sans code d’honneur (1973-1979, cinq films puis trois sequels signées Fukasaku) avec Battles Without Honor & Humanity : Aftermath (1979), il entre de plain pied dans l’esthétique du néo polar “eighties” avec Yokohama BJ Blues (1981) et son détective bluesman incarné par l’emblématique Yûsaku Matsuda dont Tôru Murakawa, grand émule de Fukasaku, sublimera la classe désinvolte et la virilité dans une série de polars hard-boiled au romantisme mélancolique. Citons la fameuse trilogie des Yugi (The Most Dangerous Game, The Murder Game et The Execution Game) et surtout The Beast must Die ! (1980).
Mais c’est véritablement Beast Detective, projet maintes fois repoussé par la Toei privilégiant jusqu’alors sa série à succès Combat sans code d’honneur, qui démontre le talent toujours intact du cinéaste, privilégiant ici la peinture du drame humain à l’action spectaculaire. Personnages sublimes dans leur déchéance et leur détresse, Kudô brosse le portrait sans fard ni romantisme d’êtres se débattant dans les profondeurs des bas-fonds d’Osaka, véritable lie de la société. Beast Detective, à l’image de films tels que La Vengeance est à Moi de Shoeï Imamura (1979) ou Portrait d’un Criminel d’Hideo Gosha (1985), est autant exemplaire de l’exceptionnel talent de l’acteur Ken Ogata, que de la faculté du cinéaste à s’émanciper des canons de l’exploitation, parfois réductrice, imprégnant les productions Toei. Bien que le film s’ancre dans l’esthétique du polar hard-boiled typique des années 80 avec une prédominance des lumières “bleu nuit”, d’une urbanité menaçante à l’atmosphère crépusculaire ; l’œuvre, grâce à la qualité de l’écriture de Fumio Konami (auteur du chef d’œuvre de Fukasaku Le cimetière de la morale et collaborateur régulier du maître), va s’attacher à traduire le drame social et humain qui se joue au cœur de ce trio, accentué par l’addition de la figure de l’enfant, témoin indifférent, et dont les vies vont s’entrechoquer dans un chaos déchirant.
Kudô se sert ici de l’enquête sur les meurtres d’un tueur psychopathe comme d’un arrière plan qui, certes propulse la narration dont le destin sacrificiel de Keiko tiendra lieu de premier climax, mais sert avant tout à mettre en lumière la cruauté et la folie tapie dans l’ombre d’une société dont le miracle économique alors proche de son zénith, s’épanouit sur le dos des laissés pour compte et des rebuts sociaux. On connaît la dimension politique et contestataire de l’œuvre de Kudô, sans doute exacerbée par la contradiction d’un lignage [1] dont il rejette le symbole avec virulence, à l’instar d’une génération née avant la guerre. Mais en inscrivant le récit, filmé en décors naturels, dans l’emblématique quartier de Nishinari [2] à Osaka, dont il livre même au gré du film quelques furtifs plans documentaires, Kudô inscrit sa tragédie humaine au cœur d’un réalisme social faisant des personnages du film les victimes indirectes d’un environnement fait de désolation et d’inhumanité. Une scène résume parfaitement cette préoccupation du cinéaste. Lors d’un des meurtres perpétrés par le tueur, on aperçoit en arrière plan des soudeurs travaillant au loin sur un chantier en pleine nuit. Kudô évite donc de s’en tenir au stylisme pur, cher aux fantasmagories urbaines de Takashi Ishii et son goût pour l’érotisation de la souffrance féminine (voir notamment la série roman porno Angel Guts). De même il prend le contre-pied du romantisme enveloppant les anti-héros de Tôru Murakawa, en inscrivant ses marginaux au cœur du réel, décuplant ainsi la profondeur dramatique du récit.
En outre, Kudô utilise à merveille la topographie des lieux, profitant même d’imprévus, puisqu’il finit par enregistrer des plans du véritable incendie d’un entrepôt intervenu au moment même du tournage du film, que l’on aperçoit sur la rive faisant face à l’appartement, et prélude au coup de folie de Sakagami. On y voit alors la caméra habituellement fixe s’échapper de la fenêtre et saisir au vol l’arrivée d’un camion pompier. Le choix du réalisme urbain n’empêche pourtant pas Kudô d’user d’une certaine poésie visuelle et sonore, ou d’un expressionnisme faisant un usage brillant de l’ombre et de la lumière dans sa construction esthétique. Le superbe prologue manie intelligemment le hors champ pour s’échapper vers une symbolique poétique qui rappelle par son usage du parapluie rouge flottant sur le bitume, les chromatismes codifiés de Takashi Ishii et sa série Angel Guts, sans oublier la pluie, véritable motif dramatique dans le film. Le cinéaste soigne son cadre, de facture classique il use admirablement de la profondeur de champ et de l’arrière plan lors des scènes d’intérieur intimistes (l’appartement de Keiko) ; alors que son usage des longues focales fait merveille dans les extérieurs, voir la séquence montrant Sakagami épris de folie poursuivant Keiko une batte de baseball à la main. En revanche il s’avère moins heureux lors des scènes d’action, notamment la longue et quelque peu laborieuse poursuite en voiture, aboutissant à la prise d’otage d’une ménagère par Sakagami devenu forcené sous l’emprise de la drogue.
Mais ce qui insuffle sa force à cette tragédie humaine, c’est sans aucun doute la performance de ses acteurs, au premier rangs desquels Ken Ogata, portant ici les cheveux longs, sur l’insistance d’Imamura s’apprêtant alors à tourner La Ballade de Narayama (1983). Personnage cynique et marmoréen, il laissera pourtant percer, à travers la pudeur retenue de quelques larmes, une touchante humanité. Mais Ogata seul ne saurait suffire, sans l’antithèse offerte par le poète chanteur Shigeru Izumiya, magnifique loser à la démarche unique, habité par une folie ordinaire et une souffrance exacerbée. Quant à Ayumi Ishida (Yasha) dont l’heureuse alchimie avec Ogata sera prolongée par Fukasaku dans House on Fire (Kataku no hito, 1986), elle incarne avec justesse la détresse et le désarroi de Keiko victime de sa compassion autant que de la société. Entrecoupé d’une composition mélancolique de Katsuo Ohno au générique, le film se conclue admirablement par la voix expressive de Yuya Uchida et son tube « Rolling on the road » [3], ode à la solitude et à la marginalité.
Film noir d’une beauté froide, Beast Detective, malgré une narration quelque peu hachée, cristallise admirablement le destin tragique d’êtres pris dans le carcan d’une société en déliquescence. Eiichi Kudô, par son humanisme et la sincérité de son regard social acéré, démontre qu’il n’a rien perdu de sa superbe. Loin d’être cantonné à n’être qu’un simple artisan de série B, il s’affirme ici comme un auteur capable de dépasser un genre pour l’inscrire durablement dans l’air du temps. Rappelant au passage que les années 80 demeurent toujours les plus méconnues du cinéma japonais d’après-guerre.
Beast Detective est disponible en DVD au Japon chez Toei Video, sans sous-titres ni suppléments outre la bande-annonce de rigueur. Mes remerciements à Mohamed Bouaouina.
[1] Le cinéaste était descendant d’une famille de samouraï.
[2] C’est dans ce quartier que se trouve Kamagasaki, appelé aujourd’hui district Airin, constituant le plus grand yoseba (quartier de travailleurs journaliers) de l’archipel. Cités dortoirs pour les exclus de la norme ou véritables ghettos remplis de SDF, ces quartiers servent aussi de refuge à certains criminels (voir l’affaire Lindsay Hawker) désireux de se faire oublier. A voir également le poignant Le plan de ses dix-neuf ans (1979) de Mitsuo Yanagimachi, également tourné à Kamagasaki.
[3] A noter que le single, également composé et arrangé par Katsuo Ohno, est extrait d’un concept album du rocker Yuya Uchida consacré à l’univers de Raymond Chandler et intitulé « Farewell My Lovely » (1982).



