Bedevilled
Il est déjà loin le temps où le renégat Kim Ki-duk terrorisait ses spectateurs à coups d’hameçon perforant l’orifice intime de la sauvage et sensuelle Hee-jin dans L’île (2000), conte cruel et fascinant qui fut le prélude à la découverte en France du nouveau cinéma coréen. L’industrie cinématographique de Chungmuro peine aujourd’hui à engendrer des personnalités aussi imposantes, capables de s’affranchir des contraintes commerciales qui cadenassent l’un des cinémas pourtant les plus riches d’Asie.
Kim Ki-duk, qui jusqu’à peu tournait au rythme d’un film par an, en dépit de sa position marginale, semble avoir pris ses distances avec la réalisation. Aujourd’hui en retrait, Dream, sa dernière production, date déjà de 2008. Mais cet effacement récent semble esquisser le germe d’une autre création. Celle provoquée par les émules de l’enfant terrible du cinéma Coréen, dont l’ombre tutélaire plane sur quelques productions récentes, signalant aussi l’éclosion d’une nouvelle génération. Ce fût d’abord la découverte de Juhn Jai-hong [1] et son trop imitatif Beautiful (2008) ; alors que Rough Cut (2008) signé par l’assistant réalisateur de L’Arc (2005) s’avérait une œuvre inclassable, doublée d’une intelligente mise en abîme du cinéma d’action Coréen.
Avec Bedevilled, le premier long-métrage de Jang Cheol-soo, on assiste à la révélation d’un autre disciple de Kim [2]. Cette œuvre, sélectionnée à la Semaine de la Critique 2010 et primée dans la foulée au Festival international du film fantastique (PiFan) de Puchon, parée d’une beauté fascinante et d’une cruauté féroce, assume autant sa filiation qu’elle s’en émancipe avec caractère. Hae-won (Ji Seong-won) est une jeune employée de banque toujours célibataire. Sa vie confortable et protégée bascule le soir où elle est témoin du meurtre d’une jeune prostituée par trois voyous. Entre inquiétude et lâcheté, elle refuse de désigner formellement les coupables lorsqu’elle est convoquée au commissariat pour une procédure d’identification. Le stress provoqué par cet incident déteint rapidement sur sa vie professionnelle. Mise à pied par son supérieur, Hae-won profite de ce contrecoup pour changer d’air, et décide alors de partir quelques jours en vacances rejoindre Bok-nam (Seo Yeong-hee), une amie d’enfance habitant l’île de Moodo, où elle vécu jadis. Mais la jeune femme va se trouver confrontée à son passé et à l’hostilité de la communauté aux mœurs archaïques habitant cet îlot coupé du monde.
Échappant à toute catégorisation stricte, Bedevilled surprend par l’habileté de sa construction et de sa mise en scène. Cheol-soo tisse avec méthode le fil d’Ariane d’un drame individuel et familial doublé d’une histoire d’amour contrariée, dont la tension progressive entraîne irrémédiablement son spectateur aux confins de la folie féminine et des plus vils instincts de la culture patriarcale qu’il dénonce. La force du film et sa brutalité démesurée résident dans sa capacité à repousser les limites de tolérance de la jeune Bok-nam, jusqu’à l’insoutenable. Véritable protagoniste du film, la maltraitance hyperbolique dont elle est victime ferait presque passer Kim Ki-duk pour un romantique. Cheol-soo prolonge ainsi le sillon tracé par son mentor, en dénonçant l’oppression sexuelle et sociale infligée à la condition féminine par la communauté et ses règles patriarcales. On retrouve une représentation extrême de la violence faite aux femmes, doublée d’un questionnement sur le corps féminin en tant qu’objet de désir au sein d’une société dominée par le règne de la masculinité. La vielle tante (Baek Soo-ryeon), à la dureté et aux traits masculins, garante des traditions familiales, sur-joue à merveille le poids de cette culture patriarcale qui condamne Bok-nam à subir l’oppression insulaire.
Mais l’auteur s’affranchit également du joug de son mentor par ses choix formels. Bedevilled mélange ainsi avec inventivité les genres. L’auteur dissimule ses intentions sous l’apparat du drame familial ou de la chronique d’un amour contrarié. Sa mise en scène dans la première partie du film, opère par petites touches elliptiques à l’aide d’un montage rythmé, livrant progressivement ses indices. Les flash-back retraçant l’enfance passée entre Bok-nam et Hae-won viennent ancrer le drame, dont les racines passées fondent l’enjeu, dépassant le cadre de l’oppression masculine à l’œuvre au premier plan. Le cinéaste va ainsi créer un point de rupture du film à travers le destin cruel de la petite fille de Bok-nam, dont le contrecoup opère un véritable basculement qui, sans prévenir, convertit le récit en film de vengeance aux accents de rape-revenge, où le surnaturel et le surréalisme gore en font un pur slasher. La démonstration qui s’effectue par le biais d’une violence paroxystique n’en devient que plus efficace, même si le propos social dénonciateur perd de sa substance, pour mieux assouvir nos fantasmes esthétiques d’un cinéma libre de toute entrave. D’une certaine façon l’on pourrait même oser rapprocher Bedevilled avec le processus à l’œuvre dans le classique de Miike Audition, et sa construction duale : la progression lente faite d’éléments dramatiques dans sa première partie, et le basculement complet du film vers le pur cinéma de genre dans sa seconde. C’est donc cette même impression de sidération que procure la vision de Bedevilled, lorsque le film bascule dans un déluge de meurtres horrifiques spectaculaires. L’égorgement à la faucille et le traitement esthétique d’éléments naturels n’étant pas sans évoquer le chef d’œuvre de Bava La baie sanglante. De même l’usage surnaturel du soleil brûlant, annonçant la mort, rappelle le giallo singulier d’Armando Crispino Macchie Solari (1975), générateur d’une folie suicidaire.
La beauté formelle de Bedevilled ensorcelle autant que la sensualité de ses deux héroïnes. Le cinéaste fait preuve d’une parfaite maîtrise du cadre, jouant de la profondeur de champ pour sublimer la grâce de ces actrices. Des contre-plongées dramatiques et quelques plans au grand angle jouent des espaces naturels et de la géographie abrupte de l’île (les séquences près de la falaise) avec talent. De même rarement le contre jour n’aura été exploité avec autant de virtuosité. La silhouette sombre de Bok-nam endossant les traits d’une terrifiante faucheuse incarne avec force la dimension démoniaque de la femme, lorgnant parfois vers le cinéma de Kim Ki-young, entomologiste de la vitalité féminine et de ses instincts primaux. D’autant que l’île et sa communauté archaïque à dominante féminine n’est pas sans évoquer le chamanique Iodo (1977), jouant pareillement le contraste entre l’urbanité et l’atmosphère fantastique régnant sur l’île, traduite ici par la dimension solaire du film. Le cinéaste se plait à jouer du déséquilibre entre nature et civilisation figuré par l’antagonisme des deux héroïnes du film. Il oppose la peau d’albâtre d’Hae-won, femme réservée à la coupable inertie ; au teint hâlé de Bok-nam, au volontarisme actif et à la sensualité sauvage. Cette confrontation servant aussi bien la critique du conformisme social, à travers la lâcheté de Hae-won, que de celle du modèle traditionaliste décrit par le fonctionnement de la communauté insulaire.
La confrontation violente entre masculin et féminin s’exprime également de façon troublante à travers la représentation de la sexualité dans le film. Au sein de la culture la plus confucianiste du monde, il est encore délicat d’aborder certains thèmes, en particulier l’homosexualité féminine. Mais l’auteur s’y risque pourtant, certes avec pudeur et grâce, lors d’une séquence de bain à l’érotisme latent, contrastant avec la crudité de la peinture âpre de la sexualité masculine perverse (la pédophilie incestueuse suggérée) et bestiale (les rapports entre Bok-nam et son époux). Cheol-soo sait aussi manier la métaphore sexuelle, celle de la castration symbolique du patriarche, lors d’une séquence à la sensualité débordante où Bok-nam lèche la main armée du couteau qui la menace, pour finir par en dévorer le doigt.
Bedevilled s’inscrit donc comme une première œuvre au parfum sulfureux, dotée d’une maîtrise formelle étonnante à la richesse et aux contrastes insoupçonnés. S’il constitue en arrière plan l’un des plus vibrant plaidoyer féministe envers la condition féminine en Corée, il est aussi le fruit d’une histoire d’amour tragique à la dimension érotique et poétique. Le film aurait pourtant mérité de se clôturer sur le tableau, très Kim Ki-dukien, de l’héroïne ensanglantée offrant sa flûte - objet symbolique du lien affectif unissant les deux femmes - à son amie. Au lieu d’inscrire l’œuvre dans une conclusion démonstrative positive, certes plus salutaire pour son public, mais dont les débordements grotesques et outranciers la précédant, en annihile sensiblement la portée.
Bedevilled a été présenté dans le cadre de la seizième édition de l’Étrange Festival (2010).
[2] Qui fût notamment son assistant sur L’île et Coast Guard.






