Call If You Need Me
« Let me see you stripped Down to the bone » – Depeche Mode.
Après le succès rencontré en Malaise par sa précédente réalisation, Histeria, un film d’horreur dont on attend toujours ne serait-ce qu’une édition vidéo de notre côté du globe, James Lee revient au cinéma, singulier et numérique, qui a construit sa réputation, ainsi que celle de sa « famille » de Da Huang Pictures [1]. Call If You Need Me, film de gangsters dénudé, permet au réalisateur de retrouver un genre qu’il avait déjà abordé dans Ah Beng Returns, et de se faire une nouvelle fois le porte flambeau des deux principales caractéristiques de la nouvelle vague malaise, telle que présentées par l’acteur Pete Teo lors de la diffusion du film en compétition de la 31ème édition du Festival des 3 Continents : le manque de moyens, et le manque de moyens. Pourtant du haut de ses 15 000 dollars de budget, Call If You Need Me n’affiche aucune lacune cinématographique. Comme Ah Beng Returns avant lui, il parvient à transformer un handicap en personnalité, et, avec nettement plus de maîtrise narrative, à faire de son dépouillement contraint un étonnant manifeste stylistique.
L’histoire est on ne peut plus classique : Or Kia quitte sa campagne pour rejoindre son cousin Ah Soon à Kuala Lumpur. Ah Soon est à la tête de quelques gangsters, qui préfèrent le Hokkien au cantonnais et l’aident à recouvrir des dettes pour remplir les poches d’un ponte local. Ah Soon gravit les échelons et hisse Or Kia avec lui, lui offre ses hommes alors qu’il part s’occuper d’affaires plus sérieuses. Puis l’un tombe en défaveur pendant que l’autre continue de briller ; c’est une simple affaire de frères de sang, de loyauté et de motivations.
Sauf que Call If You Need Me n’est pas si simple que ça. Prenez n’importe quel film de gangsters à la trame similaire et défaites-le de tous ses apparats, transformez la construction explicite d’une anticipation en relecture rétroactive induite, et servez l’ensemble avec une distance paradoxalement intimiste ; vous obtenez une œuvre toute en non dits et en déductions, forte de l’hypnotisme qui porte la plupart des films de James Lee. Chaque scène, statique en apparence, étire en longueur des attitudes et des rapports, pour la plupart silencieux. Pourtant, alors que les mots font la part belle à une approche étonnamment légère et exempte de violence du crime organisé et de ses conséquences sur la sphère "familiale", la composition des plans nous dit autre chose.
Afin de pallier au manque de relief de l’image mini-DV, James Lee remplit chaque séquence d’un premier plan et d’une ou plusieurs couches d’arrière plan, quand il ne place pas un obstacle - une fenêtre et ses barreaux par exemple - au premier plan. Ainsi lorsque Or Kia rencontre le gang de son cousin, passent-ils tous ensemble une soirée teintée de stupéfiants. Au premier plan, Ah Soon et sa petite amie Ah Peng expriment une affection inégale – lui entreprenant, elle presque captive -, tandis que derrière eux, Or Kia danse avec l’enjouée et rondouillarde Claudia. Au fond de l’image, les hommes de mains vaquent à leur ennui drogué, filment avec un téléphone portable Or Kia et sa compagne d’un soir. Cette (dé)composition remplit, sans que la caméra se déplace ou se focalise, bon nombre d’objectifs narratifs. La relation d’Ah Soon et Ah Peng expose implicitement sa fragilité, Or Kia laisse entrevoir son absence de prise de position, obéissant à la volonté des autres, tandis que les autres protagonistes s’affirment par procuration, dans une hiérarchie évidente.
Sans dire un mot ou presque, James Lee expose déjà les ficelles de sa narration, les enjeux et les fissures à venir. Et si l’on peut redouter initialement l’austérité de l’ensemble, celle-ci n’est qu’apparente et l’on se plait rapidement à retrouver entre les lignes de Call If You Need Me, qui sont autant de bribes (une ville entraperçue, des intérieurs cliniques, une maison en cours de construction, des trahisons ressenties, et beaucoup de questions sans réponses), les éléments que tant de films ont étalé, avec force verbiage et effets de mise en scène, avant lui. James Lee lui, n’a besoin de rien, pas même de moyens, pour raconter la même chose ; tout au plus du talent retenu de ses deux acteurs principaux, le chanteur Pete Teo et la star singapourienne Sunny Pang. Et de notre abandon dans la contemplation de leurs rapports, tacites ou incomplets, notre regard étant seul à même de donner corps à cette narration d’une trahison convenue, qui déplace Or Kia de l’insouciance vers une douloureuse responsabilité, legs involontaire d’un "frère" dont on ne comprend les blessures que dans les derniers instants de ce substrat cinématographique.
Call If You Need Me a été présenté en compétition de la 31ème édition du Festival des 3 Continents (Nantes).
[1] Lire à ce sujet The Beautiful Washing Machine et Flower in the Pocket, ainsi que l’interview de James Lee réalisée en mars 2007 au cours de la 9ème édition du Festival du film asiatique de Deauville.



