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Japon

Chikan densha : gokuhi honban

aka Molester train : absolutely secret real sex, Le train des pervers : le véritable acte sexuel secret, 痴漢電車 極秘本番 | Japon | 1984 | Un film de Yôjiro Takita | Avec Yukijirô Hotaru, Yûka Takemura, Arisa Shindô, Yûko Aoki

La face cachée de Yôjirô Takita.

Avec une pluie de récompenses saluées par un succès commercial et critique retentissant, le réalisateur Yôjitrô Takita, en remportant l’Oscar 2009 du meilleur film étranger pour son dernier long métrage Okuribito (Departures, 2008), devenant par la même occasion le quatrième film japonais à remporter la statuette depuis le Rashômon de Kurosawa en 1951 ; s’est assuré un éminent strapontin au panthéon du cinéma mondial.

Mais se pourrait-il que cette récompense dissimule un cruel oubli, ou pire soit le reflet de l’ignorance aveuglante d’une clique de pharisiens de la culture ? On le sait depuis toujours, ces notables du bon goût se sont plus d’une fois fourvoyés. Quand l’on pense que ni Chaplin, Welles, Hitchcock, Kubrick ou encore Altman n’ont reçu l’icône sacrée de meilleur réalisateur l’on perçoit mieux la défiance qu’il convient d’adopter face aux fabricants d’opinions. Sans préjuger de la qualité d’Okuribito qui ne manquera pas de rencontrer l’enthousiasme des distributeurs, bien que la sérieuse revue Eiga Geijutsu l’ai placé en tête de liste des pires films de l’année 2008 ; sous ses airs mélodramatiques garant des nobles traditions, transpire l’académisme, les bons sentiments et la tristesse que se complaisent à récompenser régulièrement l’Académie. Et si le talent de Takita était ailleurs ? Vous me répondrez alors que cette question a tout d’une provocation. Tout juste, mais je répliquerai que qui ne provoque pas ne cause aucun émoi.

Yôjirô Takita, l’œil malicieux sous ses lunettes en écaille noire d’intello bobo, doit mesurer le chemin parcouru avec ironie, en brandissant sa statuette comme s’il venait de remporter une élection municipale. Car voyez-vous, le couronnement de Takita c’est un peu - toutes proportions gardées - comme si Rocco Sifredi avait reçu le César du meilleur acteur pour Romance X (1999). Impensable partout ailleurs... sauf au Japon. Non que la qualité de jeu de l’italo-étalon soit en rapport avec le talent de metteur en scène de Takita, loin s’en faut, mais plutôt à travers sa valeur symbolique eu égards aux préjugés culturels. Car même s’il n’échappe pas à la notion de “goût dominant”, le Japon démontre une propension bien moins vive à la hiérarchisation culturelle, sans oublier une perméabilité incomparablement plus tolérante à l’égard de l’artiste naviguant entre “culture savante” et “culture populaire”. Pour autant, il ne faudrait pas que cet événement médiatique ne soit prétexte à la négation d’un passé plus subversif et anti-consensuel qu’apparent. Comme le montre parfaitement Hidenori Okada dans son article Une génération muette ? Non !, une quantité insoupçonnée d’auteurs désormais acclamés, dont Takita fait bien entendu partie, ont été formés au début des années 80 grâce à l’industrie du cinéma érotique (roman porno et pinku eiga compris), et dont les œuvres ne sont ni moins respectables, ni moins créatives.

En effet, embauché comme assistant réalisateur en 1974 par la Shishi Pro d’Hiroshi Mukai, à qui il faudra bien un jour remettre un prix honorifique tant sa contribution au renouvellement du cinéma japonais contemporain est patente ; il collabore avec de grands noms du cinéma pink tels que Mamoru Watanabe ou Shinya Yamamoto. Ce dernier, véritable pionnier du genre, devenu depuis un truculent présentateur TV, fût en 1975 à l’origine d’une des séries les plus singulières et les plus longues du cinéma érotique nippon. S’appuyant sur un véritable fléau social, le phénomène du chikan [1], terme qui s’applique aux hommes et désigne l’acte ou l’auteur d’attouchements sexuels sur des femmes et jeunes filles dans les transports en commun aux heures de pointes ; le cinéaste narre les aventures scabreuses de pervers s’adonnant à leurs coupables offenses, variant à chaque opus le type de transport utilisé. Intitulée Chikan densha (Molester train, 1975), littéralement « Le train des pervers », ce premier opus aura un retentissement considérable dans l’univers du “pink” puisque aujourd’hui encore, des cinéastes de la nouvelle génération tels que Shinji Imaoka [2] s’essayent au genre, sans oublier les pink shitenno [3] qui outre Kazuhiro Sano - uniquement en tant qu’acteur - ont tous apporté leur contribution à ce sous-genre emblématique.

Si la série Chikan densha est au cinéma érotique ce que Tora-San est au mélodrame nippon, c’est avant tout grâce au génie comique de Yôjirô Takita. Il a certes repris à son compte une formule rodée par son mentor, tout autant que sa veine comique marquée par l’esprit slapstick de ses gags burlesques, mais en véritable artisan doué d’un imaginaire hors du commun il n’a pas hésité à transcender la formule, par un sens de la parodie et du mélange des genres unique. Après des débuts de metteur en scène avec Chikan onna kyôshi (Molester woman teacher, 1981), il réalisera pas moins de onze Chikan densha, soit quasiment la moitié de sa filmographie érotique qui s’étend jusqu’en 1985 (même s’il reviendra épisodiquement au genre jusqu’en 87), date de son passage remarqué à un cinéma plus mainstream avec le décapant Komikku zasshi nanka iranai (Comic Magazine) ; espace dans lequel il finira par pantoufler allègrement non sans avoir fait montre d’une grande versatilité allant de la comédie satirique Kimurake no hitobito (The Yen Family, 1988) au chambara fantastique (Onmyôji, 2001), sans oublier une incursion dans le polar avec Nemuranai machi - Shinjuku same (1993). Signalons en outre qu’il aura eu aussi pour mérite d’offrir à Naoto Takenaka, l’un des plus grands acteurs japonais contemporains doté d’un génie comique absolu, sa première apparition cinématographique (non, vous ne rêvez pas !) avec Chikan densha : shitagi kensatsu (Chikan densha : underwear inspection, 1984).

Aussi si j’ai opté pour ce Chikan densha : gokuhi honban parmi l’ensemble de sa pléthorique filmographie, c’est avant tout pour son caractère unique et emblématique du style Takita. Car outre l’observation de la figure imposée (plusieurs scènes de pelotages dans le train), celui-ci réussit le tour de force de fusionner film érotique, film de science-fiction, comédie burlesque et ninja-eiga (film de ninja). Dans un esprit comique et irrévérencieux dont il a le secret, Takita s’amuse à détourner les genres par un sens de l’hybridation subversive caractéristique qu’il poursuivra tout au long de sa triomphale carrière rose. Dans Chikan densha : gokuhi honban il remet en scène son couple fétiche interprété par les fidèles Yukijirô Hotaru et Yûka Takemura dans les rôles respectifs de Sasuke Sarutobi [4] et de la kunoichi [5] (femme ninja) Kagerô, ennemis jurés ayant pour objectifs de mettre la main sur un trésor caché, dont le leader du clan Sanada a soigneusement confié le parchemin codé permettant de le retrouver à son fidèle Sasuke. Parti en mission, ce dernier se retrouve poursuivi par son ennemie. Le couple rival se voit alors projeté à la faveur d’un saut temporel, de l’ère Sengoku à notre époque, atterrissant dans un train en marche à la stupeur des passagers. S’amorce alors une succession ininterrompue de quiproquos et gags voyant nos deux “visiteurs” confrontés au choc culturel du monde contemporain, essayant par tous les moyens de remplir leur mission.

La veine comique et l’ambiance folâtre de ces films contraste sérieusement avec le caractère violent et psycho anxiogène des représentations érotiques des pinku violents dominant le marché. Même si l’on sort tout juste d’une période ayant vu les roman porno atteindre un point de non retour à l’image des déviants et complaisants opus sur le viol de Yasuharu Hasebe, on entre en pleine euphorie de la « période de la bulle » typique du début des années 80, avec ses excès et sa vision décomplexée du plaisir. Une posture aujourd’hui bien éloignée de la stigmatisation sociale dont fait l’objet la figure du chikan, dont Masayuki Suo livre une poignante version dans Soredemo boku wa yattenai (Even so, i didn’t do it, 2006), ou que Yoshihiro Nishimura punit de façon radicale dans le jouissif Tokyo Gore Police (2008).

L’originalité de Takita et son attitude subversive est justement de détourner la perversion d’un acte traduisant une profonde frustration vécue par l’homme prisonnier du carcan rigide des conventions sociales, pour en faire une figure de jouissance hédoniste pure. Car si les halètements indisposés des proies féminines victimes de pelotages insidieux traduisent une gène discrète, au contact des mains expertes lutinant leurs parties charnues, elles succombent bien vite à ce plaisir coupable qui les inonde pour entrer de plain pied dans un récit prétexte à batifoler sans retenue et tordent le cou à la bienséance. On ne trouve jamais de victimes stigmatisées par la honte du viol chez les héroïnes de Takita, mais bien des femmes laissant libre court à leur jouissance.

La bonne humeur et la gaudriole sont ici de rigueur et Takita se joue avec génie de la bigoterie culturelle. Parfois vulgaire, il ne manque pourtant pas d’esprit, lorsque la jolie Kagerô se retrouve employée dans un soapland (salon de massage), et finit par occire un client porté sur les pratiques sadomasochistes, ignorant complètement qu’il s’agit d’un jeu. Takita exploite avec brio les situations confrontant ses deux héros à la technologie moderne, comme lorsque Sasuke aperçoit son ennemie à la télévision et s’empresse de vouloir la perforer de son sabre, provoquant ainsi l’explosion du poste, filmée à la manière d’un gag à la Tex Avery. L’auteur ajoute comme à son habitude une parodie des médias audiovisuels, avec une caricature du duo légendaire Pink Lady [6] et leurs tenues extravagantes et sexy. Détournant allègrement l’histoire officielle dont il se moque outrageusement, il livre une rocambolesque bouffonnerie pleine de verve, réinventant le genre en créant la première authentique comédie érotique SF, formule qu’il réutilisera à la demande de la Nikkatsu dans le roman porno SF Time Adventure : zeccho 5-byo mae (1986).

Chikan densha : gokuhi honban, à l’image des autres films de la série ,constitue une sorte de “gai savoir” cinématographique qu’il convient de célébrer pour sa créativité décomplexée, doublée d’une subversion réjouissante face au dictat du bon goût, méritant davantage que l’ignorance patente des programmateurs de festivals et autres institutions qui ne jugent même pas digne leur mention dans la filmographie de l’auteur.

En attendant une (improbable) réédition complète de la série, Chikan densha : gokuhi honban n’est pour l’instant disponible qu’en téléchargement payant, uniquement au Japon sur les plateformes spécialisées.

Pour prolonger cette lecture je vous recommande de vous procurer l’ouvrage à paraître en janvier 2010 : « Des hommes et des rails, le train au cinéma » dans la collection CinémAction aux éditions Charles Corlet comportant un chapitre intitulé « Trains roses japonais » signé par votre serviteur.

Bibliographie : Jasper SHARP, Behind the Pink Curtain : The Complete History of Japanese Sex Cinema, FAB Press, 2008.

Un remerciement particulier à Jasper Sharp ainsi qu’à Monsieur Akira Fukuhara.

NDLR (2012) : le film est désormais disponible en DVD sous-titré anglais chez Pink Eiga (http://www.pinkeiga.com/films/sexy-timetrip-ninjas/).

[1Le fléau est tel qu’en 2005 la Japan Railroad inaugure des rames réservées aux femmes.

[2Avec notamment Chikan densha : benten no oshiri (1998), également connu sous le titre Demeking.

[3Terme signifiant « les quatre dieux du pink » et désignant la nouvelle vague des auteurs pink apparus au début des années 90, comportant les cinéastes Hisayasu Satô, Toshiki Satô, Kazuhiro Sano et Takahisa Zeze.

[4Personnage de ninja légendaire peuplant nombre d’histoires pour enfants dans les années 1910-1920. Il apparaît également dans de nombreux films tels que l’excellent Ibun Sarutobi Sasuke (Samurai spy, 1965) de Masahiro Shinoda.

[5Pour plus de précisions lire l’article très instructif de Kuro dédié à Kunoichininpôchô (1991).

[6Duo pop féminin japonais ultra populaire marquant des années 70, composé des idoles japonaises Mitsuyo Nemoto et Keiko Masuda.

- Article paru le vendredi 13 mars 2009

signé Dimitri Ianni

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