Coming Future
No Future.
Si l’on se fie au baromètre de la production annuelle japonaise, l’on pourrait croire à une santé insolente. Selon les statistiques d’Unijapan [1], 448 films japonais sont sortis sur les écrans de l’archipel en 2009 [2], totalisant une part de marché de 56,9%. L’industrie cinématographique fût même paradoxalement l’une des seules industries bénéficiaires au cœur d’une économie frappée par la récession. Même en cette année post-séisme il est fort probable que la production nationale excédera les 400 sorties. Mais cette situation n’est qu’un leurre. De grosses productions commerciales, majoritairement financées par les chaînes de télévision, monopolisent les écrans. Derrière elles, un gouffre les séparent d’une quantité de petites productions qui souffrent d’un manque de visibilité. Face à cette bipolarisation dangereuse, une minorité silencieuse, constituée par les cinéastes autoproduits, tente de faire entendre une voix alternative. Ces jeunes cinéastes qui connurent leur âge d’or dans les années 80, lorsque tourner un film en 8 mm était quasiment devenu à la mode. Grâce au soutient du Pia Film Festival (PFF) [3], véritable courroie d’entraînement de ce jeune cinéma, leurs films ont alors pu rencontrer le grand public en étant projetés en salles.
Mais depuis la situation a bien évoluée. Le PFF n’est aujourd’hui plus que l’ombre de lui-même. Le 8 mm a peu à peu disparu. Et l’avènement du numérique dans les années 90 a progressivement brouillé la frontière existante entre cinéma autoproduit et cinéma traditionnel. De plus, les salles indépendantes qui diffusaient du cinéma autoproduit tendent elles-mêmes à disparaître, rendant encore plus problématique sa distribution. Et certains réalisateurs, malgré le succès, sont confrontés à de graves vicissitudes, à l’image de Yu Irie (8 000 Miles). Pour autant, de jeunes cinéastes talentueux ne cessent de poindre à l’horizon, à l’image du prometteur Tetsuya Mariko (Yellow Kid). Mais quel avenir pour ce “précariat” du cinéma ? C’est la question que tente de poser Coming Future à l’aube d’une nouvelle décennie.
Ce documentaire, lui-même représentant du cinéma autoproduit, tente de dresser un état des lieux des conditions d’expressions de cet “Arte Povera” du cinéma japonais, à travers des conversations prises sur le vif avec sept cinéastes représentatifs de cette pratique. Si l’idée semble séduisante pour qui souhaite s’informer des conditions d’exercice des cinéastes indépendants dans le Japon contemporain, sa mise en image se heurte aux limites mêmes qui en astreignent ses protagonistes. Assistant de Sion Sono depuis Into a dream (2005), Kyûya Nakagawa dont c’est le premier long-métrage, gagne sa vie comme ingénieur du son, mais aspire à la réalisation à travers Dogma96, un projet collaboratif dont il est le fondateur, fonctionnant sur des principes édictés à l’instar du manifeste de l’avant-garde danoise ; dont la principale règle est que le temps de tournage d’un film ne doit excéder vingt-quatre heures.
Ainsi l’auteur a concentré ses entrevues en fixant rendez-vous à ses confrères au cours des nuits du 24 et du 25 décembre 2009 dans le quartier de Shibuya, aujourd’hui épicentre symbolique de cet oasis de liberté préservé ; puisque s’y trouvent les deux principales salles qui diffusent du jishu eiga (cinéma autoproduit) à Tôkyô : Eurospace et Uplink. Outre ce choix permettant de maximiser la durée de tournage en un espace délimité, le choix des extérieurs s’avère parfaitement cohérent. Le jishu eiga est né dans la rue, espace de liberté qui demeure son terrain de jeu de prédilection. En effet, après la disparition des studios, les jeunes cinéastes qui souhaitaient tourner des films par eux-mêmes, sans moyens pour construire des décors, n’avaient d’autre choix que d’investir les rues. Notamment celles des grandes métropoles urbaines. Sôgo Ishi, Shunichi Nagasaki ou Masashi Yamamoto ont tous investit le bitume, faisant de l’asphalte Tokyoïte l’arrière plan naturaliste de leurs chroniques de jeunesse. Même si certains, comme Kiyoshi Kurosawa à ses débuts, ont préféré le confort de l’enceinte universitaire.
Cette prédominance des rues est palpable à tous les instants du métrage, dont certaines conversations se déroulent même en pleine déambulation. Scandant les entrevues, telle une pause rythmique frisant parfois le remplissage, à l’image de micros-trottoirs insignifiants, le cinéaste propose une respiration visuelle, en filmant les performances d’un collectif d’artistes de rues. Alors que le film s’ouvre sur une foule dense mais ordonnée, arpentant le centre névralgique de Shibuya, tandis qu’un illuminé à moitié nu vêtu d’un pagne, fend la foule en brandissant une pancarte sur laquelle on peut lire « Christ d’Asagaya Sud », qui finit par s’installer pour distribuer gracieusement des boulettes de pain à la foule. Mais ces quelques péripéties dissimulent à peine la triste monotonie d’une époque morose, comme le déplore le cinéaste Kenji Murakami [4]. Pour lui, l’esprit de subversion qui animait les rues il n’y a pas si longtemps a disparu, à l’instar des performances activistes de Sion Sono, lorsque, à la fin des années 90, son collectif de poésie urbaine Tôkyô GaGaGa envahissait les rues pour aboyer sa rage face à l’apathie de la société. Murakami, déjà la quarantaine, semble aussi regretter la disparition du 8 mm, qu’il évoque comme une fracture générationnelle entre ceux qui en ont fait l’expérience et ceux qui ont débuté directement en numérique. Cette nostalgie trouve aussi son prolongement dans le travail de son auteur qui faisait récemment une déclaration d’amour nostalgique à ce format dans Fujica Single Date (2007), film réalisé suite à l’annonce par le fabricant de l’arrêt de la commercialisation de son format de pellicule Single-8 (équivalent du Kodak Super 8).
De la même génération, un autre cinéaste semble irrémédiablement dépendant à la pellicule : Kenji Ônishi, qui tourne depuis plus de vingt ans en 8 mm. Personnalité atypique et figure du cinéma expérimental, que certains découvrirent au cours d’une éprouvante nuit blanche lors de l’édition 97 de l’Étrange Festival avec A Burning Star (96), celui-ci fait preuve d’un radicalisme sans concession, en refusant toute forme cinématographique traditionnelle. Parmi les figures présentes, il est d’ailleurs le seul qui porte une caméra 8 mm avec lui, comme une preuve d’attachement supplémentaire, filmant à l’affût de l’imprévu, tout en marchant et conversant. Quelques inserts de ses images apparaissant montés dans la conversation. Un discours à contre-courant qui le place néanmoins hors champ du cinéma autoproduit traditionnel, travaillant davantage dans le champ “fictionnel” qu’expérimental.
Capter en arrière plan la réalité urbaine semble être la préoccupation des cinéastes Kôji Shiraishi (Noroi, Occult) et Tetsuaki Matsue (Live Tape, Annyong Yumika), plus proches qu’on y songerait. Cet échange entre deux jeunes cinéastes innovants, prend aussi un tour passionnant lorsque l’auteur-interviewer a l’intelligence de laisser la spontanéité des deux confrères s’exprimer librement. Deux personnalités travaillant dans des genres opposés, qui ne les empêchent nullement de partager un enjeu commun : l’utilisation de la forme documentaire comme moyen d’interaction avec le réel. Comment dépasser nos propres limites s’interrogent les deux auteurs. Comment susciter un « miracle » à l’image serait leur mot d’ordre. L’on perçoit ainsi mieux la démarche entreprise par les manipulations de Shiraishi, en opérant dans un style tout à fait personnel, une fusion habile entre faux documentaire et J-Horror. Son récent Shirome (2011), qui pousse encore plus loin cette démarche, est une nouvelle illustration audacieuse de cette tentative de dépasser les propres limites de son cinéma. Bien plus stimulant que ses essais classiques tels Kuchisake onna (2007). Alors qu’avec Live Tape, Matsue s’appuie sur ce réel et ses accidents, en orchestrant une odyssée folk pop singulière sous la forme d’un unique plan séquence tourné dans les rues du quartier de Kichijôji (Tôkyô), brouillant un peu plus la distance entre fiction et documentaire.
Certains portraits apparaissent en revanche plus pauvres et dispensables, comme ceux de Kôtarô Terauchi (Kuchisake onna 2, Shaolin baba), ou de la jeune cinéaste Satoko Yokohama (German + Rain), dont la présence semble servir de caution féminine, évoquant ici son délicat passage vers le cinéma dit commercial, qu’elle a récemment opérée avec un succès mitigé dans Bare Essence of Life (2009). Alors que Nobuhiro Yamashita, assurément la personnalité la plus en vue des sept, a déjà réussi cet examen de passage souvent délicat pour ces indépendants, ceci depuis Linda Linda Linda (2005) ; mais semble aujourd’hui dans une mauvaise passe, préoccupé de ne pas tourner davantage ses propres projets.
Au final, la conjonction de ces individualités, dont la représentativité est parfois discutable, témoigne des difficultés des cinéastes à vivre de leur passion dans un contexte difficile, tout simplement. Pour chacun, la servitude de travaux alimentaires (parfois loin du milieu du cinéma) semble impérative. Néanmoins, dans sa volonté de faire entendre une diversité, Coming Future se heurte à l’anecdotique, demeurant un film pour initiés, et échouant à ébaucher une quelconque réflexion d’ensemble ou projection d’avenir pour ce cinéma de résistance. Il se contente au final d’empiler les témoignages dont la somme ne suffit à dresser un état des lieux pertinent. En cause, des conversations trop brèves, fragmentées et disparates, entrecoupées de garnitures visuelles qui relèvent du zapping au détriment de l’approfondissement. Certes les limites de la production rendaient caduque toute construction ambitieuse ; reste à souhaiter que l’écho de cette minorité silencieuse puisse un jour se faire entendre au-delà de ses propres frontières.
Coming Future a été présenté dans la section Nippon Digital au cours de la 11ème édition du Festival du film Japonais de Francfort Nippon Connection (2011).
[1] Organisme de promotion de l’industrie du cinéma japonaise. Site Internet : http://www.unijapan.org.
[2] Ce chiffre est en réalité plus important, car selon nos informations ces statistiques ne prennent en compte que les films soumis au bureau de censure (Eirin).
[3] Lire à ce sujet notre entretien avec Takashi Nishimura.
[4] Lire l’entrevue (en anglais) que lui a consacré le site Midnight Eye : http://www.midnighteye.com/interviews/kenji_murakami.shtml.






