Dog Bite Dog
« Homo homini lupus » [1] Plaute.
Il faudra bien qu’on arrête de se lamenter sur le soi-disant lent délitement du cinéma Hong-Kongais d’action. Si l’on laissera volontiers la primeur des fresques historiques au grand frère chinois, en témoigne le somptueux et très Shakespearien The Banquet (2006), le polar demeure le genre roi de l’ex-colonie, en témoigne les réussites de ces dernières années, One Night in Mongkok (2004), SPL (2005), On the Edge (2006)... sans oublier le cinéma de Johnnie To qui obtient enfin une digne reconnaissance occidentale.
Loin d’une forme de stylisation romantique de la violence et des envolées lyriques d’un John Woo, la singularité du cinéaste Soi Cheang, récemment remarqué par l’originalité du romantico-polar à l’ancienne Love Battlefield (2004), s’exprime par une toute autre approche à travers son dernier opus, le nihiliste et noirissime Dog Bite Dog, signant le retour de la Cat III de la plus belle des manières.
Un assassin venu du Cambodge (Edison Chen) débarque à Hong-Kong pour y exécuter un contrat. Repérant sa victime dans un restaurant de la ville il l’exécute froidement. Dans sa fuite, il est repéré par Wai (Sam Lee), un jeune flic en butte à sa hiérarchie. La confrontation entre les deux hommes se solde par l’arrestation du tueur, non sans avoir causé la mort brutale d’un otage et d’un collègue de Wai (l’inimittable Lam Suet). Alors qu’ils sont en route pour le commissariat, le tueur s’échappe en provoquant un accident. Wai blessé, se lance sur sa trace, faisant dès lors une affaire personnelle de cette traque.
Si son scénario n’innove pas en la matière - rappelant pour une part la trame de One Nite In Mongkok et son tueur venu du Mainland -, Dog Bite Dog va pourtant chercher ailleurs la matière de sa réussite. La violence, ici au coeur du récit n’est pas un accessoire de divertissement pour fans de jeux vidéo. Elle est viscérale comme peut-être rarement elle ne l’avait été dans le polar HK. D’un réalisme froid, d’une efficacité calculée (l’utilisation systématique d’otages servant de boucliers humains par le tueur), sans concession, le cinéaste nous jette toute la sauvagerie humaine de ses deux protagonistes au visage comme un vieux torchon souillé de la lie de l’humanité. Il décrit un monde d’une violence sans limite que même la loi ne peut contenir, finissant elle-même par être gangrenée (le collègue de Wai lui prêtant main forte pour tabasser le dealer et informateur).
A travers la confrontation entre le tueur cambodgien, ce jeune homme enlevé à ses parents dès son enfance pour y être entraîné à se battre et à tuer lors de combat illégaux, otage de maigres paris et occasionnellement vendu à l’exécution de bases besognes, il confronte sa propre société en mutation (celle de Hong-Kong) à une violence étrangère, d’un autre type, et surtout d’un autre âge, comme pour réveiller ses compatriotes coupables de s’endormir face aux injustices et à l’inhumanité du monde. L’incroyable tour de force de Soi Cheang étant de faire ressentir cette violence au plus près du spectateur, grâce à une mise en scène impeccable où l’utilisation de la caméra portée conjuguée au grand-angle font merveille. L’écran demeurant le seul rempart, bien maigre face aux coups sourds et bestiaux que se donnent les personnages de ce théâtre de cruauté. L’auteur traque ces êtres pulsionnels, collant à leur respiration et scrutant leurs moindres angoisses et accès d’agressivité. Le combat nocturne au milieu de la décharge entre Wai et l’assassin devenant, à la faveur d’un doublage son transformant les cris en aboiements canins, un véritable combat de chiens. La métaphore pesante et pourtant efficace, signifiant que ces hommes sont bien devenus des chiens, et non des loups - comme le dicton d’usage -, dont la noblesse sied mal aux bas-fonds décrits ici.
Si la violence de Dog Bite Dog fera assurément date dans le cinéma de l’ex-colonie, elle n’est en rien complaisante et exclusivement cinématique. Au contraire elle sert ici à mettre en lumière la condition humaine, véritable propos du film. L’auteur débute intelligemment par un prologue montrant des gamins pauvres au coeur d’une décharge publique, cherchant des restes de nourriture. Cette image d’actualité malheureusement en voie de banalisation médiatique à notre époque, reprise au cours du métrage, sert de confrontation permanente aux actes du tueur, rappelant l’extrême pauvreté dans laquelle il se débat. L’auteur insiste à plusieurs reprise sur la faim qui le taraude, le montrant en train de lécher le riz à même le sol en fond de cale, renforçant la dimension tragique et inhumaine de la condition du protagoniste, sans pour autant servir de caution.
Cet écart de condition qui sépare deux mondes, celui du tueur et celui des flics qui le poursuivent, se traduit également dans la forme de violence respectivement utilisée par les deux camps. Les policiers sont tout d’abords décontenancés face à cette brutalité primitive et radicale, avant de l’adopter eux aussi par nécessité, afin de survivre. Le constat de Soi Cheang est donc des plus pessimistes, même si l’ambiguïté du final pourrait laisser penser le contraire. Ce que nous décrit en réalité l’auteur c’est un processus de déconstruction qui, face à la violence, conduit la civilisation (représentée par les policiers) à rejoindre le stade animal et primitif (celui du tueur) lors d’un théâtral et mythique - au sens premier - combat final. Ce processus de dé-civilisation dans lequel la douleur - celle de Wai, perdant un à un ses amis et collègues - s’éclipse pour être remplacée par la violence est un phénomène des plus courant, auquel on ne prête pas suffisamment attention. Soi Cheang, en grossissant volontairement le trait et employant des métaphores extrêmes, veut nous en faire saisir toute la tragique dimension de l’homme ravalé au rang de bête humaine.
A travers ce nihilisme sombre qui plane sur ces êtres barbares, l’intelligence de l’auteur aura été de faire subir le processus de déconstruction inverse au tueur, montrant par là même que cette violence innée qui habite l’assassin, n’est pas une fatalité. En effet, alors que Wai sombre vers la barbarie et la vengeance, suite à la perte des siens ; le tueur, en entrant au contact d’une jeune handicapée mentale vivant dans une extrême pauvreté, subit un processus d’humanisation, qui lui sera d’ailleurs fatal. Même si le symbolisme est discutable... après avoir semé la mort sur son passage, c’est lui qui découpe le ventre de la jeune fille mourante sur le point d’accoucher, mettant au monde une vie. Mais le spectateur est en droit de s’interroger sur la nature de cette vie : graine de violence - comme semble le suggérer le poing serré du bébé à la toute dernière image du film -, où graine d’espoir d’une génération future porteuse d’un avenir meilleur ?
Dog Bite Dog, c’est aussi la faillite, et par extension la disparition du père. Société fondée sur le modèle confucianiste, le père est autant le garant de l’autorité que l’exemple pour une jeunesse en devenir. Or, que nous montre Dog Bite Dog ? Les trois jeunes personnages au coeur de ce polar dantesque ont tous connu la faillite du père. Le policier Wai découvre que son père qu’il croyait un modèle, n’est en fait qu’un flic corrompu. C’est lorsqu’il apprend le suicide de ce dernier qu’il bascule définitivement dans l’inhumanité d’une vengeance aveugle. La jeune handicapée mentale vit avec un père qui abuse d’elle, ce dernier étant tué par le tueur qui la recueille. Et enfin, ce dernier, enlevé à ses parents à son plus jeune âge, est élevé dans les camps de combats illégaux par un père - spirituel ? - qui le rejettera lors de son retour au pays, après l’exécution de son contrat. Cette crise du père qui se lit en filigrane dans le film, si elle ne justifie pas la sauvagerie des personnages, apporte un éclairage à la perte de repères de ces jeunes protagonistes - à l’image d’une jeunesse en proie au doute - qui se débattent dans une jungle urbaine terrifiante.
L’esthétique et l’ambiance nocturne du film se démarque volontiers de ceux de ces contemporains. Loin de la beauté stylisée du cinéma de Johnnie To, ou des couleurs pop d’un SPL, Soi Cheang choisit une chromie réduite à deux couleurs, le jaune et le bleu, propre à rendre son aspect glauque et sordide à la ville, personnage quasi secondaire du film. Les lumières blafardes heurtent l’objectif, accentuant le malaise d’une ville dortoir suffocante, alors que le bleu froid et métallique cristallise ce sentiment mortuaire qui plane sur la ville.
Si Dog Bite Dog nous saisit au visage telle une morsure de pitbull, on le doit autant au travail de mise en scène qu’au jeu des acteurs transfigurés. Edison Chen, dont l’amplitude de jeu n’était jusqu’alors pas plus étroite qu’un chemin vicinal, est de retour après la débâcle d’Initial D avec la ferme intention de salir sa gueule d’ange tout en prenant des risques (certaines scènes de combat n’étant pas doublées). Les sourcils rasés, le teint mat et la tignasse hirsute, il parvient sans autre forme de langage que quelques aboiements, à rendre toute sa dimension sauvage et inhumaine à son personnage, offrant une confrontation idéale dans le jeu et l’expressivité à un Sam Lee dont la performance impressionnante, au jeu plus émotionnel et expressif, apporte une rare intensité à l’oeuvre de Soi.
Polar d’une noirceur inhabituelle, l’oeuvre “au noir” de Soi Cheang réussit le pari de conjuguer film d’action et réflexion sans concession sur la nature humaine. Avec sa violence carnassière et son atmosphère oppressante, Dog Bite Dog vous saisit à la gorge telle une morsure de pitbull pour ne vous relâcher qu’après vous avoir laissé l’empreinte profonde et durable de la barbarie primitive qui couve sous la maigre et fragile peau recouvrant l’homme, et que l’on nomme humanité. N’ayons pas peur des mots... avec Dog Bite Dog on frôle le chef-d’oeuvre !
Disponible en DVD HK édition simple et double édition (vivement conseillée).
[1] L’homme est un loup pour l’homme.





