Dororo
Offrir 48 morceaux du corps de son fils, encore en gestation, à autant de démons : tel est le pacte conclu par Daigo Kagemitsu, warlord à court d’idées pour mettre fin aux décennies de guerre qui fragmentent son pays. Aveugle, sourd, muet, sans bras ni organes vitaux et pourtant doté d’un simulacre de vie, le nouveau né est confié au bon vouloir d’une rivière, recueilli par un chaman aux talents singuliers, qui lui offre un cœur, des membres... Vingt ans plus tard, ses bras artificiels dissimulant des lames acérées, Hyakkimaru (Satoshi Tsumabuki) parcourt le monde à la recherche des démons qui l’ont ainsi éparpillé ; à chaque créature vaincue, une partie de son corps lui est restituée, les créations de son père adoptif remplacées. Une jeune vagabonde (Kou Shibasaki), encline à se faire passer pour un homme depuis que Daigo a fait exécuter ses parents, croise, au détour d’une grotesque araignée humaine, le chemin de Hyakkimaru. Désireuse de récupérer la lame qui se substitue à son avant-bras gauche, le jour où celui-ci lui sera rendu, la jeune femme au visage constamment taché de boue décide de faire route avec lui, sans pour autant abandonner ses instincts de voleuse. Elle dérobe d’ailleurs à Hyakkimaru l’un des surnoms, synonyme de petit monstre, dont il a hérité au cours de ses pérégrinations : Dororo...
En dépit de la réputation d’Akhiko Shiota, a priori établie par son film Gaichu (Harmful Insect) il y a près de dix ans, son adaptation de Dororo, manga d’Osamu Tezuka paru au Japon en 1968, constitue ma première rencontre avec le réalisateur. A la vision de cette œuvre insolite, qui me plonge dans la même incertitude enjouée que le cinéma d’un certain Kenta Fukasaku (Battle Royale 2, Sukeban Deka, X-Cross), je me doute toutefois qu’elle n’est pas représentative de son talent. Pas que Dororo soit foncièrement mauvais - ce qu’il aurait pourtant dû être - mais il souffre de travers déconcertants, au travers d’une arythmie presque insultante, notamment, mais aussi d’une facture télévisuelle réductrice.
La narration de Dororo s’affranchit en effet de toute théorie de la dramaturgie : à l’improbable généalogie des récits gigognes qui introduisent les protagonistes et leur condition, succède une série d’affrontements qui situent le film entre l’univers de Yoshihiro Nishimura (Tokyo Gore Police) et celui des Tokusatsu, avant de laisser l’humain s’étirer en contemplations et filiations meurtries. A l’attitude posée de Satoshi Tsumabuki, convaincant Hyakkimaru à la coiffure pyrotechnique, Shiota oppose la verve exagérée d’une Kou Shibasaki que l’on a rarement vu si emphatique – au point que Dororo accompagne chaque déclamation de son identité usurpée d’un petit roulement de tambour. La rapidité des affrontements, encadrés par nul autre que Ching Siu-tung (Naked Weapon), détonne avec la lenteur de tout ce qui les sépare. De bout en bout, Dororo semble être le remontage en long-métrage – 2h20, tout de même – d’un dorama fauché, chapitré en épisodes aux ambitions stylistiques conflictuelles ; ainsi que l’illustre la partition nonchalante et souvent contradictoire de Goro Yasukawa (Gonin).
Visuellement, le constat n’est pas des plus enthousiasmants non plus. L’image est d’une terne constance, sans contrastes ni couleurs véritables, à la limite de la bichromie. Sa nature quasi-électrique, défaut probable d’une haute définition étrangement retravaillée, renforce encore un peu sa platitude, dans laquelle peinent à s’affirmer des effets numériques bas de gamme. Au sein de ces images, le ton lui-même est conflictuel, le bestiaire dévoilé naviguant entre l’enfantin et le terrifiant. Les créatures, grotesques, qui parsèment le film vont ainsi du bébé géant flippant, agrégat d’âmes d’enfants assassinés, au bipède phallique doté d’une langue monstrueuse, en passant par un démon insidieux qui s’enfonce péniblement par le crâne dans le corps de sa victime. Hyakkimaru lui-même, de la naissance à l’âge adulte, est le siège de cette ambivalence inclassable, avec ses organes expulsés à l’issue de chaque combat et ses moignons percés de lames virtuoses. Le gore tel que pratiqué dans Dororo, ne tâche pas : ainsi, dans l’un des gags récurrents du film, qui bénéficie pour le coup d’un rythme très manga, Kou Shibasaki ne cesse de se faire éclabousser du sang des démons abattus, gerbes explosives mais éphémères, qui ont tôt fait de s’estomper.
Et pourtant, en partie grâce à l’habileté décomplexée de la plume de Masa Nakamura, à qui l’on doit certains des meilleurs films de Takashi Miike [1], les défauts de Dororo parviennent à jouer à son avantage. A l’incroyable talent qu’avait Tezuka de raconter les histoires de héros marginalisés, Akihiko Shiota ajoute une liberté de ton et de mise en forme qui, tout aussi marginale et contre toute logique, fait de son film un perpétuel étonnement, lieu de recyclage pourtant dénué de toute redondance, dans lequel l’anticipation du spectateur est sans cesse déjouée. Si Dororo me fait penser au travail tant décrié de Fukasaku Junior, c’est parce qu’il partage avec lui ce même égoïsme forcené, tout entier au service du plaisir, de l’instant cinématographique satisfaisant. La cohérence de Dororo, bien qu’à l’encontre de toute théorie, est donc bien réelle : c’est celle du sourire constant - le nôtre - étonné, amusé, charmé, enchanté même, par tant d’indolence et d’originalité.
Dororo est disponible en DVD un peu partout sur la surface du globe ; même chez nous, gracias a Kaze.
[1] The Bird People in China, Dead or Alive 2, Big Bang Love Juvenile A, Sukiyaki Western Django, entre autres.







