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Japon | Rencontres

Entretien avec Katsuya Tomita & Toranosuke Aizawa

"Je crois que désormais le cinéma indépendant va devenir encore plus intéressant. J’ai même l’impression que le temps est venu où il faut détruire le système existant du cinéma."

En ces temps où notre plume se fait plus rare, nous profitons de la sortie en salles de Saudade (2011) le 31 octobre 2012, pour remettre en avant la traduction d’un long entretien entre Katsuya Tomita et Toranosuke Aizawa, respectivement réalisateur et scénariste du film. Cela fait pourtant plus d’un an, à l’époque de sa sélection en compétition officielle du 64ème Festival de Locarno - fait exceptionnel pour un film entièrement autoproduit - que nous avions pressenti qu’un point de vue inédit sur le Japon contemporain autant qu’une façon de faire du cinéma méritait une reconnaissance, qui s’est depuis imposée avec l’obtention de la 33ème Montgolfière d’or, concomitante d’un retour au premier plan du Festival des 3 continents. Rappelons qu’y ont notamment été découverts Hou Hsiao-hsien et Jia Zhang-ke.

Nous vous invitons donc à une véritable chronique de cinéma à travers cet entretien passionnant mené par le cinéaste Kishû Izuchi [1]. Partant de leur première collaboration sur Above the Cloud (2003) à Off Highway 20 (2007) pour finir par Saudade, se dessine en contrepoint un état des lieux saisissant de ce que signifie être indépendant aujourd’hui au Japon ; tout autant qu’une conception engagée de ce qu’est « faire du cinéma ».

Cet entretien a été réalisé à Tokyo le 13 juin 2010, soit une année avant l’achèvement de Saudade, pour le premier numéro de Eiga-Ikki Kawaraban (Journal de l’insurrection paysanne du cinéma), paru le 25 juillet 2010 au Japon, et dont le rédacteur en chef est Kishû Izuchi. Ce journal a été distribué gratuitement à titre promotionnel à l’occasion de la rétrospective Izuchi intitulée « Eiga-Ikki », qui s’est tenue en novembre 2011 au cinéma Eurospace, et ayant également été “autodistribuée” en collaboration avec Masafumi Yoshikawa [2].

> ABOVE THE CLOUD

Kishû Izuchi : Pour commencer, pouvez-vous me dire quels sont vos métiers respectifs ?

Katsuya Tomita : Je suis chauffeur routier. Je me couche en fin d’après-midi et me lève vers 23 heures pour charger mon camion. Une fois les paquets chargés, je pars faire ma tournée de livraison dans Yamanashi [3]. Autrefois, je conduisais un camion de deux tonnes qui était toujours plein, mais en raison de la récession économique les livraisons ont diminué. A présent, ce n’est même plus un camion, c’est plutôt une fourgonnette. Et même cette fourgonnette est maintenant presque vide. Il y a quelques jours, alors que je travaillais, j’ai été flashé par un radar dont je connaissais pourtant bien l’emplacement. Après avoir terminé le tournage, j’étais tellement fatigué que j’avais des absences en conduisant. Je sais à peu près jusqu’à quelle vitesse il faut rouler pour éviter d’être arrêté mais j’ai oublié de ralentir, et je me suis fait flasher. On m’a tout de suite envoyé un avertissement : 38 km/h de dépassement. Ce qui veut dire en clair : suspension de permis ! J’ai été en plus condamné à verser 80 000 yens (730 euros) d’amende. Après une telle contravention, un chauffeur de camion comme moi ne peut plus vivre décemment. Je dois aller à la préfecture pour me renseigner, mais si mon permis est suspendu, je perdrais mon travail.

Toranosuke Aizawa : Moi, je suis freeter [4]. J’exerce deux petits boulots en même temps. En ce qui concerne le premier, je suis employé dans un salon de bronzage. Et pour le second, comme j’adore la moto depuis longtemps, je travaille comme une sorte d’intermédiaire chez un concessionnaire moto...

Vous ne travaillez pas le week-end, tous les deux ?

TA : Non, nous ne travaillons pas le week-end.

KT : Pour le tournage de notre film, nous travaillons les samedis et les dimanches, pendant notre semaine de vacances du mois d’août, et durant celle du Nouvel An. Aussi, comme je travaille de nuit, et que je termine donc le matin, je peux me concentrer sur les tâches diverses liées à la production durant la journée. Dans ce sens ce type de travail me convient bien. Je peux même dire que c’est grâce à ce boulot que je peux continuer à tourner mes films.

Vous avez tourné ensemble Above the Cloud ?

KT : Oui, c’est à l’époque de Above the Cloud que nous avons commencé à collaborer ensemble. Toranosuke a été acteur pour ce film.

TA : Jusque-là, on travaillait séparément à la réalisation de notre propre film. J’ai terminé mon documentaire Hanamonogatari Babiron (Histoire d’une fleur - Babylone) en 1997, ce qui veut dire qu’on a commencé à tourner ensemble durant la deuxième moitié des années 90.

KT : À cette époque, l’autoproduction de films n’était pas aussi populaire qu’aujourd’hui. Et c’est à ce moment-là que votre film Hundred Years of Desperate Singing (1998, 8 mm) est sorti. Nous avons été très surpris qu’un film en 8mm soit apparu sur la scène de façon aussi brillante, et nous y avons prêté toute notre attention. On peut dire qu’à cette époque vous étiez un peu une star du courant du cinéma autoproduit. En comparaison nous tournions encore de façon assez discrète. Mais dans le milieu des cinéastes autoproduits, on entendait quand même parler de la réputation des films des autres. Un jour, un ami m’a fait passer la VHS d’un film de Toranosuke. Au début je me suis dit : « C’est qui ce type ? J’ai jamais entendu parler de lui. » La personne qui m’avait confié la cassette l’appréciait fortement, et parlait de lui comme d’un mec qui tournait des films extraordinaires. Avec mes potes, on s’est décidé à voir ce film ensemble. Après l’avoir vu, on est resté sans voix. On a commencé à le critiquer. Pourtant ce film m’avait scotché et je l’ai alors emprunté pour le voir seul chez moi. Je l’ai trouvé fabuleux. Je ne connaissais même pas le visage de Toranosuke que j’ai découvert à travers son film. J’ai mis beaucoup de temps avant de le rencontrer pour de vrai.

Quel est le titre de ce film ?

KT : Ranpakuzure. Toranosuke ne veut plus le montrer, mais c’est un film extraordinaire.

Vous aviez quel âge, à cette époque ?

KT : Comme je suis né en 1972, je crois que j’avais 23 ou 24 ans.

TA : Je suis né en 1974, donc j’avais à peu près 21 ans.

KT : Plus tard, on m’a dit que Toranosuke allait organiser lui-même la projection de Hanamonogatari Babiron au Nakano Zero Hall. Je suis donc allé le voir. C’était un film extraordinaire. Dans ce film, il était déjà question des Hmong, communauté qu’Eastwood n’aborderait que bien plus tard dans Gran Torino (2008). J’étais surpris qu’un type puisse faire un tel film, et à partir de ce moment-là nous nous sommes rapprochés l’un de l’autre.

TA : Nous parlions assez peu de cinéma et beaucoup de moto. Plus tard, Tomita m’a parlé du projet de Above the Cloud, et m’a fait rencontrer Hitoshi Itô et Tsuyoshi Takano [5]. Ils sont ouvriers de chantiers. Katsuya m’a raconté qu’il souhaitait tourner avec eux et évoquer leur pays natal, Yamanashi. J’ai pressenti que cela ferait un film très intéressant. Il m’a confié en outre qu’il tournerait en 8 mm. A cette époque, les gens tournaient généralement en Hi-8, la DV n’existant pas encore. Je lui ai proposé mon aide. Il m’a alors demandé d’interpréter un rôle dans son film.

KT : À l’époque j’étais très influencé par Toranosuke. Il avait commencé à tourner très jeune et avait plus d’expérience que moi. Lui aussi tournait en 8 mm. Je pensais que Above the Cloud ne devait être tourné qu’en pellicule. Je lui ai demandé d’être acteur pour qu’on puisse travailler ensemble. Tsuyoshi Takano, qui interprète le rôle de Shirasu - ainsi que celui de Ozawa dans Off Highway 20, et celui de Seiji dans Saudade - était mon camarade de classe à l’école primaire. Par ailleurs, Hitoshi Itô, qui interprète le rôle de Hisashi dans Off Highway 20 - ainsi que Hosaka dans Saudade -, est aussi un copain d’enfance. Tous les deux sont ouvriers de chantiers. En fait, ma motivation première pour tourner des films, c’était eux. Ce sont des mecs intéressants et je les aime beaucoup. J’ai donc pensé que ce serait intéressant si je les filmais. Ils furent le point de départ de mon désir de réaliser des films. A cette époque, la caméra vidéo VX1000 venait de sortir sur le marché. J’en ai emprunté une à un ami pour les filmer. Au début, c’était des films presque sans récit. C’est dans ce prolongement que Above the Cloud a commencé.

Comment avez-vous écrit le scénario de Above the Cloud ?

KT : Il m’a fallu un an pour l’écriture. De plus, cela faisait cinq ans que j’avais l’idée en tête. Le projet de départ était déjà grandiose, alors je n’ai cessé d’écrire, ce qui a donné un scénario très long. J’écrivais tout seul et sans m’arrêter.

Vous avez tourné à l’identique de ce qui était écrit dans le scénario ?

KT : Non, pas du tout. Une fois le tournage lancé, beaucoup de choses qui n’étaient pas présentes dans le scénario ont été ajoutées. Des événements se sont déroulés au cours du tournage. Par exemple, les travaux de réfection du toit du temple n’étaient pas du tout présents dans le scénario. On m’a indiqué que des travaux seraient entrepris et je me suis alors dit que je devais absolument les inclure. J’ai donc réécris le récit et suis revenu au tournage. Par la suite j’ai continué à introduire des événements imprévus tout au long du tournage. Ainsi le scénario n’a jamais cessé d’évoluer. C’était aussi le cas pour le démontage du HLM Kowata à la fin du film. Lorsque j’ai entendu dire que ce HLM serait démonté, je me suis dit que je devais absolument tourner cet événement, et j’ai cherché à m’informer du mieux possible. Ce HLM était par hasard sur l’itinéraire de mon travail de chauffeur. Je passais donc devant tous les jours en revenant du boulot. J’ai également contacté la mairie pour avoir plus d’informations. L’employé municipal m’a expliqué qu’ils devraient d’abord reconstruire le pont, parce que sinon le camion à benne de dix tonnes ne pourrait pas passer. Ils devaient donc d’abord détruire le pont. Je me disais qu’ils devraient sûrement mettre un peu de temps avant de commencer le démontage. Mais dans un moment d’inattention de ma part, ils ont soudainement démarré les travaux de démontage. Je suis tout de suite rentré chez moi et suis revenu avec la caméra 8 mm pour filmer ces phases de démontage. Et plus tard, je suis revenu tourner la scène avec mon équipe.

C’est bien une manière de faire, une façon de tourner propre au cinéma autoproduit. Finalement, en voyant le film on ressent bien la durée importante que vous avez consacrée au tournage.

KT : Effectivement, ce sont des scènes impossibles à retourner. Parallèlement au tournage de Above the Cloud, Toranosuke tournait son film Katabira-gai. Nos deux films ont été achevés presque en même temps. Les deux traitaient d’histoires de voyous et on a pensé que, d’une certaine manière, ils se complétaient l’un l’autre. Nous avons donc voulu montrer ces films conjointement. Or les salles de cinéma étaient beaucoup moins ouvertes qu’aujourd’hui à sortir un film autoproduit. Nous avons donc loué la salle de Uplink pour le projeter.

TA : La location nous a coûté quelques centaines d’euros (plusieurs milliers de yens) par soir. Nous avons imprimé et distribué des flyers nous-mêmes, et nous avons ainsi organisé une projection par mois. Nous demandions à nos amis de remplir la salle parce que même en distribuant des flyers, personne ne nous connaissait.

KT : Lors de la première projection la salle était remplie par nos connaissances, mais à partir de la deuxième projection, plus personne n’est venu (rires).

TA : Nous avons quand même persévéré pendant sept mois. C’était comme ça au début.

Vous n’avez même pas songé à “distribuer” ce film, par exemple dans le créneau du soir d’une salle d’Art et essai indépendante ?

KT : Non, nous n’en avions même pas eu l’idée.

TA : On n’y connaissait rien. Partant de zéro, nous nous interrogions sur la meilleure façon de montrer notre film, mais nous n’imaginions pas qu’il y avait d’autres moyens que de louer une salle. On ne pensait pas qu’il serait possible pour des types comme nous de « distribuer » un film, et même si nous le souhaitions, nous ne connaissions personne à qui demander conseil.

KT : Lorsque votre film Hundred Years of Desperate Singing est sorti à Eurospace [6], jamais je n’aurais pensé qu’il s’agisse d’un film autoproduit.

TA : Nous pensions que vous étiez un « cinéaste », un cinéaste complètement différent de nous. Nous ne savions vraiment rien.

Pour Hundred Years of Desperate Singing, je pensais à des cinéastes indépendants comme Yoshihiko Matsui et au Nakano-Musashino Hall [7], qui montrait très souvent leurs films autoproduits. Je me destinais à cette façon de faire. Je pensais que je pourrais m’y intégrer, quand j’aurais achevé mon film. Vous n’avez pas pensé à ça ?

KT : En fait quand Above the Cloud a été terminé, le cinéaste Hitoshi Yazaki en a parlé à M. Ieda le directeur du Nakano-Musashino Hall. Grâce à lui, nous avons pu organiser une projection privée pour l’équipe pendant la nuit, après toutes les projections de la journée. A l’issue de la projection j’ai demandé timidement à M. Ieda comment faire pour montrer notre film dans une telle salle. Alors il m’a répondu que ce serait très dur, et qu’il nous faudrait beaucoup d’argent pour la promotion. Je lui ai donc demandé de combien j’aurais besoin, alors il m’a répondu qu’il faudrait au moins un million de yens (dix mille euros). J’en ai conclu que ce serait impossible pour nous. Parce que pour produire Above the Cloud ça nous avait déjà coûté un million de yens. C’est-à-dire que chaque mois, après avoir reçu mon salaire, j’achetais 30 mille yens (275 euros) de pellicule 8 mm. J’ai ainsi mis trois ans pour tourner ce film. Donc pour un million de yens, je me suis dit que ce serait impossible. J’ai pensé qu’avec une telle somme je pourrais tourner un autre Above the Cloud… Pour couronner le tout, le Nakano-Musashi Hall a fermé peu après.

TA : Effectivement, Hitoshi Yazaki y passait son film autoproduit Hana o tsumu shôjo to Mushi o korosu shôjo (La fille qui cueille des fleurs et la fille qui tue des insectes, 2000) une fois par mois à cette époque. Puisque même Hitoshi Yazaki ne pouvait montrer son film que de cette manière, pour nous il était inenvisageable de distribuer le nôtre. Nous nous demandions comment faire, sans trouver de solution.

KT : Lorsque nous avons terminé Off Highway 20, nous pensions relouer la salle de Uplink. Mais j’ai quand même demandé pour tenter le coup au responsable de la programmation de Uplink, si nous ne pourrions pas sortir notre film dans leur salle. Il m’a répondu pourquoi pas. C’est à partir de ce moment-là que nous avons enfin commencé à comprendre le fonctionnement du système de distribution et d’exploitation.

> OFF HIGHWAY 20

C’est à travers les doubles projections de Above the Cloud et Katabira-gai, que vous avez mutuellement nourri votre collaboration, ce qui vous a amenés à Off Highway 20.

KT : C’est bien ça. Quand nous avons terminé Above the Cloud, je l’ai présenté au festival organisé par The Film School of Tokyo. Le dernier mois de la projection mensuelle à Uplink, l’école m’a appelé pour me dire que mon film avait remporté le meilleur prix.

TA : Nous avons sauté de joie, parce qu’on nous a attribué une bourse de 1,5 millions de yens (14 mille euros).

KT : Je me suis donc dit que je pourrais de nouveau tourner en pellicule, et en 16 mm cette fois ! Et j’ai proposé tout naturellement à Toranosuke d’écrire ensemble le scénario.

TA : J’étais très étonné, et je lui ai demandé s’il était vraiment sérieux.

KT : En voyant ses films, j’étais fasciné par sa technique d’écriture des répliques. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Nous avons ainsi commencé à travailler ensemble, il passait chez moi en semaine pendant l’après-midi, et nous travaillions en discutant à partir de nos notes respectives.

TA : Nous avons d’abord bâti la structure du récit, pour le revoir ensuite plus en détail, en reprenant depuis le début. En voyant la totalité du scénario, nous avons inventé des scènes. Et à la fin, nous avons décidé des répliques.

KT : Chacun prononçait une réplique à l’oral et puis nous la retranscrivions. A chaque fois, nous nous demandions si cela pouvait se dire ou non. Nous avons travaillé pendant presque un mois de cette manière.

Après un mois d’écriture, combien de temps avez-vous mis pour le tournage ?

KT : Environ trois mois.

Vous n’avez pas rencontré de problèmes au tournage ?

KT : Rien de particulier pendant le tournage. Mais on en a eu un juste après avoir terminé le film... Quand nous avons organisé la première projection pour l’équipe, un des acteurs est venu accompagné d’un mec étrange. Il était très énervant, j’ai donc été obligé de le frapper.

TA : Je change de propos, mais nous tournions encore quand le film est sorti.

KT : Ce genre de situations ne peut arriver que lorsqu’il s’agit de cinéma autoproduit. Même s’il y a du retard dans ce que l’on veut tourner, on peut quand même le tourner. C’est ça la force du cinéma autoproduit. Plus concrètement, le film était déjà terminé et devait sortir à Uplink quelques jours plus tard lorsque les travaux de l’hôtel Golf que l’on voit dans le film ont été achevés. J’ai découvert ça en passant en camion durant mes heures de travail. Je me suis dit qu’il fallait qu’on voit ça et je suis allé y tourner avec mes acteurs le jour de la sortie du film. Pendant ce tournage, j’ai appelé Uplink pour leur demander combien il y avait de personnes dans la salle. Ils m’ont répondu : cinq. J’étais totalement abattu et découragé. J’ai quand même terminé cette scène et envoyé tout de suite la pellicule à développer au labo. J’ai pris le parti d’intégrer cette scène dans le film après la deuxième semaine de sortie. Les spectateurs de la première semaine n’ont donc pas pu voir l’hôtel Golf.

Pour ce film aussi vous avez tourné le week-end ?

KT : Oui.

TA : Puisque nous vénérons la pellicule depuis longtemps, on était aux anges lorsque nous avons pu filmer en 16 mm. Mais lors de la préparation, nous nous sommes aussi rendu compte des inconvénients de ce type de support. Beaucoup de gens nous ont demandé pourquoi avoir choisi le 16 mm, arguant que cela n’avait aucun intérêt en terme technique. On m’a aussi avancé que peu de salles étaient équipées de projecteurs 16 mm. Ils ont failli réussir à nous convaincre. Et je me suis dit : Merde ! (rires)

KT : Nous voulions terminer le film en 16 mm, mais nous avons encore eu un problème d’argent. Cela allait être dur de le projeter en 16 mm. On a finalement cédé et décidé de faire un transfert vidéo pour monter le film en numérique.

TA : Nous avons par ailleurs enregistré le son en prise directe au tournage. Nous avions déjà procédé de cette façon en 8 mm pour Above the Cloud.

KT : Bien sûr, nous tenons beaucoup à la pellicule, mais quand nous avons pensé au fait que nous le produisions nous-même et envisagions de le sortir en salle, nous avons finalement opté pour un choix plus sûr, et avons décidé de faire un compromis, tourner en pellicule et monter en télécinéma.

TA : La plupart des cinéastes de films autoproduits avaient déjà délaissé la pellicule pour tourner en numérique. En procédant ainsi, nous avons pu bénéficier à la fois des avantages de la pellicule et de ceux du numérique.

Après avoir terminé ce film, vous l’avez distribué en salle par vos propres moyens. Aviez-vous un état d’esprit différent de la projection mensuelle de Above the Cloud et Katabira-gai ?

KT : En effet. Nous voulions changer d’état d’esprit. Le film achevé, nous avons organisé pour la première fois une projection de presse, et avons contacté quelques distributeurs. Mais en vain. Ils ont beaucoup critiqué le film, et un distributeur nous a même rétorqué que ce film ne valait pas la peine qu’on fasse payer l’entrée aux spectateurs. Avec ce genre de réflexions, je me suis dit que je n’avais même plus besoin d’un distributeur.

TA : Je crois que le constat est le même pour tous les cinéastes de films autoproduits ; on est condamnés d’avance. Et c’est à partir de cette base-là que l’on peut véritablement redémarrer.

KT : Nous avons aussi contacté des médias pour leur demander de s’intéresser à nous et publier des articles sur notre film. C’était aussi notre première expérience dans ce domaine. Nous avions déjà en tête Spiritual Movies [8]. Nous avons consulté votre site Internet où l’on pouvait voir quels étaient les magazines qui s’étaient intéressés à votre film, et nous sommes donc entrés en relation avec eux (rires).

Vous vous êtes donc référés à nous (rires).

KT : Nous avons repéré ces revues et contacté leurs rédactions. Nous nous sommes présentés au téléphone et leur avons fait parvenir un DVD. Il y a quelques revues qui en ont parlé. Nous avons aussi essayé de prendre des rendez-vous en harcelant des rédacteurs en chef. C’est-à-dire qu’on était passé en quelque sorte en mode guérilla. Au début, nous pensions qu’il était très important d’avoir des retombées dans la presse. Mais plus tard, nous avons compris que ce n’est pas cela qui fait directement venir du monde. Étant donné que nous avons eu pas mal de retours, nous pensions que cela marcherait. Mais lorsque le film est sorti, personne dans la salle. Le film est resté à l’affiche pendant quatre semaines. Puis, nous l’avons projeté mensuellement à Uplink pendant 20 mois, accompagné d’un débat avec des intervenants à chaque fois. Et c’est à ce moment là que les gens ont fini par se déplacer. C’est surtout grâce à la revue Eiga-geijutsu qui l’a défendu, et aussi au bouche-à-oreille qui a commencé à fonctionner. Si on avait baissé les bras après quatre semaines, Off Highway 20 n’aurait jamais été autant vu. La projection mensuelle que les autres ne pouvaient pratiquer, était une manière de nous différencier. C’était une bonne décision. Nous avons donc commencé à travailler avec nos propres méthodes en nous démarquant de celles employées par les distributeurs classiques.

TA : Pour réussir à inventer notre propre mode de distribution, il a aussi été important pour nous de distribuer ce film en province, après la sortie à Uplink. Là aussi on a du avancer à tâtons, car nous n’avions jamais espéré le sortir en province.

KT : Au début, le responsable de la programmation de Uplink nous a aidé à trouver une salle indépendante à Osaka grâce à son réseau. A ce moment-là, nous pensions que le film allait tourner facilement dans le pays de cette manière. Deux autres salles ont suivi, et puis après, plus rien. Nous nous sommes dit alors que nous devions nous remobiliser. En regardant sur Internet, on a repéré des salles dans tout le Japon, et on les a toutes contactées. Certaines nous ont refusé catégoriquement avant même qu’on leur expose notre projet. D’autres nous ont expliqué que les salles de province rencontraient beaucoup de difficultés et que, pour cette raison, elles étaient incapables de projeter des films comme le nôtre. Mais nous avons quand même continué à négocier, et quelques salles ont accepté d’accueillir notre film. Pendant que nous appelions des salles de province, nous avons réalisé qu’il y avait plusieurs salles qui connaissaient déjà Off Highway 20. C’était en fait les salles qui avaient déjà projeté votre film Lazarus (2006) [9]. Nous étions ravis d’entendre que certaines salles nous disaient : « Ah, c’est le film que M. Izuchi a apprécié ». Des cinéastes tels que Hitoshi Yazaki ou Kei Shichiri avaient aussi déjà parlé positivement de notre film lorsqu’ils étaient venus présenter leurs propres réalisations. Je vous suis donc reconnaissant pour l’aide que vous nous avez apportée.

> SAUDADE

Pourriez-vous parler de votre nouveau film Saudade ? Comment avez-vous conçu ce projet ?

KT : C’est après avoir tourné Off Highway 20 que j’en ai eu l’idée. Pour Off Highway 20, j’avais traité de la rue comme sujet, alors je me suis demandé ce qu’il en serait si c’était la ville. Nous nous étions dit dans une conversation que ce serait bien si nous pouvions faire un film qui ferait comprendre aux spectateurs ce qu’est la ville.

TA : Comme ça faisait déjà longtemps que Katsuya avait quitté sa ville natale de Kôfu [10], on se disait qu’il devait s’y passer sans doute quelque chose de nouveau. Nous avons donc décidé de nous y rendre accompagnés d’une caméra.

KT : Étant donné que j’ai quitté Kôfu juste après le lycée, je voulais savoir ce qu’elle était réellement devenue. Pour Off Highway 20, nous avions pas mal fait appel à notre imagination, tout en y mélangeant nos propres expériences. Pour le film suivant, nous voulions faire de nouvelles recherches. Nous nous sommes donc promenés dans et autour de Kôfu avec une caméra durant presque une année. Alors nous avons progressivement commencé à comprendre diverses choses, et nous avons notamment rencontré des Brésiliens d’origine japonaise. Nous étions très étonnés de découvrir qu’il y avait autant de Brésiliens, et avons finalement découvert qu’il y existait une communauté importante. D’autre part, comme Tsuyoshi Takano et Hitoshi Itô sont eux-mêmes ouvriers de chantiers, ils nous parlaient très souvent de la situation désastreuse des entreprises de BTP dans les villes de province. Nous nous sommes dit que nous allions en faire un autre pilier du projet. En plus de cela, nous avons rencontré un autre élément nouveau : le hip-hop. Il y a un groupe de hip-hop très dynamique qui s’imprègne de leur ville natale, Kôfu. Ils sont contre la politique de la mairie, et écrivent des textes de chansons de rap pour transmettre ce message. Nous avons trouvé que c’était intéressant à montrer, et en engageant la conversation avec eux, nous avons réalisé qu’ils étaient aussi très indépendants. Ils se débrouillent par leurs propres moyens, et ils arrivent à aboutir à quelque chose. Ils ont dix ans de moins que nous, mais leurs chansons sont très en phase avec Off Highway 20. Ils nous ont donc fait part de leur enthousiasme à l’égard de notre film, et nous avons eu envie de les impliquer dans ce nouveau projet. Saudade repose sur ces trois piliers : les ouvriers de chantiers, le hip-hop et les immigrés.

Combien de temps avez-vous mis pour le tournage ?

On a commencé le tournage le 1er août 2009, et il reste seulement une scène de foule à tourner (N.B. : cet entretien a été réalisé le 13 juin 2010). Nous avons l’intention de déposer une demande de blocage de la rue auprès de la préfecture pour cette scène le 31 juillet. Donc si elle est acceptée, ça fera juste un an de tournage. Nous avons tourné le week-end, lors de la semaine de vacances du mois d’août, et une semaine lors du Nouvel An. La situation des Brésiliens était déjà de plus en plus critique, et ils commençaient à rentrer au pays. Puisqu’on ne pouvait pas prévoir l’évolution de cette situation, nous avons d’abord tourné les scènes avec les Brésiliens. Sur ce point aussi, après un an de tournage, des imprévus sont intervenus et nous les avons ajoutés au scénario. C’était comme si le scénario s’était finalisé pendant le tournage.

Vous travaillez pour gagner votre vie la semaine, et vous tournez le week-end. Vous travaillez pour pouvoir faire des projections. Vous continuez à faire tout ça en même temps depuis plusieurs années. Mais ça ne vous fatigue pas, honnêtement ?

KT : Oui, ça me fatigue, je sens le poids des années. J’ai beaucoup plus de cheveux blancs (rires).

TA : Les muscles de mes épaules sont contractés et j’ai aussi mal à la tête (rires).

Je crois que vous allez commencer le montage et terminer le film bientôt. Comment pensez-vous sortir le film ?

KT : Lors de Off Highway 20, nous avons réalisé que les salles de province n’étaient pas encore vraiment équipées en projecteur numérique. Nous nous sommes rendu compte que la pellicule 35 mm était toujours aussi présente. Cette fois-ci nous avons tourné en HDV, mais nous voulons faire un kinescopage (report de vidéo sur film). Sinon, la durée du film risque de devenir assez longue, soit à peu près 150 minutes. Nous nous cassons la tête pour trouver une solution... Bref, nous n’avons pas encore de plan précis.

TA : Si besoin on peut aussi en faire une trilogie. Pour les cinéastes indépendants comme nous, la souplesse est très grande. Il faut être têtu et flexible à la fois. Notre arme, c’est la flexibilité. J’ai l’impression que les gens qui travaillent professionnellement dans le milieu du cinéma manquent de souplesse, et ne peuvent procéder que de façon formatée et carrée. Nous sommes plus flexibles, et c’est bien là notre avantage. A moins d’être totalement découragés, nous sommes capables de pouvoir réagir à tout ce qui peut nous arriver. C’est-à-dire que l’on est tout aussi efficace pour faire un film de très longue durée, comme un film de très courte durée. Je crois que cette façon de penser est très importante pour nous.

KT : En travaillant ainsi, nous voudrions aussi changer petit à petit le système existant de distribution et d’exploitation au Japon... Il y a des aspects que nous pouvons accepter, mais aussi certains que nous pensons qu’il faudrait soit abandonner, soit faire évoluer. Pour cela, nous voulons faire quelque chose quand nous sortirons ce film... Vous, Spiritual Movies, étiez déjà là avant nous, et nous avons vu ce que vous avez fait. C’est pour ça qu’en ce moment il y a beaucoup plus de gens qui optent pour l’autoproduction et l’autodistribution. Nous sommes aussi plus reconnus qu’au début. Maintenant nous voulons apporter notre propre contribution.

Pour terminer l’entretien, pourriez-vous me raconter ce que vous pensez de votre parcours jusqu’ici, et ce que vous comptez faire par la suite ?

KT : Puisque nous devons gagner notre vie, et que nous ne pouvons tourner que le week-end et lors des congés annuels, nous avons été obligés de choisir cette méthode et nous avons consacré beaucoup de temps au tournage. Mais il y a aussi des avantages à fonctionner de cette façon, et je reste convaincu qu’il y a des films qui ne peuvent être produits que de cette manière. Si nous avions voulu simplement faire un film, nous aurions procédé différemment. Mais, nous avions envie de véritablement montrer quelque chose qui préexistait au film. Ce n’est pas le cinéma qui a d’abord existé mais notre sujet. Nous nous adaptons donc à ce que nous voulons tourner. C’est une nécessité pour nous.

TA : Quand on produit soi-même son film, l’important est d’avoir sa propre originalité. Il ne s’agit pas seulement du contenu du film, mais aussi du style de sa production. Nous disposons du temps et de l’imagination que les producteurs et les distributeurs des majors ne parviennent pas à avoir. C’est bien cela notre force. Il n’est pas question de dire ici quel système est le meilleur. Il y a des films qu’on ne peut réaliser que dans le système de production des majors, et d’autres qui ne peuvent voir le jour que grâce à notre propre système.

KT : Donc si nous essayons de produire et montrer quelque chose que nous trouvons intéressant, nous finissons par choisir notre propre style et notre propre méthode. Nous pensons simplement qu’il serait assez vain et difficile de tenter de saisir ce « quelque chose » dans le cadre restreint du cinéma commercial.

TA : Je crois que désormais le cinéma indépendant va devenir encore plus intéressant. J’ai même l’impression que le temps est venu où il faut détruire le système existant du cinéma. Mais je crois que la plupart des gens du milieu du cinéma tiennent encore à le préserver coûte que coûte, même si je ne sais pas vraiment ce qu’on désigne par « milieu du cinéma ». Pour qu’un film soit rentable, ces personnes doivent le produire avec un casting d’acteurs célèbres, par exemple. Mais en réalité ça n’amène plus vraiment à ce que les films soient vus. Nous essayons de leur faire prendre en compte notre façon de faire et espérons qu’un jour nous pourrons les croiser et faire évoluer le cinéma de manière encore plus intéressante.

> Katsuya Tomita

Né à Kofu en 1972, Tomita se rend à Tokyo après le lycée afin de devenir musicien. Sans y parvenir, il fréquente beaucoup les salles obscures, ce qui l’incite à réaliser son premier long-métrage en 8 mm, Above the Cloud (2003), tourné en 3 ans et financé par son salaire de chauffeur routier. Avec ce film il remporte la meilleure bourse au Festival de The Film School of Tokyo en 2004. Celle-ci lui permet de tourner un second film Off Highway 20 (2007) qu’il autodistribue. Il y dépeint une jeunesse désœuvrée qui ne parvient à trouver sa place qu’en banlieue de Kofu au centre ville déserté. Avec "KUZOKU ku - a tribe of film makers" il fonde un collectif pour créer un nouveau système de production et distribution. Son dernier film Saudade a été autoproduit par souscriptions.

Filmographie

2003 Above the Cloud (Kumo no ue, 8mm->DVCAM, couleur, 140’)
2007 Off Highway 20 (Kokudo 20 gosen, 16mm->DVCAM, couleur, 77’)
2009 Furusato 2009 (HDV, couleur, 50’, documentaire)
2011 Saudade (HDV->35mm, couleur, 167’)

Traduction du Japonais par Terutarô Osanaï. Relecture et mise en forme par Sébastien Bondetti, Dimitri Ianni et Nathalie Benady.

Saudade sortira sur les écrans français le 31 octobre 2012.

Site de Saudade : www.saudade-movie.com
Site de Off Highway 20 : www.route20movie.com
Site de Above the Cloud et Katabiragai : www.kuzoku.com/choose/
Site de "KUZOKU ku - a tribe of film makers : www.kuzoku.com

Légendes photos : (1) Katsuya Tomita (2) Toranosuke Aizawa (3) Above the Cloud (4) Above the Cloud (5) Hanamonogatari Babiron (6) Hundred Years of Desperate Singing (7) Katabira-gai (8) Off Highway 20 (9) Off Highway 20 (10) Off Highway 20 (11) Off Highway 20 (12) Off Highway 20 (13) Saudade (14) Saudade (15) Saudade (16) Saudade (17) Saudade (18) Saudade

[1Auteur-réalisateur né en 1968, il entre dans le milieu du cinéma en écrivant des scénarios de films pink pour des cinéastes tels que Takahisa Zeze. Il est également le fondateur du collectif de production Spiritual Movies et a déjà réalisé plusieurs films indépendants.

[2Ancien projectionniste du cinéma Porepore Higashinakano à Tokyo, il travaille actuellement en freelance à la promotion de films indépendants, dont les films de Pedro Costa. Lire à ce sujet l’article de Terutarô Osanaï « Au Japon, avec les cinéastes indépendants » paru dans Les Cahiers du Cinéma N° 667.

[3Préfecture du Japon située au centre de l’île de Honshû.

[4Terme apparu à la fin des années 80, et venant de la contraction du mot anglais “free” (libre) et du mot allemand “arbeiter” (travailleur), désignant selon la définition officielle des personnes de 15 à 34 ans qui n’ont pas d’emploi à plein temps ou sont au chômage partiel.

[5Acteurs non professionnels de trois films de Tomita qui sont aussi ses amis d’enfance.

[6Salle indépendante d’Art et essai située dans le quartier de Shibuya à Tokyo.

[7Petite salle de cinéma indépendante qui existait à Tokyo dans les années 80/90.

[8Collectif de production fondé par Kishû Izuchi avec lequel il a notamment autoproduit son premier long-métrage en 8 mm Jesus in Nirvana (1998).

[9Trilogie réalisée par Kishû Izuchi avec des étudiants ou des amateurs et dont chaque épisode est tourné dans une ville différente (Kyoto, Tokyo et Ise).

[10La ville centrale de la préfecture de Yamanashi.

- Article paru le vendredi 12 août 2011

signé Issa

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