Fleur Pâle
Parmi les fondateurs de la Nouvelle Vague issus de la Shochiku, Masahiro Shinoda est une figure quelque peu à part. Moins radical qu’Oshima, ou satirique qu’Imamura, il en est pourtant l’un des réalisateur les plus éclectiques et versatiles, dont la constance depuis ses débuts jusqu’à son dernier film Spy Sorge (2003), une interprétation épique de la vie de l’espion Richard Sorge, n’a guère faibli.
Aux prises avec les sujets mélodramatiques imposés par les studios Shochiku à ses débuts, il en détourne la superficialité pour y distiller une critique sociale et politique. Après deux films traitant de la jeunesse désenchantée, dont le remarqué Kawaita mizummi (1960) sur un scénario de Shuji Terayama, il se penche sur l’univers des yakuzas. Tout d’abord avec Yuhi ni akai ore no kao (1961), toujours scénarisé par Terayama, et le très rock ’n’ roll Namida o shishi no tategami ni (1962) dont la figure d’un yakuza de seconde zone servira de modèle à plusiers scénarios signés Yukio Mishima. Alors que le genre ultra-codifié est en passe d’émerger comme l’étendard du cinéma populaire nippon, sous l’impulsion de la rivalité Toei/Nikkatsu, Masahiro Shinoda, dont le style s’affirme ici avec plénitude, en déstructure l’essence. Loin du romanisme chevaleresque du code d’honneur, Fleur Pâle, adaptation d’un roman de Shintarô Ishihara [1] est une œuvre sombre et nihiliste aux accents melvilliens.
Débutant sur une traditionnelle libération de prison, Shinoda nous décrit Muraki (Ryo Ikebe), un homme qui vient de purger trois ans pour meurtre, comme un être désabusé qui ne regrette en rien son geste. Rejoignant les siens, alors que ces derniers viennent de s’allier au clan ennemi afin de freiner les opérations d’un gang émergent venu d’Osaka, il se morfond aux côtés de sa compagne, constatant amèrement qu’autour de lui le monde n’a guère changé. Se réfugiant dans le jeu, il fait la rencontre de Saeko (Mariko Kaga), une mystérieuse et belle jeune femme à la recherche de sensations fortes. Attiré par cette joueuse au sang froid, inconnue du milieu, il vit à ses côtés des moments exaltants jusqu’à ce que cette dernière, frustrée par l’ennui, ne remarque Yoh, un jeune gangster ténébreux et trafiquant de drogue, lors de ses visites répétées dans les salles de jeux clandestines.
Alors qu’il contient pourtant son lot de rebondissements et scènes d’action, Fleur Pâle est néanmoins peu recommandable aux vrais fans du genre, qui trouveront au choix, ennui ou prétention à cette oeuvre atypique. Film de yakuza existentiel, Fleur Pâle, cousin éloigné du Samouraï de Jean-Pierre Melville, se moque bien de la soit-disant loyauté des hommes du milieu. Ce qui intéresse le cinéaste ici c’est la difficulté pour son anti-héros de trouver une place dans la société, entre choix d’allégeance à son clan et vie solitaire sans autorité. Cette difficulté fait écho à la génération du cinéaste et à son pays écartelé en pleine guerre froide entre U.R.S.S. et États-Unis. De l’avis même de Shinoda, le sentiment qui dominait à l’époque était celui d’une grande frustration vis à vis de l’impossibilité de se forger une identité nationale propre et vivre en accord avec ses valeurs. L’hésitation et les doutes de Muraki, qui concentre encore les espoirs de cette génération et détient les valeurs permettant à la nation de ne pas sombrer, sont ici mis à mal par la jeunesse et le personnage de Saeko qui l’entraîne peu à peu vers un nihilisme désabusé. La présence discrète des horloges parsemant la boutique de la compagne de Muraki semblant déjà sceller le destin du personnage.
La tension et l’intérêt du film réside avant tout dans la relation trouble entre Muraki et Saeko. Trouble qui ne cessera de s’amplifier jusqu’au bouleversant climax de la scène finale, sur fond de partition chorale classique. La beauté innocente et vénéneuse de la jeune femme agit comme un aimant sur Muraki, qui se sent d’abord revivre, puis effrayé par l’attrait de Saeko pour le stupre et la vie dissolue de Yoh, le jeune gangster. Sorte de Jim Stark au féminin - la référence au film de Nicholas Ray est appuyée par la séquence de poursuite nocturne en voiture -, Saeko est d’une ensorcelante beauté. Symbole de la jeunesse désabusée, sa relation avec Muraki convoque un romantisme noir qui laisse éclater la force destructrice de la femme chez Shinoda. Ce motif de femme fatale cher à l’auteur, sera ensuite repris et amplifié par le très beau Utsukushisa to kanashimi to (1965), avec la toujours sublime Mariko Kaga.
Outre la réflexion critique et la mélancolie dépressive qui plane sur ce récit, Shinoda opère un travail créatif formel sur l’image et le montage. Les scènes dans les maisons de jeux, qui abondent dans le film - et vaudront en partie l’interdiction du film par la censure de l’époque -, méritent à elles seules sa vision. Dès le générique, sur fond de score tendance free-jazz signé du maître Tôru Takemitsu, Shinoda fait de ces parties de Hanafuda (jeu de cartes traditionnel) un lieu de tension, multipliant les plans, scrutant les visages par des cadrages audacieux. La recherche frénétique d’ivresse afin de tromper leur ennui pousse les personnages à des paris de plus en plus importants, jusqu’à ce que le jeu lui-même ne suffise plus à calmer la soif d’émotions de Saeko. Muraki avouant même que la seule fois où il s’est réellement senti vivre, c’est lorsqu’il a commis le meurtre d’un homme du clan rival. Mais contrairement à Saeko, il reste encore à Muraki un semblant de dignité lui évitant de sombrer dans la déchéance, à l’image de Yoh.
Loin du réalisme social de ses collègues de la nouvelle vague, Shinoda opte pour une stylisation extrême, moins pop et ironique que Sejun Suzuki, mais plus apte à restituer la force de son propos dénué de sentimentalisme. Bien que l’usage du cinémascope en noir et blanc traduise un certain classicisme hérité des méthodes et du staff Shochiku, la mise en scène s’amuse à briser ce cadre rigide, alternant tantôt des travellings raffinés avec de brusques effets de zooms, tout en dispersant le cadre d’inserts brisant la discontinuité des plans. La photographie de Masao Kosugi est exceptionnelle et contribue à l’ambiance crépusculaire de ce ballet nocturne. A cela s’ajoute un sens de la mise en espace unique, coiffé par l’utilisation de la profondeur de champ, qui fait de Fleur Pâle un chef-d’oeuvre visuel aux accents expressionnistes. Les inventions visuelles prenant un tour fantastique et surréaliste lors de la séquence du cauchemar de Muraki, avec l’utilisation de contrastes poussés, ajoutés aux effets de solarisation de la pellicule pour décrire une descente aux enfers sous les effets de la drogue.
Alors que le yakuza eiga n’a pas encore livré l’once de ses chefs-d’œuvres à venir, Masahiro Shinoda signe un film poétique, moderniste, et visuellement superbe. D’un nihilisme radical, il ne nous laisse que peu d’alternatives : la mort ou la déchéance. Un grand classique qui défie les barrières du genre !
Film disponible en DVD US, zone 1, NTSC, chez Home Vision Entertainment, avec sous-titres anglais optionnels (interview du réalisateur en bonus).
Disponible également en DVD zone 2, PAL, chez Raro Video, avec des sous-titres italiens optionnels.
Existe aussi en VHS au Japon chez Shochiku Home Video.
[1] Le romancier et homme politique (élu gouverneur de Tokyo en 1999) Shintaro Ishiara fût dès le milieu des années 50 le porte parole de la jeunesse désenchantée. Son roman le plus connu Taiyo no kisetsu (La saison du soleil, 1956) fût à l’origine du mouvement Taiyozoku (génération du soleil) qui inspira des réalisateurs comme Ko Nakahira et son premier film Kurutta Kajitsu (1956) dans lequel joue Yujiro Ishihara, frère de l’écrivain et futur grande star de l’époque.





