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Japon | Rencontres

Forma : entretien avec Ayumi Sakamoto, Fumiyuki Yanaka et Nagisa Umeno

"...le concept de Forma était d’approcher le plus près possible du réel, sans donner trop d’explications."

Dans un contexte de production de plus en plus précaire pour le jeune cinéma japonais refusant le jeu du cinéma commercial, et malgré des chiffres de production annuels dépassant ceux des sommets de l’âge d’or, la réalisatrice Ayumi Sakamoto fût une des rares révélations à franchir les frontières de l’archipel avec Forma, un premier film au geste déjà affirmé. Lauréat du Fipresci de la 64ème Berlinale, suivi du prix du meilleur film japonais du Festival international du film de Tokyo, Forma a beaucoup voyagé, jusqu’à terminer l’année 2014 par une première française lors du dernier festival Kinotayo, d’où il est reparti avec le Prix Image.

Si son dispositif formel peut dérouter, l’intérêt de ce psychodrame féminin au style Hanekien, réside avant tout dans sa mise en scène épurée et minimaliste, composée de long plans-séquences éprouvant parfois le spectateur jusqu’à l’épuisement, mais témoignant d’un travail de construction du regard doublé d’une volonté de percer à nu le réel. Par sa narration fragmentée et distanciatrice, son usage du hors-champ, le naturalisme de ses dialogues soutenus par le statisme de ses cadres, Forma s’attache à dévoiler, peu à peu, vérités cachées et rancœurs enfouies en mettant à nu, par une astucieuse mise en abime finale, notre part d’ombre dissimulée sous les oripeaux des non-dits.

Dans un premier temps, nous avons pu rencontrer sa réalisatrice lors de la 14ème édition du festival Nippon Connection de Francfort, ce qui a donné lieu à la publication d’un entretien en anglais sur le site de nos confrères de Midnight Eye, dont nous avons appris avec regret l’arrêt prochain. Par la suite nous avons retrouvé celle-ci à Zurich, à l’occasion de la première édition du festival Ginmaku - New Films From Japan, en compagnie de son producteur Fumiyuki Yanaka, ainsi que son interprète principale, Nagisa Umeno, véritable révélation au jeu saisissant de naturel. Ce long entretien est une reconstitution de ces deux rencontres, revenant sur la genèse du film et son processus de création.

Comment êtes-vous devenue réalisatrice ?

Ayumi Sakamoto (AS) : Après avoir passé mon bac, j’ai voulu entrer au département des Beaux-Arts de l’Université Nihon de Tokyo (Nichigei), mais j’ai échoué au concours d’entrée. Sans doute qu’il existait d’autres alternatives, comme des stages ou des formations, mais comme je venais de Kumamoto (sur l’île de Kyûshû), une région assez reculée du Japon, je ne connaissais que celle-ci. Sans autre alternative, je suis donc partie chercher du travail. Et, grâce à une annonce parue dans un magazine spécialisé, j’ai trouvé un poste d’assistante dans un studio de réalisation de films publicitaires. C’est là que j’ai rencontré Keisuke Yoshida [1] , qui était l’éclairagiste de Shinya Tsukamoto. J’étais très motivée et pleine d’enthousiasme à l’idée de découvrir un nouveau milieu. Peu après, Yoshida m’a proposé de le rejoindre pour travailler au sein de l’équipe de Tsukamoto. C’est là que j’ai véritablement appris le métier. Je suis devenue assistante éclairagiste et je me suis aussi formée aux différents aspects du cinéma, de la production à la prise de vue, en passant par le montage. J’ai travaillé sur tous ses films, à partir de Lizard (Tokage, 2003), jusqu’à Nightmare Detective 2 [2] (2008) sur lequel je suis devenue éclairagiste. J’ai aussi fais la connaissance de Ryô Nishihara [3] qui m’a aidée dans l’écriture de Forma. Enfin, j’ai rencontré mon producteur Fumiyuki Yanaka qui est devenu mon mentor. Il m’a mis le pied à l’étrier en me permettant de réaliser mon premier long métrage. En réalité cela m’a pris une dizaine d’années pour devenir réalisatrice.

Qu’est-ce qui vous a marqué dans votre collaboration avec Tsukamoto ? En quoi cela a-t-il influencé votre désir de passer à la réalisation ?

AS : J’ai un profond respect pour Tsukamoto dont la rencontre a été déterminante. C’était un travail dur et éreintant que de faire partie de son équipe. Il fallait se dévouer corps et âme. Pendant ces années, j’ai constamment cherché à m’améliorer comme technicienne. C’est là que j’ai appris ce que signifiait être réalisateur. Mais ce qui m’a fait le plus impression c’est l’authenticité de sa passion. L’essence d’un artiste, c’est sa passion. Si j’ai appris quelque chose de lui, c’est ça ! Même s’il a déjà tourné quantité de films, elle ne s’épuise jamais. C’est comme si son désir se réinventait perpétuellement. J’ai ressenti qu’il était entouré d’une énergie et d’une aura indescriptible. Quand il tourne, il devient quelqu’un d’autre. Bien entendu sa mise en scène et son écriture sont remarquables, mais c’est davantage l’homme que ses films qui furent une source d’inspiration.

Néanmoins j’avais déjà pour ambition de devenir réalisatrice quand j’étais étudiante. Ce qui a été déterminant c’est la découverte de La Clé [4] (Kelid, 1987), un film iranien réalisé par Ebrahim Forouzesh et écrit par Kiarostami. Jusque là, le cinéma était pour moi un simple divertissement que je goutais principalement à travers Hollywood et la série Tora-san produite par la Shochiku. Mais la vision de La Clé a bouleversé mon regard sur le cinéma en tant qu’art. Cette œuvre m’a fait découvrir de nouveaux modes d’expressions. C’était un film admirable, avec très peu de dialogues et un décor unique. En gros c’est l’histoire d’un petit garçon enfermé chez lui qui cherche une clé. Il n’y avait pratiquement pas d’événements, et en même temps tout devenait si dramatique. A partir de là, dans mon esprit, les petites choses ou les micro-événements du quotidien sont devenus plus efficaces pour générer du drame. Ce qui est l’inverse du spectaculaire qui domine le cinéma commercial. En même temps à l’époque je n’avais pas Internet. Je n’avais donc que très peu accès à la diversité du cinéma. Ce film est donc devenu un révélateur qui m’a convaincue que, moi aussi, je pouvais être capable de tourner un film.

Parlons de Forma, votre premier film. La gestation a été assez longue.

AS : En effet, cela a pris au moins 6 ou 7 ans. Pendant l’écriture qui a duré 4 ans, je travaillais toujours à plein temps comme éclairagiste, ce que je continue occasionnellement. Donc je n’étais pas très disponible. Mais j’avais déjà l’idée du film en tête et j’y pensais constamment.

L’idée originale est-elle de vous ? Comment s’est passée votre collaboration avec Nishihara ?

AS : C’était mon idée. J’avais déjà imaginé la structure de base, comme de changer de protagoniste au cours du film ou d’insérer la séquence vidéo à la fin. Avec mon coscénariste nous avons principalement discuté des détails. On a tellement discuté qu’on a fini par écrire 25 versions avant d’aboutir à la mouture finale du scénario. Mais il y a eu des périodes durant lesquelles on ne se parlait plus à cause de disputes sur des détails. Néanmoins je n’aurais jamais été capable de terminer le film sans lui.

On connait l’extrême précarité du cinéma indépendant au Japon. Avez-vous eu des difficultés à trouver un producteur ?

AS : Oui. C’était décourageant. A l’époque de l’écriture j’ai essayé de faire lire mon scénario à des producteurs mais personne ne m’a répondu. Je crois qu’aucun ne réalisait vraiment sa valeur. Vous savez, au Japon si vous voulez tourner un film commercial vous devez respecter la règle du kishôtenketsu [5] . C’est une règle non écrite qui veut que, dans la structure du scénario, vous présentiez les personnages principaux dans le premier quart d’heure afin que le public comprenne clairement ce qui va se passer. Or j’enfreignais délibérément cette convention car je veux briser les stéréotypes. C’était simplement mon style. Mais c’était intentionnel ; or les producteurs se sont mépris. Ils pensaient que j’étais une amatrice et que je n’y connaissais rien. Mais finalement j’ai eu la chance de rencontrer Monsieur Yanaka qui se moquait bien de ces règles. Il m’a tout de suite dit que mon scénario était merveilleux, mais qu’en tant que réalisatrice je n’étais pas encore prête à tourner. Cela m’a donc pris une année supplémentaire pour avoir son feu vert. Durant cette période il m’a laissé me former à la réalisation en travaillant sur des clips musicaux. Et nous avons eu de nombreuses réunions pendant lesquelles j’ai pu réaffirmer ma volonté de devenir cinéaste.

Monsieur Yanaka, pouvez-vous nous dire ce qui vous a convaincu dans le scénario ?

Fumiyuki Yanaka (FY) : Ce que j’ai trouvé fascinant à la lecture, c’est qu’il y avait plein d’endroits qui semblaient maladroits ou qui manquaient de précision, mais avec la scène finale, tout s’emboitait parfaitement comme dans un puzzle. C’est ce qui m’a immédiatement frappé.

Avez-vous apporté des modifications ? Quel a été votre rôle en tant que producteur ?

FY : Le scénario était déjà très abouti, donc il n’y avait pas grand-chose à changer. En tant que producteur, mon rôle était plutôt d’aider Ayumi à le traduire dans une forme et une réalité cinématographique choisie. Je voulais prendre les qualités du scénario et les élever, les renforcer, leur donner encore plus d’impact, en le visualisant.

AS : Mais il a tout de même apporté quelques changements. Dans le scénario original il y avait une scène dans laquelle le corps d’Ayako devait être enterré dans les montagnes. Je ne l’avais pas écrite en détail et il y avait très peu d’explications, mais c’est ce qui était suggéré. Je n’avais pas vraiment visualisé la scène dans ma tête, mais il était évident que le spectateur pouvait deviner ce qui se passerait. Au final nous avons décidé de ne pas la tourner. L’idée de Monsieur Yanaka était qu’en utilisant la scène de la laverie automatique, dans laquelle Nagata regarde fixement le hublot, le public aurait été capable d’avoir ce ressenti.

FY : Quand vous observez Nagata, il a l’air d’être quelqu’un de sincère et de droit. Mais en réalité il y a trois strates dans sa personnalité. Donc j’ai demandé à Ayumi d’essayer d’exprimer ses tourments intérieurs à ce moment là. On voulait montrer que ce qu’il ressent est quelque chose de profond, de sombre et de très difficile à discerner. Donc en utilisant la scène de la laverie automatique on pouvait transposer de façon cinématographique ces trois strates à l’écran. La première, c’est le corps de Nagata lui-même. La seconde est sa réflexion dans la vitre du hublot et enfin la troisième surgit à travers le miroitement du tambour en inox du lave-linge. Et si vous regardez attentivement cette dernière, elle devient particulièrement floue et trouble. En tournant cette scène nous voulions exprimer les émotions dissonantes qui agitent le personnage à la suite du meurtre. Même si Nagata essaye de faire comme si de rien n’était, avec cette troisième couche, son âme semble se lézarder et se déchirer en lambeaux.

Tout de même cela reste abstrait. Ses sentiments ne sont pas clairement définis. Vous auriez pu exprimer la culpabilité par exemple.

FY : Nous n’avons pas essayé de définir la nature de ses sentiments. La culpabilité n’était donc pas notre intention. Peut-être qu’il pense que ce qui s’est passé dans l’entrepôt était une bonne chose ou peut-être que c’est l’inverse. Sa personnalité est vraiment tordue. On a plutôt cherché à exprimer son intériorité de façon cinématographique. Pour nous il était plus important de l’exprimer en image que de la rendre clairement compréhensible. C’est bien si les gens comprennent, mais ce n’est pas grave si ça ne passe pas.

Dans le prolongement de cette idée, on pourrait dire que Forma est un film sans personnages. Là aussi vous ne livrez que très peu d’informations.

AS : C’est parce que souvent je trouve qu’au cinéma on donne trop d’explications sur l’histoire des personnages. Je suis contre cela. Ainsi la scène où Nagata apparait de façon soudaine quand la porte s’ouvre était un peu une prise de position pour réfuter cette logique. Dans la vie, parfois vous rencontrez un vieil ami par hasard dans la rue et vous ne savez pas pourquoi. Mais dans les films on met toujours de la causalité partout. Pour moi cette continuité se fait toujours au détriment de la profondeur du film. Au contraire, je veux que le spectateur ait un rôle actif, je veux qu’il participe, qu’il se pose des questions à mesure que le film progresse.

Parlons du tournage. Avez-vous tourné en respectant le scénario ?

AS : Pour l’essentiel j’ai suivi le découpage technique, sauf quelques scènes que j’ai modifiées. Par exemple la longue séquence dans le parc. A l’origine il devait y avoir une autre scène à la suite mais je me suis aperçue que je pouvais la tourner dans la continuité donc je les ai intégrées. Il y a quelques séquences de ce type dans le film. Mais le changement le plus critique concerne la fin. Dans le scénario, le père était censé poignarder Yukari à mort dans la toute dernière scène. Mais la veille du tournage, Yanaka a commencé à m’interroger sur la finalité de ce geste. Il ne l’a pas jugée, mais m’a demandé si j’étais bien sûre de moi, en ayant à l’esprit les scènes que nous avions tourné jusque-ici, les personnages et leurs personnalités. Du coup ça a provoqué en moi une vraie remise en question. Ça m’a vraiment empêchée de dormir. Je me suis rendue compte que ce qui faisait sens n’était pas tant qu’il la poignarde, mais plutôt comment chaque personnage allait gérer la situation et surmonter un tel traumatisme. Alors j’ai décidé de changer la fin.

D’où venaient vos doutes quant à la fin ?

FY : Ce n’était pas à cause du scénario qui était mal écrit, mais la veille, j’ai senti le dernier jour de tournage arriver et ça m’a perturbé. Ensuite j’ai assisté à la préparation de la poche de faux sang par l’équipe des effets spéciaux. Je les regardais faire et tout à coup j’ai senti la colère m’envahir. Je me demandais pourquoi. Surtout que cette poche était prévue dans le scénario depuis le départ. Mon rôle en tant que producteur n’est pas de forcer un réalisateur à se plier à mes idées, mais plutôt de l’aider à s’épanouir, à rayonner. Je dois dire que depuis le départ j’étais contre cette scène, mais c’est devenu un véritable dilemme à cause de ma position. Même si on avait des discussions quotidiennes, on préparait quand même cette foutue poche, qui à mon sens représentait un défaut, comme un manque de réalité ; alors que le concept de Forma était d’approcher le plus près possible du réel, sans donner trop d’explications. Je trouvais que ce faux sang n’était pas cohérent avec l’idée du film. Voilà pourquoi j’étais furieux.

Mais alors pourquoi avoir attendu le dernier moment pour lui en parler ?

FY : Ah, c’est juste que je suis un grand admirateur d’Urabe Kenkô, un moine bouddhiste du japon médiéval. Il a écrit un fameux essai qui s’intitule Les Heures oisives [6] (Tsurezure-gusa). L’une des anecdotes raconte l’histoire d’un fameux grimpeur d’arbres. Lorsque son disciple atteint la cime et alors qu’il est pratiquement redescendu, le maître le prévient de « bien faire attention de ne pas tomber ». Lorsque quelqu’un est tout entier tourné à atteindre un but, il est dans un tel état d’intensité et de concentration, que ce n’est qu’au moment où il est sur le point de terminer qu’il risque de trébucher, car sa vigilance baisse. C’est pour cette raison que j’ai choisi de le faire la veille. J’ai toujours cette anecdote dans un coin de ma tête car celui qui se trouve à la place du producteur doit raisonner de cette manière. Il doit s’interroger, vérifier pour être bien certain.

AS : Il ne m’a pas dit de ne pas tourner la scène, mais plutôt d’y réfléchir à deux fois. Mais si je décide de la tourner quand même alors c’est ok. Ce qui était important c’était de laisser l’idée me pénétrer afin d’en être totalement convaincue.

A travers cette scène du coup de poignard, que vouliez-vous montrer ?

AS : Je voulais décrire ce que j’appelle « le cycle de haine » (nikushimi no rensa) qui se répète dans les relations qui tournent mal. C’est comme un mauvais feeling qui déclenche une série d’événements dans la vie d’une personne et qu’on ne peut arrêter. Ça arrive au quotidien. C’était la raison de cette fin. Ça paraissait plus efficace ainsi. Par ailleurs le but de Forma est de confronter le spectateur au réel. Donc à travers cette poche de sang, mon intention était de montrer la réalité d’un meurtre à travers cette séquence. Mais au cours du tournage, je me suis mise à me concentrer davantage sur les aspects techniques. Sur comment tourner la scène de la manière la plus réaliste. Ceci au lieu de réfléchir à sa signification profonde. Je n’avais plus assez de distance sur mon travail. Puis au dernier moment, j’ai eu ce ressenti qu’il ne fallait pas la mettre dans le film. Mais je n’arrivais pas à le verbaliser. C’était comme une intuition. Cela s’est fait au tout dernier moment. Le décor, la lumière, les réglages… tout était prêt. Et la caméra sur le point de tourner. Nous avions même disposé la poche de sang sous le blouson de Yukari afin qu’elle puisse jouer la scène. Mais au moment où je me tenais au milieu d’Emiko Matsuoka et Ken Mitsuishi, mes acteurs, j’ai ressenti l’atmosphère du plateau et j’ai décidé de couper la scène de cette manière. Nagisa Umeno qui joue Ayako était aussi présente, comme c’est la tradition lors du dernier jour de tournage pour la cérémonie d’adieu. Quand nous avons pris cette décision elle était heureuse, ce qui m’a conforté dans mon choix.

Par la suite, lors d’une projection, un spectateur est venu me voir et m’a remercié pour la scène finale. Je me suis sentie soulagée. A cet instant précis j’ai compris ce ressenti indescriptible. En réalité j’essayais de briser le cycle de haine. Dans la vie, les relations humaines sont faites de bons ou de mauvais cycles qui adviennent. En tournant ce film je me suis rendue compte que l’amour aussi existe. Même si je hais ce monde j’en fais aussi partie. Donc en réalisant Forma je voulais aussi monter un autre aspect de la cruauté du réel, à travers l’amour. C’est sans doute pour ça que j’ai brisé le cycle.

Vous avez donc fait le choix d’une fin plus ouverte.

AS : En effet, cela se justifiait. D’autre part il est plus intéressant de laisser les choses en suspens. Cela demande une participation plus active au spectateur qui peut décider par lui même de la façon dont les choses vont évoluer. Par-dessus tout je crois que le cinéma doit chercher à stimuler l’imaginaire. Généralement c’est le scénario qui sert de conducteur lors du tournage, mais dans le cas de Forma c’était différent. Je pense que le concept du film, l’ambiance du tournage et l’état d’esprit des acteurs ; tous ces éléments ont concouru à provoquer ces changements.

Généralement le plan de tournage ne respecte pas la chronologie du découpage. Comment avez-vous procédé et pourquoi ?

AS : Tout à fait, mais nous avons fait autrement. On avait prévu de tourner le film en respectant la continuité du scénario. Et l’idée de Yanaka était que la dernière scène devait être tournée à la fin. C’était aussi mon choix car cela procure aux acteurs un sentiment de réalité plus important. L’action se déroule dans sa continuité et ils éprouvent la sensation du temps et du déroulement réel des événements.

Vous cherchiez donc à être au plus proche du réel.

AS : Oui je voulais produire une sensation de réel. Par ailleurs nous n’avons fait aucune répétition durant le tournage pour que l’alchimie entre les acteurs fonctionne au maximum. Je voulais les laisser libres de jouer afin d’assister à l’irruption de quelque chose, que l’inouï surgisse de la réalité ordinaire. Je voulais exprimer un sentiment de réalité. Mon but était de voir cette réalité pénétrer au cœur du film.

Etant donné la longueur de vos plans-séquences, il est surprenant que vous n’ayez fait aucune répétition. Comment êtes-vous parvenue à un jeu aussi naturel ?

AS : Mon intention était que les acteurs ne jouent pas un rôle mais deviennent leurs propres personnages. Ainsi, pour obtenir un jeu le plus naturel possible, nous avons effectué une préparation spécifique en amont très importante. C’est pourquoi au final je n’ai eu besoin que d’une ou deux prises pour chaque scène. Par exemple, pour la séquence de l’entrepôt qui dure 24 minutes, nous n’avons fait que deux prises, et finalement j’ai gardé la première.

De quel type de préparation s’agissait-il ?

AS : Pour préparer mes acteurs à entrer dans leurs personnages, j’ai beaucoup travaillé à l’élaboration du contexte et du passé de chacun. Par exemple si l’on prend le personnage de Yukari, j’écrivais sur une page tous les détails relatifs à sa vie, comme le genre de musique qu’elle écoutait, l’enfance qu’elle avait eue, quelles étaient ses relations avec ses amis, comment était sa famille, comment elle se comportait enfant, adolescente, puis comme adulte aujourd’hui… Ou bien je décrivais aux acteurs le contexte des personnages. Comme par exemple le fait qu’il y a 4 ans Ayako essayait de fréquenter un club de tennis pour célibataires, et qu’elle n’a plus de relations sexuelles depuis 2/3 ans. Donc j’ai distillé tous ces faits et informations aux acteurs qui les avaient mémorisés avant le tournage. C’est par cette méthode qu’ils ont pu éviter de « jouer » des personnages pour devenir leurs personnages. J’ai aussi créé un calendrier de leur emploi du temps qui va du 15 janvier au 25 mars, date supposée du meurtre. Tout le monde l’appelait le « calendrier de la mort » pour plaisanter. Et sur chaque jour était indiqué quelle scène avait lieu et ce qui se déroulait dans la vie du personnage à ce moment là. De cette façon les acteurs avaient une idée précise du déroulement des événements en temps réel.

Je trouve le jeu de Nagisa Umeno remarquable. Je ne connaissais pas cette actrice qui a été pour moi une révélation. On sent qu’elle est capable de jouer dans plusieurs registres.

AS : J’ai découvert Nagisa au générique de plusieurs courts métrages du réalisateur Kôji Maeda [7]. Je l’ai d’abord vue dans Uno, où elle interprétait une femme de caractère très spontanée. Elle jouait dans son propre dialecte d’Hiroshima d’où elle est native. Et par la suite on s’est rencontré sur The Senior’s girl (Senpai no onna, 2008), un autre court de Maeda sur lequel j’étais éclairagiste et elle tenait le premier rôle. Mais cette fois elle jouait un personnage très introverti et m’a donné une impression totalement différente. Elle m’a éblouie. Lorsque je lui ai donné le scénario, la première chose qu’elle m’ait dite après l’avoir lu, c’est que de jouer le personnage d’Ayako tel qu’il était écrit, serait sans doute risqué. Ces mots m’ont convaincu de lui donner le rôle car je pensais exactement la même chose. Elle était donc la première à rejoindre le casting de Forma.

Pourquoi lui avoir confié le personnage d’Ayako et non celui de Yukari ?

AS : Cela aurait certainement donné une impression toute différente, mais je ne me suis jamais posé cette question. Le rôle d’Ayako était un rôle très difficile techniquement et j’avais besoin d’une actrice professionnelle confirmée et Nagisa correspondait à ces critères. Le personnage d’Ayako est quelqu’un qui devait se connaitre et avoir confiance en elle. Elle devait avoir du cran et les pieds sur terre, alors que Yukari est plutôt du genre rêveuse. Et je voulais aussi quelqu’un dont, en regardant le visage, on ne peut deviner ce qu’elle pense. Nagisa a ce côté espiègle et ambivalent. Elle a cette double personnalité, comme dans Uno où elle était exubérante mais pouvait aussi jouer l’inverse. J’aime cette qualité chez elle.

Pouvez-vous nous dire en quoi jouer dans Forma fût différent de vos expériences précédentes au cinéma ?

Nagisa Umeno (NU) : En principe tous les réalisateurs pour qui j’avais travaillé choisissaient toujours ma garde robe. Mais dans Forma, pour la première fois je pouvais décider ce que j’allais porter. C’était un grand changement pour moi et par ailleurs il n’y avait pas non plus de maquilleuse sur le tournage. Je devais me maquiller moi-même. Mais ce n’était pas moi qui me maquillait mais le personnage d’Ayako. C’était ça l’approche de Forma, et c’était une expérience radicalement nouvelle pour moi.

Comment avez-vous abordé la scène de l’entrepôt ? Aviez-vous déjà joué en improvisation ?

NU : C’était la première fois que je devais improviser une scène aussi longue au cinéma. Mais j’ai fait partie d’une troupe de théâtre contemporaine qui s’appelle Office 300 (Office Sanjû-maru) [8], dans laquelle on vous attribue un rôle et vous devez l’interpréter sur le champ, donc j’avais déjà une certaine expérience qui m’a servie pour ce film. Mais si je n’ai pas eu de difficultés c’est surtout grâce au processus de construction du rôle qui m’a beaucoup aidé à improviser la scène. De plus j’avais en tête le passé de Yukari, de sorte que nous avions une compréhension mutuelle de ce qui nous liait, de notre passé commun. Cette nouvelle manière d’approcher un rôle était un vrai défi pour moi. Je n’avais jamais travaillé de la sorte.

Quelle fût pour vous la scène la plus difficile à jouer ?

NU : Contrairement à ce qu’on pourrait penser ce n’était pas celle de l’entrepôt, mais une scène anodine et sans dialogue qui a lieu peu après la scène d’ouverture. Il y a une scène au bureau où Ayako travaille. Elle s’avance vers la caméra puis s’en va. On a du tourner plusieurs heures avant de la réussir. Je crois qu’on a du faire une quinzaine de prises. C’était la plus difficile car elle a eu lieu au premier jour de tournage. Et je donnais l’impression de ne pas m’être encore familiarisée avec l’environnement. Je ne m’étais pas laissée pénétré par le personnage comme j’aurais du le faire.

J’aimerais maintenant évoquer brièvement un autre personnage du film, Yukari. D’où vous est venue l’idée d’en faire un agent de sécurité sur un chantier de construction ? C’est une image surprenante que l’on voit rarement dans le cinéma japonais.

AS : Mon idée était que, dans son passé, Yukari a toujours été au service de quelqu’un. Comme lorsque vous êtes serveuse ou secrétaire. Mais si vous travaillez dans la rue vous n’avez pas besoin de communiquer avec les gens. Et puis il y a un concept caché. L’idée que son travail est basé sur un salaire journalier. Donc même sans emploi fixe elle peut gagner environ 50 euros par jour. C’est un entre-deux, un travail temporaire, avant qu’elle puisse trouver un emploi stable. Et pour n’éprouver aucune sympathie envers son personnage j’ai choisi un métier que je ne pourrais jamais exercer.

A mi-chemin du film, lorsqu’apparaît le personnage de Nagata, vous avez décidé de briser la narration en introduisant une multiplicité de points de vue, un peu comme une structure à la Rashomon. Quelle était votre intention ?

AS : En réalité Nagata était le premier personnage que j’avais en tête. J’ai commencé à écrire l’histoire à partir de lui. Il possède de multiples significations. Ce que je voulais c’était construire une narration objective, ne pas rester focalisée sur un seul personnage et introduire plusieurs points de vue. Aussi j’ai élaboré le scénario d’une façon très pragmatique, en évitant toute forme d’empathie avec eux. Si j’ai choisi de briser la continuité narrative, c’est parce que je ne voulais pas que les personnages puissent réfléchir sur leur passé, en employant la forme classique du flashback. Au lieu de ça, je voulais montrer les faits tels qu’ils se déroulaient et montrer la réalité de l’instant à travers différentes perspectives et angles de vue. C’est pourquoi j’ai choisi de monter le film de cette façon. C’était une manière de décrire le réel de façon objective.

Par ailleurs, un autre élément essentiel du film réside dans le métier du père. Il est monteur. Son métier est de monter la vie des gens. Aussi lorsqu’il reçoit une vidéo de ce qui s’est réellement passé dans l’entrepôt, la scène prend une dimension ironique. Si j’ai introduit cette forme d’ironie c’est que de nos jours, dans notre société de l’information, celle-ci est devenue très incertaine : comment discerner le vrai du faux ? On absorbe de l’information fabriquée au quotidien et on la tient pour vérité absolue. Aussi les gens qui travaillent dans l’industrie des médias de masse - dans laquelle j’inclus également les artistes -, marchent sur une corde raide dans leur manière de présenter cette information au public. Je voulais donc exprimer à quel point notre position est périlleuse et engage notre responsabilité, tout autant que me prémunir en tant qu’artiste. Le film était donc aussi une forme d’autocritique à propos de la façon dont nous contrôlons l’information de façon parfois irresponsable, nous, les créateurs.

L’absence de gros plan participe aussi de cette objectivité du réel que vous recherchez.

AS : Lorsqu’on tourne des gros plans, on tend à s’identifier aux personnages et justifier leurs actes. C’est ce que le spectateur perçoit à travers l’écran. C’est la raison principale pour laquelle j’ai évité tout gros plan sur les visages. Par ailleurs, il existe beaucoup de ressenti, de couches émotionnelles derrière chaque personnage, même si elles ne sont pas exprimées avec des mots. Les gros-plans ou la mise en place des acteurs, éliminent toute forme d’émotion ou d’atmosphère en arrière plan. C’est une autre raison importante pour laquelle je les évite. De même je ne donnais aucune indication sur la position de la caméra ou le type de plans que je filmais à mes acteurs qui pouvaient se déplacer librement dans le champ.

Le travail du son participe également aux qualités naturalistes du film. Comment avez-vous envisagé cette composante ?

AS : J’ai tourné tout le film en son direct. Mais j’ai choisi aussi d’ajouter quelques sons à des endroits précis en postproduction. Par exemple dans la chambre de Nagata, lorsqu’il ouvre le frigo vous pouvez entendre un bourdonnement ou également pendant la séquence de la gare où l’on entend le son d’un écran vidéo hors-champ. Il y avait un écran de pub dans la rue et après le tournage j’ai ajouté le son qui en émanait. Si vous écoutez bien vous pouvez entendre une fausse bande annonce d’un film hollywoodien qui s’appelle « Cool Ambitious ». J’ai crée la bande annonce juste pour la scène. C’était une sorte d’antithèse, de clin d’œil ironique entre Forma et ce qui se passe dans le monde du cinéma commercial et de l’industrie culturelle du « Cool Japan ».

De façon générale je n’ajoutais jamais de sons artificiels ou de bruits que vous n’entendriez pas dans la vie courante, mais parfois je jouais sur le mixage et j’augmentais le volume de certains sons. Par exemple lorsque la lessive se termine vous pouvez entendre un bruit mécanique que j’ai créé car je n’aimais pas le son original. Le mixage m’a pris beaucoup de temps et j’ai fait beaucoup d’ajustements.

L’esthétique est aussi très urbaine, à l’image de la ville de Tokyo. Cet aspect grisâtre se marie aussi très bien avec les sons ambiants. C’est aussi un film en couleur sans couleurs.

AS : Je voulais un ton neutre et froid. Il fallait que la surface du film prenne l’aspect du béton parce qu’à Tokyo il y a tellement d‘immeubles en béton. On est envahi par le béton. C’est comme ça que j’ai pensé l’esthétique du film. Puis lorsque j’ai travaillé sur la balance des couleurs en post-prod j’ai cherché à renforcer l’aspect monochrome.

Au cinéma le montage crée la subjectivité. Là encore en filmant uniquement en plan-séquence vous allez à contre-courant de l’évolution du cinéma au montage toujours plus rapide, au risque d’épuiser le spectateur. D’une certaine façon votre film est une critique cachée de la société de l’information et du statut contemporain des images.

AS : En réalité le thème sous-jacent du film est que j’ai toujours le sentiment qu’il y a quelque chose de potentiellement dangereux dans le fait que les médias détiennent le pouvoir de livrer une fausse information et de modifier les faits.

Vous avez inclus beaucoup d’écrans vidéo. Comme lorsqu’Ayako se rend dans le magasin de hi-fi et manipule une caméra, ou encore chez elle où le poste de télé est souvent allumé en arrière plan. Il y a dans la présence de ces écrans un indice supplémentaire de cette critique.

AS : Oui, ils faisaient effectivement partie de ce sens caché. Je suis heureuse que vous l’ayez remarqué.

Parlons de vos influences. Le dispositif vidéo qui enregistre le meurtre d’Ayako, le fait que celui-ci se déroule hors-champ ou encore la découverte du meurtre qui se fait pas l’entremise d’une vidéo, ces éléments pourraient évoquer Benny’s Video de Haneke. Ce film vous a-t-il influencé d’une certaine manière ?

AS : Pour la scène du meurtre je ne me suis pas vraiment inspirée de Benny’s Video. En réalité j’ai vu le film ainsi que la plupart des films d’Haneke une fois décidée la production de Forma. Mais c’est vrai que je suis très influencée par Haneke. J’adore ses films. J’y ai d’ailleurs mis plusieurs références, comme la scène où Ayako s’entraine au tennis, qui est un clin d’œil au plan-séquence de la scène de ping-pong dans 71 fragments d’une chronologie du hasard. Dans la chambre de Yukari il y a aussi un coffret DVD de Haneke.

Qu’est-ce que vous appréciez chez Haneke ?

AS : Le premier film que j’ai vu était Funny Games. Ce que j’aime dans son cinéma c’est qu’il dissimule ses véritables intentions au public. L’essence de ses films est cachée. Leur sens n’est jamais donné d’une manière limpide ou claire. Ses images sont toujours sujettes à interprétations. C’est dans ce sens qu’il m’inspire. Dans Forma aussi j’ai tenté de dissimuler le thème principal et ne pas montrer de façon trop évidente de quoi il retournait. Je le masque sous des strates mais il parvient néanmoins à émerger par la force et la nature de son propos.

J’ai l’impression que vous partagez également un regard sur l’humain, un même rapport au monde, une distance mêlée de froideur.

AS : Oui, j’ai un regard similaire. J’ai tendance à regarder les événements qui se produisent dans le monde avec une certaine distance. J’ai un sentiment très ambivalent en moi. Les hommes font la guerre, se massacrent et se haïssent. Ils mangent de la viande… (ndlr. Sakamoto est végétalienne) Je déteste l’être humain, moi y compris ; mais d’un autre côté j’aime les gens. Ce sont ces émotions contraires qui nourrissent mon travail.

Y’a-t-il d’autres cinéastes que vous appréciez ?

AS : Mes réalisateurs préférés sont Haneke, Angelopoulos, Kiarostami, Kieślowski, Lars Von Trier, Tarkovski, Kiyoshi Kurosawa, Akira Kurosawa… et bien entendu Shinya Tsukamoto qui est pour moi une sorte de dieu du cinéma.

Et vos films préférés parmi ces cinéastes ?

AS : Chez Haneke mon préféré est 71 fragments d’une chronologie du hasard, ainsi que Code inconnu. Ceci car ce sont des films à la narration fragmentée. J’aime cette forme fragmentaire car elle stimule davantage la puissance imaginaire du spectateur. Je déteste les films trop explicatifs. De même chez Tarkovski mon préféré est Le Miroir, mais je n’ai rien compris à Le Sacrifice.

Et chez Kurosawa ?

AS : Kaïro et Serpent’s Path chez Kiyoshi et Dodeskaden pour Akira.

J’ai remarqué que dans la salle de montage, lorsque le père regarde un communiqué sportif, on entend le commentateur citer Kieślowski comme l’un des participants.

AS : Oui, là aussi c’était un petit hommage. Je suis heureuse car vous êtes le premier à avoir remarqué ce détail.

Ce que j’ai trouvé intéressant dans votre travail de mise en scène c’est aussi votre usage du hors champ. Vous évacuez systématiquement toute forme d’émotion à l’écran, comme lorsqu’Ayako se met à pleurer chez elle, vous montrez simplement le regard du père qui l’observe. Ou encore lorsque Yukari fond en larmes après Nagata. On dirait que vous cherchez à supprimer toute représentation excessive des sentiments.

AS : C’est une idée qui me vient du cinéma Iranien. A cause du contexte politique et de la censure très stricte à laquelle il est soumis, il y a beaucoup d’actions qui ne peuvent être représentées à l’écran, comme deux personnes qui s’embrassent ou se tiennent par la main à cause de l’interdiction du contact physique, ou quelqu’un qui pleure ou un meurtre... Il faut donc trouver un moyen différent d’exprimer ces sentiments sans les figurer. C’est ce qui fait la force du cinéma iranien et j’ai tenté de m’approprier cette forme d’expression dans mon propre cinéma.

C’est comme si vous cherchiez à faire une forme d’anti-cinéma ?

AS : Tout à fait. Un « anti » cinéma japonais.

La scène d’ouverture est saisissante, lorsqu’Ayako se couvre le visage d’une boite en carton. Comment avez-vous eu cette idée ?

AS : L’idée est venue de mon co-scénariste Nishihara. C’était une manière abstraite de décrire l’état psychologique et mental à travers lequel passe le personnage d’Ayako. Cela montre toute l’obscurité qui l’enveloppe. En portant ce carton sur sa tête elle supprime son être, ses émotions. Elle veut disparaitre car elle ne s’aime pas. C’est la conséquence d’émotions négatives, comme la haine, qui prennent le dessus. Mais paradoxalement c’est aussi ce qui la motive à aller de l’avant. Puis à la fin, elle meurt étouffée par le carton que Yukari lui force sur la figure. Cela créait une correspondance intéressante entre les deux scènes. Ca faisait sens. Et puis c’est aussi un hommage à L’homme-boîte d’Abé Kôbô [9] .

Finalement, Forma est davantage une tentative conceptuelle de s’interroger sur le pouvoir des images, qu’une fiction narrative. Le choix du titre n’y est pas étranger me semble-t-il. Pouvez-vous nous en expliquer le sens ?

AS : Pour le titre j’ai utilisé un mot qui vient du latin. Il a plusieurs significations, comme forme, apparence ou aspect. Mais cela se réfère aussi à la notion aristotélicienne de forme (eidos). Mais comme en japonais il n’y aucune traduction littérale j’ai utilisé le mot dans sa langue originale. Pour moi cela représente quelque chose d’immuable. Si vous regardez dans le passé, peu importe ce qui se passe aujourd’hui, cela existera toujours. Par exemple, c’est un fait indiscutable qu’Ayako vivait sa vie avant qu’elle ne soit tuée. Donc même si son enveloppe corporelle a disparue, le fait qu’elle ait eue une existence en ce monde est indéniable. C’était mon interprétation du sens de « Forma ». Même si vous ne voyez pas de trace, ni de fait, celui-ci existe bel et bien, par le seul fait qu’il se soit déroulé. La traduction la plus proche en japonais serait sans doute Honshitsu (本質), qui signifie essence ou origine. Mais pour moi ce mot comporte une signification plus spirituelle, quelque chose qui appartient au domaine de l’âme.

Pour finir sur une note plus légère. Enfin, c’est un peu gênant, mais je n’ai pu m’empêcher de remarquer la boite de chaussure dans la chambre d’Ayako, dont la marque est « Cocue » [10] . Connaissez-vous la signification de ce mot en français ?

AS : Non, pas du tout (s’en suit en aparté l’explication de la traductrice). Non ! Vous plaisantez ? (rires). Vous savez au Japon c’est une marque de chaussures très mignonnes pour jeunes femmes. Je ne connaissais pas son sens, mais d’une certaine façon c’est comme une coïncidence heureuse. Je me demandais justement si je ne devais pas la déplacer car elle est un peu voyante, mais j’ai finalement pensé qu’Ayako apprécierait cette marque. Et finalement il se trouve qu’elles ne sont pas dans la chambre de Yukari. Je me rends compte qu’elles correspondent parfaitement à la personnalité d’Ayako. Ça la représente bien. Parfois pendant le tournage, si toute l’équipe se donne à fond, de petits miracles arrivent.

Filmographie d’Ayumi Sakamoto

Forma (2013) - réalisatrice, idée originale, scénariste, monteuse
Tetsuo : The Bullet Man (2009) réal. Shinya Tsukamoto - éclairagiste
Hide and go kill (Hitori kakurenbo, 2008) réal. Tomoya Kainuma - éclairagiste
Cream Lemon : End of Journey (Kurîmu remon : Tabi no owari, 2008) réal. Kôji Maeda - éclairagiste
The Senior’s girl (Senpai no onna, 2008) réal. Kôji Maeda - éclairagiste
Nightmare Detective 2 (Akumu Tantei 2, 2008) réal. Shinya Tsukamoto - éclairagiste
Town Punch (Dare to demo neru onna, 2007) réal. Kôji Maeda – éclairagiste
Nightmare Detective (Akumu Tantei, 2006) réal. Shinya Tsukamoto - assistante éclairagiste
Raw Summer (Nama-natsu, 2005) réal. Keisuke Yoshida - assistante réalisatrice, actrice
Haze (2005) réal. Shinya Tsukamoto - assistante éclairagiste
Female (Fîmeiru, 2005 - segment Jewel Beetle/Tamamushi) réal. Shinya Tsukamoto - assistante éclairagiste
Vital (2004) réal. Shinya Tsukamoto - assistante éclairagiste
Lizard (2003) réal. Shinya Tsukamoto - assistante éclairagiste

Forma a été présenté en première française lors de la 9ème édition du Festival du cinéma japonais contemporain de Paris Kinotayo où il a obtenu le Prix Image.
Pour ceux qui souhaitent découvrir le film, Forma sera projeté de nouveau en France, accompagné de sa réalisatrice Ayumi Sakamoto, dans le cadre de la 19ème édition des Reflets du cinéma en Mayenne du 17 au 31 mars 2015. Projection le Mardi 24 mars à 20h15 au cinéma Le Vox de Mayenne (53).
Entretien réalisé depuis l’anglais par Dimitri Ianni en mai et novembre 2014 à Francfort et Zurich.
Tous mes remerciements à Mizuki Mazz pour sa traduction, ainsi qu’à Mariko Nouchi pour son aide complémentaire.
Photos © kukuru inc.

[1Né en 1975, cet ancien éclairagiste est devenu scénariste et réalisateur avec Raw Summer (Nama Natsu), primé au Festival international du film fantastique de Yubari en 2006, et pour lequel Ayumi Sakamoto était assistante réalisatrice ainsi qu’actrice. Son film The Workhorse & the Bigmouth (Bashauma san to Big Mouth) a été nominé pour le prix Blue Ribbon du meilleur film en 2013, et Yoshida récompensé du prix du meilleur réalisateur lors de la 23ème édition des Japan Movie Critics Award.

[2Elle est aussi créditée au générique de Tetsuo : The Bullet Man (2009) mais n’a travaillé qu’une semaine sur le film.

[3Également collaborateur et scénariste de Keisuke Yoshida.

[4Distribué au Japon en 1996.

[5Cette composition de structure quadripartite d’origine chinoise, a fortement influencé la littérature japonaise. Ses quatre parties sont : ki, l’entrée en matière, shô, le développement, ten, le changement de perspective, ketsu, le résumé conclusif. Enseigné dès l’école primaire, le kishôtenketsu continue aujourd’hui encore de marquer la poésie mais également la prose japonaise.

[6Section 109, Urabe Kenkô, Les Heures oisives (coédition Gallimard/Unesco, collection Connaissance de l’Orient, 1968).

[7Réalisateur autodidacte né en 78 dans la préfecture de Kagoshima, il commence à tourner des films autoproduits en 2003. Ses courts métrages Woman (Onna, 2005) et Uno (2005) sont primés au festival de cinéma autoproduit Hiroshima Visual Exhibition en 2005. Il fait ses débuts dans le cinéma commercial avec Cannonball Wedlock en 2011, pour lequel il obtient le prix du meilleur réalisateur espoir aux Japanese Professional Movie Awards.

[8Nom actuel de la compagnie fondée en 1978 sous le nom de Gekidan Nijûmaru par l’actrice Eriko Watanabe (Shall We Dance ?). Depuis 2007 elle produit principalement des pièces de théâtre, des comédies musicales et des concerts.

[9Abé Kôbô, L’homme-boîte (éd. Stock 2001, collection : La cosmopolite).

[10Site officielle de la marque : http://www.world.co.jp/cocue/

- Article paru le mardi 17 mars 2015

signé Dimitri Ianni

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