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Taiwan | Festival du film asiatique de Deauville 2014

Goodbye, Dragon Inn

aka Bu san | Taiwan | 2003 | Un film de Tsai-Ming Liang | Avec Lee Kang-Sheng, Chen Shiang-Chyi, Kiyonobu Mitamura, Miao Tien, Shih Chun

Requiem pour la mort des salles obscures.

Peintre de la solitude et du mal-être, Tsai-Ming Liang est un cinéaste singulier dans le paysage cinématographique asiatique. Avec Goodbye Dragon Inn, son film le plus radical et abouti dans sa forme, il évoque ces premiers émois cinématographiques et interroge notre rapport au 7ème art à l’aube d’une Chine en mutation.

Lieu de tournage découvert pendant la réalisation de Et là-bas, quelle heure est-il ?, la salle de projection Fu-Ho vit ses dernières heures. Condamnée à fermer comme tant de cinémas de quartier, elle projette en dernière séance le film Dragon Gate Inn de King Hu [1]. Un soir pluvieux pousse un touriste japonais à s’engouffrer dans le cinéma, en quête de rencontres masculines. On y découvre alors des personnages errants, sur le point de disparaître eux-aussi : une ouvreuse clopinant péniblement, deux anciens acteurs, jadis protagonistes du film de King Hu, qui se retrouvent à la fin de la séance pour évoquer avec nostalgie leurs souvenirs ; ainsi qu’une poignée de spectateurs, âmes en peine peuplant l’immense salle désertée aux fauteuils rouges. Passant discrètement de la salle à l’écran, Tsai-Ming Liang observe ces quelques ombres dont la présence semble hanter le lieu. L’ouvreuse estropiée partant à la recherche du projectionniste pour partager avec lui son gâteau à la vapeur, nous entraîne dans les dédales sombres et humides du vieux bâtiment décrépit.

Rappelant parfois Hou Hsiao Hsien pour sa maîtrise du plan-séquence, Tsai-Ming pratique l’esthétique de la lenteur, associée à une recherche plastique de toute beauté. Utilisant habilement la profondeur de champ et le cadrage, il nous invite à parcourir les moindre recoins de ce cinéma voué à la destruction, allant jusqu’à filmer en plan fixe des toilettes pendant plusieurs minutes. Une atmosphère mélancolique et triste hante ce lieu, métaphore de l’état d’esprit de l’auteur. L’eau suinte sur les murs décrépits, les néons aux couleurs froides réfléchissent l’ombre d’un passant, le bruit monotone des pas résonne sur le sol froid en béton. La mise en scène est contemplative à l’extrême, marquée par l’utilisation quasi exclusive de longs plans fixes (seul deux mouvements de caméra sont perceptibles au cours du film), affirmant une volonté de laisser une trace définitive du lien intense existant entre le réalisateur et l’objet de son émotion (le film Dragon Gate Inn qu’il a vu à l’âge de 11 ans).

Son observation minutieuse du théâtre d’ombres qui se déroule dans les travées de la salle nous interroge sur notre rapport au cinéma et au rituel de la salle obscure. Rituel qui de nos jours semble davantage prétexte à la socialisation, que tourné vers le film en soi. En témoigne le regard scrutateur du réalisateur, non dénué d’humour, lorsqu’il s’attarde sur quelques spectateurs occupés à passer le temps, ou en quête de rencontres. Seul les deux vieux acteurs, Shih Chun, héros de Dragon Gate Inn, et Miao Tien également acteur du film, sont attentifs à la projection, accentuant encore le contraste entre générations.

A l’heure ou les multiplexes ont envahit les villes, coincés entre fast-food et boutiques de fringues, véritables usines à consommer la soupe américaine, Tsai-Ming Liang lance un cri de désespoir. Plus que la fin des salles obscures et de leur rituel, il s’interroge sur l’avenir même du cinéma à l’heure des home-cinemas et du DVD. Par l’intermédiaire d’une subtile mise en abîme, passé, présent et futur se font écho. Le réalisateur joue admirablement de la double temporalité du film dans le film. Prolongeant le plan fixe à l’extrême, il continue à cadrer la salle vide, pendant de longues minutes, une fois les personnages hors champ. C’est comme s’il tentait de rejoindre les propriétés mêmes de la photographie, arrêtant le temps et figeant l’éphémère.

Quelques trouvailles visuelles viennent émailler ce lancinant ballet des ombres : l’ouvreuse derrière l’écran essayant d’éviter les flèches en même temps que l’héroïne les esquive à l’écran. Film minimaliste et réflexif, Goodbye, Dragon Inn est un constat cruel et pessimiste sur l’avenir du 7éme art. On hésite parfois à sombrer dans l’ennui d’un cinéma qui se mord la queue devant la vacuité des plans interminables. Mais à l’instar des spectateurs fantômes, Tsai nous laisse libre d’entrer et de sortir de son ballet d’ombres poétique. Réflexion sur l’essence même de l’émotion cinématographique, cet acte d’"anti-cinéma" est aussi la preuve d’une profonde remise en cause : réaction ou désarroi face au vide cinématographique actuel ?

Goodbye, Dragon Inn est sorti sur les écrans français le 21 juillet 2004.
Il est disponible en DVD chez Arte Video depuis le 20 mai 2010.

[1Chef d’oeuvre emblématique des arts-martiaux des années 60 tourné par King Hu à Taiwan en 1967, juste après avoir quitté la Shaw Brothers de Hong-Kong.

- Article paru le vendredi 6 août 2004

signé Dimitri Ianni

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