Hebano
Amour radioactif.
Vaine entreprise, y compris pour un observateur local éclairé, que de vouloir rendre compte de la réalité du cinéma indépendant Japonais, tant nombre de productions ne parviennent à trouver le chemin des écrans, y compris locaux. Malgré cette difficulté à recenser cette création pourtant bien réelle, s’exprimant de façon pléthorique grâce à l’accessibilité du numérique, certains éclaireurs, dont le festival Nippon Connection de Francfort et sa section Nippon Digital, se sont investis d’une mission de veille sur cette production bourgeonnante, apportant chaque année son lot de jeunes pousses. C’est une occasion fortuite, due partiellement à l’insistance d’un ami [1], qui me poussa donc à poser le regard sur un jeune réalisateur prénommé Bunyo Kimura.
Cet ancien étudiant en droit de l’université de Kyoto, comme nombre de ses collègues aspirants réalisateurs, débute par le 8mm avec le long-métrage Yûgo (1999) ; tout en participant activement à l’organisation du Festival International du Cinéma Étudiant de Kyoto. En 2002 il réalise un second long tourné en vidéo Nashikuzushi no shi, et se lance dans la production l’année suivante avec Lazaru : Aozameta uma (Lazarus : Pale Horse, 2007) le premier épisode du film tripartite et parabole anti-capitaliste Lazaru signée Kishû Izuchi [2]. C’est au cours de ce tournage qu’il se lie d’amitié avec deux membres de l’équipe, Hirotaka Kuwahara et Takahashi Kazuhiro, qui deviendront respectivement producteur et chef opérateur de ce Hebano, tout autant que catalyseurs à l’origine de cette déchirante histoire d’amour sous fond de militantisme anti-nucléaire, marquant le premier long-métrage du cinéaste à avoir connu les honneurs d’une distribution en salle ; fait plutôt inhabituel pour un film autoproduit. Notons qu’auparavant le jeune Kimura aura su se faire remarquer avec Kanako loves three days a day (2007), un court présenté au Festival du court-métrage de Mito au Japon.
Plongés au cœur d’un village côtier de la préfecture d’Aomori [3], abritant une usine de traitement-recyclage de combustible nucléaire usé, Kimi (Maki Nishiyama) et Osamu (Mutsuo Yoshioka) partagent un amour plein de promesses. Le jeune homme ouvrier aux côtés du père de Kimi dans cette usine songe sérieusement à s’installer chez son futur beau-père, vivant désormais seul avec sa fille depuis que sa femme a quitté le foyer pour partir élever leur fils à Tokyo, dans un environnement plus sain. Alors que le jeune couple projette de se marier et fonder une famille, Osamu inhale accidentellement du plutonium irradié. Préoccupé par les conséquences de cette exposition à la radioactivité sur son éventuelle descendance, il choisi un beau jour de disparaître, abandonnant Kimi au désespoir de sa solitude ; jusqu’au jour ou celle-ci finit par le retrouver lors d’un concours de circonstances, trois années plus tard.
Ce qui frappe de prime abord à la vision de Hebano c’est la primauté du paysage apportant, depuis le long plan fixe d’ouverture, autant sa singularité que sa dramatisation au film. Des paysages soigneusement cadrés dont les nuances monochromes et les tons souvent grisâtres accentuent la mélancolie, contrastant avec l’urbanité fréquemment soulignée dans le cinéma indépendant contemporain. Le cinéaste, natif d’Aomori, semble traduire un attachement profond à ses racines faites d’étendues enneigées de l’extrême nord, dont le son continu des bourrasques de vent fouettant le manteau neigeux enveloppe l’atmosphère austère de l’œuvre. A tel point que l’on a parfois la sensation de se retrouver au beau milieu d’un film de Masahiro Kobayashi.
Mais à mesure que se structure l’aridité de ces paysages, par la sobriété de sa mise en scène, se dessinent les attributs d’une industrie dont le poids menaçant se révèle aliénant. Un tuyau d’évacuation interminable le long d’une plage, des immenses pylônes électriques, ou encore une cheminée rejetant une épaisse fumée de pollution poignent à l’horizon. Des éléments qui constituent les signes tangibles d’un viol du paysage et de la nature. Cette nature, défigurée par l’industrie nucléaire locale, traduisant symboliquement la détresse vécue par le couple, incapable de construire leur union mise en péril par l’incertitude des conséquences liées à l’irradiation d’Osamu. Se dessine ainsi la métaphore, par extension symbolique, d’une menace planant sur le village entier dont les habitants, paradoxe cynique, survivent grâce aux emplois procurés par l’usine même.
Ce qui apparaît parfois maladroitement dans les intentions de l’auteur, c’est la volonté d’utiliser la fiction de l’intériorité des deux protagonistes pour dénoncer les dangers de la pollution nucléaire. Le lieu du tournage n’est lui aussi aucunement anodin, car même s’il n’est pas directement cité, c’est à Rokkasho-Mura, localité perdue sur la côte pacifique de la péninsule de Shimokita, que Kimura a choisi de poser sa caméra. Rokkasho-Mura c’est un peu la sœur jumelle de La Hague. Usine unique en son genre au Japon dont la construction a débutée en 1993, elle est utilisée pour recycler l’énergie nucléaire en éliminant le plutonium des combustibles usés [4]. Réveillant le spectre des grandes catastrophes environnementales de l’ampleur de Tchernobyl et dont l’histoire récente a montré les risques probants (l’accident de Monju en 1995 ou celui de Tokaï-Mura en 1999), Rokkasho-Mura est devenue la cible privilégiée des anti-nucléaires nippons [5].
Ainsi l’œuvre du cinéaste, à travers la tragédie vécue par le couple et la famille de Kimi, prend tout son sens. En évitant le piège d’un cinéma ouvertement militant, Hebano ne cache pourtant jamais ses intentions. Il souligne par des détails scientifiques d’une part, tel que les risques de leucémie liés à l’effet Petkau [6], les dangers encourus par les employés même de l’usine. Mais l’auteur pousse la démarche plus loin à travers une forme d’anticipation, certes moins crédible, en introduisant la menace terroriste d’un jeune psychopathe disséminant des cannettes radioactives dans la capitale. Cette séquence permettant ainsi au métrage d’effectuer une césure esthétique et topographique par quelques plans, certes convenus, du fourmillement Tokyoïte qui tranche avec la nature enneigée d’Aomori, tout en dépassant la problématique du couple en poussant le spectateur à élargir les perspectives de son questionnement.
Depuis Les Enfants de Hirsohima (1952) de Kaneto Shindô ou Godzilla (1954), le genre importe peu, l’empreinte du traumatisme du nucléaire n’a cessé d’infuser le cinéma Japonais d’hier et d’aujourd’hui. La génération de Kimura vit aujourd’hui sous les auspices d’autres menaces tout aussi prégnantes, dont celle de Rokkasho-Mura. Avant lui, la documentariste Hitomi Kamanaka [7], déjà auteur d’un film sur les dangers de l’irradiation atmosphérique avec Hibakusha - At the End of the World (2003), s’était attachée à décrire la vie de ces habitants dans Rokkashomura Rhapsody (2006). Elle y dénonçait alors avec virulence les manœuvres de la puissante opératrice Nihon Gennen pour s’assurer la coopération et le soutien des villageois, dont l’influente corporation des pêcheurs, tout en soulignant la division existant au sein même de la communauté entre partisans et opposants à l’usine de retraitement.
Aussi l’on ne peut que louer la démarche intimiste de Hebano, qui prend ses distances avec le genre du documentaire, plus propice à transmettre un discours militant. Néanmoins, le cinéaste ne parvient à la hauteur de ses ambitions qu’à de rares moments. Utilisant une grammaire convenue, telle que la séquence académique montrant trois années qui s’écoulent par la présence d’un enfant jouant sur la plage qui sort du champ pour réapparaître après avoir grandi ; qui traduit un manque d’originalité et une utilisation plate de la musique et du symbolisme. Les quelques mouvements de caméra peinent à donner du relief à l’intériorité de ce drame, pourtant exprimée avec conviction par leurs acteurs. Maki Nishiyama apparaît véritablement touchante dans l’expression de sa douleur et de son abnégation amoureuse, et son interaction avec le plus expérimenté Mutsuo Yoshioka n’en est pas moins crédible. Hebano possède en outre cette filiation avec le cinéma pink, dont l’auteur fréquente les rangs depuis qu’il a participé à l’organisation de l’édition de Kyoto du festival de film pink P-1 [8], à travers les scènes d’amour explicites, en particulier celle des retrouvailles du couple, filmées dans le véhicule perdu sur une route au milieu d’un paysage de neige. Le choix de Mutsuo Yoshioka, acteur intervenant fréquemment pour les Shichifukujin [9] n’étant ainsi pas anodin.
Au-delà de l’enjeu lié à la menace de pollution nucléaire dénoncée par le film à travers le délitement familial vécu par la famille de Kimi, Hebano s’avère un portrait attachant d’une femme qui refuse le compromis de la résignation face à l’abandon de son bien-aimé. Sa volonté pleine d’abnégation pour entretenir l’espoir d’un amour condamné aura raison des vicissitudes de la vie, donnant au film un caractère optimiste, à l’image du plan final montrant la jeune femme serrant son enfant dans ses bras.
Offrant une perspective singulière sur un Japon souvent réduit à son urbanité démesurée, Hebano comporte les promesses d’un cinéma conjuguant intimité fictionnelle et engagement citoyen pour une cause environnementale. Loin d’atteindre ses ambitions - l’immaturité du cinéaste se manifeste par le conformisme de sa mise en scène -, Hebano laisse pourtant entrevoir la sincérité d’une émotion dépourvue de sentimentalisme. Souhaitons donc à Bunyo Kimura de poursuivre sa route sur le chemin ardu de la création indépendante avec autant d’abnégation que son héroïne.
Site officiel du film (en japonais) : teamjudas.lomo.jp
[1] Mes remerciements à Terutarô Osanaï pour avoir attiré mon attention sur ce film, ainsi que pour ses précieuses notes d’informations.
[2] Jeune auteur-réalisateur né en 1968, il entre dans le milieu du cinéma en écrivant des scénarios de films pink pour des réalisateurs tels que Takahisa Zeze (The Dream of Garuda, Owaranai sekkusu, Akai joji…). Il est également le fondateur du collectif de production « Spiritual Movies » et a déjà réalisé plusieurs films indépendants.
[3] Région située à l’extrême nord de l’île principale du Japon.
[4] Très critiquée par ses opposants comme étant un gouffre financier autant qu’une bombe environnementale, le site était jusqu’à peu candidat à l’accueil du projet international ITER de fusion thermonucléaire contrôlée, avant que celui-ci, grâce à l’intervention de Chirac, ne finisse par atterrir à Cadarache en France.
[5] Un mouvement de protestation emmené par le musicien Ryuichi Sakamoto et prénommé « Stop Rokkasho » s’est constitué pour sensibiliser l’opinion publique aux risques environnementaux liés aux activités de l’usine de retraitement.
[6] En 1972, le scientifique canadien Abram Petkau a mis en évidence, à partir d’expériences sur des membranes cellulaires artificielles, qu’une exposition durable à de faibles doses de radioactivité peut rendre la cellule plus fragile qu’une exposition brève à des doses plus élevées. Lire « L’effet Petkau » de Ralph Graeub édité par les Editions d’En Bas (1986) qui explique la portée de cette découverte révolutionnaire et effrayante.
[7] Cette dernière a d’ailleurs participé à un débat-rencontre avec le réalisateur et le public à l’issue d’une projection du film, et a même été citée dans le dossier destiné à la promotion du film.
[8] Ce festival aujourd’hui disparu, créé au début des années 2000, était principalement un outil de communication destiné à promouvoir les films des pink Shitennô et des Shichifukujin. Opération unique en son genre, ce festival était organisé sous la forme d’un tournoi avec huit films par édition. Les films étaient projetés par deux (un film d’un Shitennô puis l’autre d’un Shichifukujin) et le public était appelé à voter lors de chaque confrontation. Le festival qui se déroulait chaque année dans des villes différentes (Tokyo, Kyoto, Hiroshima...), a eu lieu à Kyoto en 2002, la finale ayant opposé Toshiki Satô à Shinji Imaoka. Ce dernier ayant remporté le Grand Prix cette année là. C’est également à cette occasion que Bunyo Kimura fit la rencontre de l’acteur Mutsuo Yoshioka. A noter que Toshirô Enomoto, Shinji Imaoka et Rei Sakamoto ont également soutenu le film ; Mitsuru Meike ayant même participé à une rencontre publique avec le cinéaste.
[9] Littéralement « les sept dieux chanceux ». Surnommés ainsi car ils ont tous débuté dans l’industrie du pink comme assistants réalisateurs pour les « pink Shitennô » (Hisayasu Satô, Toshiki Satô, Kazuhiro Sano et Takahisa Zeze) en faisant leurs débuts derrière la caméra vers la fin des années 90. Ce collectif comprend Shinji Imaoka, Mitsuru Meike, Toshirô Enomoto, Yoshitaka Kamata, Yûji Tajiri, Toshiya Ueno et le benjamin Rei Sakamoto.







