Holiday Dreaming
Depuis Les garçons de Feng Kuei (1984), l’une des pierres angulaires posées par Hou Hsaio-Hsien sur le chemin du renouveau du cinéma taiwanais, la jeunesse désemparée en quête de repères est l’un des thèmes récurrents de chroniques reflétant la difficile adaptation face à un monde en perpétuel changement. Issu de cette lignée fertile, aux côtés notamment de Chen Yu-Hsun (Tropical Fish, Love Go Go) et Wang Ming-tai (Brave 20) auprès de qui il fait ses premières armes, Hsu Fu-chun avec Holiday Dreaming, s’impose comme un auteur reflétant la particularité d’un cinéma taiwanais qui n’a de cesse de s’interroger sur le passé, la maturité et le changement, fruit du contexte politique particulier de l’île.
Holiday Dreaming débute en effet comme un rêve. Un rêve surréaliste que fait Ah-Zhou, jeune militaire à quelques jours de la « quille », et qui voit le long d’une plage, le corps inerte d’une amie d’enfance, Shing-Shing. Peu de temps après il se voit accordé une permission d’une semaine en compagnie de son camarade Xiao-Guei, dans le but de retrouver un déserteur simple d’esprit qui s’est enfuit de la caserne avec un fusil, après un accès de folie. Les deux adolescents décident de profiter de la mission pour prendre des vacances. Alors qu’Ah-Zhou se met en quête de son amie d’enfance, Xiao-Guei s’offre du bon temps avec une fille de passage. Ah-Zhou retrouve finalement Shing-Shing dans un asile psychiatrique, cette dernière décidant de le suivre obstinément. Le jeune trio part alors en voyage, à la recherche de Kuen-He, leur camarade déserteur. Un périple émaillé de rencontres insolites et d’errances, où ils partagent moments de joies, peurs, tristesse et malheur.
Récit en forme de voyage initiatique à l’humour drôle et tendre, Holiday Dreaming est un conte sur le passage de l’adolescence à l’âge adulte. Parfois d’une apparente insignifiance, pour qui serait à la recherche des sensations fortes habituellement illustrées par les récits de la jeunesse marginale en quête d’identité ; aucune explosion de violence ne vient ici troubler cette balade décalée dont la richesse s’exprime surtout par la singularité des situations et des personnages en présence, autour des deux adolescents.
Bien que le film soit ancré dans la réalité taiwanaise, sa société, sa géographie - la région du Hualien [1] -, Hsu Fu-chun joue constamment sur l’insolite et le décalage des situations, introduisant l’élément poétique surgissant dans la banalité du quotidien. Ainsi c’est une simple photo découpée dans un magazine qui devient la fiancée du simplet Kuen-He, ou encore, c’est en traînant derrière lui un poteau d’arrêt de bus, que Ah-Zhou parvient à convaincre Shing-Shing de le suivre. Les moindres situations qui pourraient engendrer gravité et tristesse sont désamorcées par la poésie et la naïveté des personnages qui vivent chacun à leur manière, dans un monde irréel et imaginaire coupé des réalités de la société. Ce monde agissant comme un paravent à la dureté environnante. Cette difficulté à appréhender le monde et à s’inscrire dans une société où la pression de la réussite scolaire conditionne tout espoir de succès pour la jeunesse, est ici mise en images par le parcours des deux jeunes appelés.
Paradoxalement, le lieu de la caserne n’est pas celui de l’étouffement, de la discipline, et encore moins de la violence, mais plutôt celui d’un rempart sécurisant contre l’extérieur, comme un paisible foyer. Ah-Zhou et Xiao-Guei plaisantent avec leur supérieur et fréquentent une betelnut girl, aux costumes délicieusement sexy rappelant ceux des écolières japonaises, et qui leur fait passer de la nourriture en douce. Cette insouciance qui guide leur vie, ils vont la mettre à l’épreuve dès leur sortie. C’est tout d’abord la déception sentimentale discrètement illustrée par le manège de la jeune vendeuse, qui a tôt fait de séduire un nouvel appelé, puis le marchandage dont est victime Xiao-Guei qui croyait passer une nuit avec une fille qu’il avait séduite, sans se douter d’être la victime d’un marchandage.
Les apparences, au coeur du récit, sont souvent fausses, masquant une réalité cruelle, comme celle de l’internement de la jeune Shing-Shing dont on dit simplement à Ah-Zhou qu’elle travaille à l’hôpital. Une scène illustre avec humour ce décalage vécu par Ah-Zhou, qui pénètre dans les couloirs de l’hôpital et se voit poursuivi par un homme armé d’un balai. Croyant qu’il veut le frapper le jeune s’enfuit terrorisé, alors que l’autre le lui tend simplement des mains. Ces ruptures créant un léger malaise, amplifiant l’aliénation des personnages. Ceux qui n’ont pas réussi à s’adapter vivent en marge de la société, dans un monde à part, traduit par la folie de Shing-Shing qui n’a pu supporter la pression scolaire, où encore celle du déserteur et souffre-douleur de ses camarades, à cause de son physique disgracieux et obèse, et qui se réfugie dans un amour imaginaire avec un être de papier glacé.
De façon habile le cinéaste confronte les deux adolescents insouciants aux deux personnages tombés dans la folie. Ce qui ironiquement permet aux deux jeunes de gérer ces deux êtres et les protéger des dangers extérieurs, c’est le mensonge. Mensonge qui va en s’amplifiant jusqu’à l’absurde, créant ainsi des situations insolites et cocasses. La tendresse et la tristesse se confondent parfois dans le regard que porte Hsu Fu-chun sur ce quatuor déambulant.
Avec des accents de road-movie Jarmushien, on a parfois l’impression que le script a été improvisé avec la complicité des acteurs au naturel sincère ; la construction des scènes s’empilant un peu vers la fin pour former un collage de séquences. Holiday Dreaming célèbre l’insouciance d’une jeunesse en proie au doute et inquiète sur son avenir. Mais cette inquiétude, qui tourmente le nouveau cinéma taiwanais depuis ses débuts, est tout autant celle de l’avenir de l’île vivant sous la pression autoritaire et intransigeante du grand frère chinois. Aussi, le sentiment d’éloignement et la maturité acquise à l’issue du voyage, peuvent aussi s’assimiler à ceux de l’île qui doit faire face à un monde en constante évolution.
Étonnamment le mode d’expression le plus abouti d’un cinéma taiwanais d’auteur occupe une position singulière en Asie, et tangue parfois plus du côté du cinéma japonais (en témoigne le dernier Hou Hsiao-Hsien) que du cinéma chinois, auxquels les traits culturels communs se prêteraient à priori davantage. Les séquences en bord de mer et le feu d’artifice en l’honneur de la fiancée de Kuen-He évoquent les jeux des yakusas de Sonatine et leur retour à la nostalgie de l’enfance, ou encore les paisibles plans de A scene at the Sea, sans oublier Hana-bi. Et pourtant, loin du simple hommage ou du plagiat, Holiday Dreaming possède une tonalité particulière et toute taiwanaise, traduite par une gamme de couleurs saturées et magnifiquement mises en images par Ali Chen, alors que le sound design de Tu Duu-Chih, « le passionné obsessionnel du son », teinte d’une enveloppe sonore irréelle la beauté des images, dont la couleur dominante bleue enjôle d’un halo luminescent de superbes scènes nocturnes.
Entre rêverie poétique et tristesse nostalgique, Hsu Fu-chun entraîne ses personnages dans une flânerie insouciante par l’entremise de souvenirs de jeunesse et de rencontres insolites. Teinté de romantisme, Holiday Dreaming est un point de vue singulier sur la jeunesse et le passage à l’âge adulte, au constat parfois amer. Sa sensibilité et sa profondeur résidant dans le détail, dont l’apparente douceur d’ensemble cache quelques vérités universelles.
Diffusé au cours du 7ème Festival du film asiatique de Deauville, Holiday Dreaming a remporté le Grand prix (Lotus du meilleur film), ainsi que le Prix de la critique internationale (Lotus Air France).
[1] Située à l’est de l’île c’est la plus grande région de Taïwan, étroite et étendue elle fait face à l’Océan Pacifique. Cette région a aussi été la première à adopter un système politique d’auto gouvernement.




