Hong Kong Nocturne
La fin des années 60 est une époque de diversifications à tout va pour l’empire Shaw Brothers (SB), qui se lance dans l’imitation des comédies musicales classiques américaines (inspirées des Minelli, Kelly et Donen). Hong Kong Nocturne en est une illustration, réalisée par un tâcheron du cinéma japonais, Inoue Umetsugu [1], dont c’est la première collaboration SB. Se démarquant des films en costumes et des arts martiaux, il marquera son passage en insufflant aux productions maison un style moderne, jeune, jazzy et cosmopolite.
Cinéaste méticuleux, notamment dans la structure narrative, mais adepte des recettes de cuisine, Hong Kong Nocturne est un remake d’un des précédents films d’Umetsugu : Tonight We’ll Dance (Odoritai Yoru, Shochiku, 1963). C’est une comédie musicale pétillante au charme délicieusement suranné, réunissant trois vedettes de la SB en la personne de Cheng Pei-Pei, Lily Ho et Chin Ping. Les séquences chantées sont prétextes à des décors luxuriants, quoique souffrant de la comparaison avec leur modèle hollywoodien (contraintes budgétaires de rigueur), avec un hommage appuyé au mythique "Diamonds are a girl’s best friends" du chef d’ oeuvre de Hawks, Les hommes préfèrent les blondes. Visuellement réussie, cette comédie au style Pop-Art restitue l’ambiance colorée des néons de la ville, ainsi que la vie nocturne trépidante de la jeunesse de l’époque.
La star sensuelle Lily Ho (nue de dos lors d’une séquence musicale où elle sort d’une baignoire en forme de coquillage !), la pétillante et joyeuse Cheng Pei-Pei (un peu à contre emploi dans son rôle de fille à papa) que l’on a connue plus rebelle, et l’adolescente candide Ching Ping, forment un trio de charme, flattant tout autant les idéaux de la jeunesse Hong Kongaise aspirante que les penchants voyeuristes de l’homme mûr. Si Inoue parvient à restituer l’effervescence de la jeunesse au travers de ces trois personnages féminins, sous le couvert de retournements mélodramatiques improbables, il transparaît néanmoins une idéologie paternaliste et rétrograde empreinte de sexisme, au travers de poncifs que la lecture du scénario éclaire.
La trame narrative fort bien structurée, tourne autour de la relation entre les trois filles et leur père, Monsieur Chia (Cheung Kwong-Chiu), un entêté qui se produit comme prétendu prestidigitateur de haut vol. Les filles elles, talentueuses, complètent et enrichissent l’attraction avec succès. Entiché d’une jeune femme vénale, le père vole la paye du trio pour satisfaire les caprices de sa compagne, ce qui provoque la rébellion des filles qui en profitent pour le quitter et poursuivre leurs ambitions personnelles. L’ainée Tsui Tsui (Lily Ho) veut épouser un producteur japonais, la cadette Ting Ting (Chin Ping) veut devenir une ballerine ; et Chuen Chuen (Cheng Pei-Pei) en bonne fille à papa, reste à ses côtés.
Les trois partie du scénario, décrivant respectivement les malheurs rencontrés par chacune des filles sur la route du succès, s’entremêlent constamment au cours de la narration. Tout au long du récit diégétique, Inoue joue du suspense dont l’enjeu est la réunification de la famille autour de la figure paternelle. Cette figure tripartite s’exprime également dans les trois épreuves mettant en scène l’irresponsabilité ou la malhonnêteté de trois hommes différents. L’une des plus amusantes étant sans conteste celle subie par Tsui Tsui, la matérialiste qui, séduite par un diamant et une promesse de mariage, se fait berner une fois arrivée à Tokyo par son homme qui est en fait un pourvoyeur de filles de bars. Convaincue qu’elle va faire une carrière au cinéma, elle se rend à un rendez-vous avec un vieux producteur qui produit en réalité des films pornos (prophétisant la vague "roman-porno" à venir au Japon !). Et lorsque celle-ci demande quelle tenue elle devra porter pour le "screen-test", celui-ci répond, d’un regard lubrique, en mauvais accent Mandarin "aucune tenue exigée". La pauvre Tsui Tsui, sans argent, finira dans un cabaret miteux de Taipei, reprenant des versions burlesques de ces anciens succès. Mais ce qui attend la seconde n’est guère mieux. Les rôles s’inversent sur la route du succès : un faiseur de talent japonais se révèle être proxénète pour un producteur de pornos.
Plusieurs thèmes se confondent et sont suggérés : la rupture de l’unité familiale est dangereuse, tout comme de céder aux tentations du show business, les rêves de starlettes au cinéma aiguisant l’appétit des trafiquants de "chair fraîche". Aussi innocents que peuvent paraître les tours de magie et la romance à l’eau de rose de Hong Kong Nocturne, il n’en est pas moins une sérieuse mise en garde contre le proxénétisme et le développement du marché des pornos asiatiques. A ce titre, il est intéressant de remarquer qu’à l’instar de la Nikkatsu, la SB aussi versera dans le genre érotique au début des années 70 bien que sous une forme moins extrême. Aussi pour Inoue, le Show Business, littéralement le "commerce d’étalage", est à prendre au premier degré.
Revenons à la maison et attardons nous sur Chuen Chuen, dont la situation n’est guère plus enviable. Elle est contrainte par son père - qui ayant perdu ses autres filles a du prendre un autre engagement dans un cabaret pour pourvoir à ses besoins - d’être l’attraction d’un strip-tease en forme de tour de magie (ou est-ce l’inverse). Cette tentative d’exploiter sa propre fille étant bien entendu guidée par sa toquade passagère. Papa serait-il pire que le pornographe japonais ? Chuen Chuen sera sauvée par Tse-Ching (Peter Chen), un jeune compositeur qui lance sa propre compagnie et lui propose de l’y rejoindre. De proposition professionnelle à proposition de mariage, il n’y a qu’un pas que Chuen Chuen sautera, se soustrayant ainsi aux obligations familiales. Alors que les deux soeurs sont trahies par les hommes qu’elles "aiment", la cadette vit une relation sado-masochiste avec son professeur de danse, Mr Yang, handicapé et armé de sa canne, terrorisant ses élèves qui n’exécutent pas les figures selon ses directives. Il poussera la jeune Ting Ting à l’épuisement à force d’humiliations. Non seulement la jeune ballerine se révèlera douée et prometteuse, mais elle pense que c’est à cause de la dureté de son professeur qu’elle y est parvenue ! Mr Yang remplaçant temporairement la figure paternelle qui a perdu de son aura. Le comble étant que les vertus du professeur ne se limitent pas à la pédagogie, Ting Ting confessant aussi son amour pour lui.
Etant donnée la rébellion contre le père et la décision de chacune de poursuivre envers et contre tout leurs objectifs, ont s’attendrait (dans la logique du genre) au succès des trois filles au cours d’un fin heureuse. Au final, la famille sera réunie dans un studio de répétition pour une grande émission de télé, mais à quel coût : l’amour et le mariage. A la faveur de coups du sort (improbables) les trois soeurs seront privées d’attaches sentimentales. Sentimentalement déçues, elles reviendront faire leurs numéros, sublimant leurs déceptions amoureuses à travers les valeurs du show business naissant : la télévision. La reprise finale des numéros en séquences musicales, sont entrecoupées par l’image des trois hommes absents. La caméra s’attardant sur le père dans la cabine de contrôle, séchant ses larmes d’émotion. De la prestidigitation au studio de télé, les filles se rebellent, sont humiliées et reviennent finalement auprès de leur père en professionnelles accomplies du spectacle. Respectant les codes du genre, la boucle est bouclée ; mais en définitive, la fin est surtout heureuse pour le père.
Mêlant relations professionnelles, familiales et amoureuses, Inoue distille, avec un certain goût artistique, ses idées paternalistes et met en garde une jeunesse en quête d’affirmation et de doux rêves de célébrité, dans une comédie musicale à plusieurs niveaux, où les faux-semblants et les rebondissements se répondent en coeur.
Diffusé à Paris dans le cadre d’une rétrospective Shaw Brothers qui s’est tenue à l’UGC des Halles du 30 juin au 13 juillet 2004, Hong Kong Nocturne est disponible en DVD HK.
[1] Umetsugu, réalisateur maison de la Nikkatsu au début des années 50, comme d’autres réalisateurs japonais ont été engagés dans un souci d’étendre l’empire SB aux autres genres cinématographiques, apportant un savoir faire, un certain prestige et une modernité qui n’existaient pas à l’époque dans le cinéma de Hong-Kong. La société japonaise étant considéré comme en avance d’une décennie à l’époque. Inoue Umetsugu réalisa 17 films entre 1967 et 1971 pour la SB, mais surtout, il n’y consacra pas plus de 3 mois par an, occupant le reste de son temps a des production japonaises. Il aurait contribué au total à plus de 300 productions au cours de sa carrière.




