Hors-jeu
Juan est un jeune équatorien qui partage le rêve de bon nombre de ses compatriotes : fuir sa terre natale pour les promesses de l’Espagne. Épuisé par les cours dictés par ses professeurs, Juan délaisse de plus en plus souvent l’école pour traîner avec ses amis dans les rues de la capitale, Quito. Parmi eux, un garçon tente de le convaincre de sombrer dans la criminalité pour financer ses illusions, mais aussi conquérir l’objet de son affection, la belle Maria. Car l’argent, pour ces démunis, est la réponse à tous les problèmes y compris ceux du cœur. Ainsi Gioconda, fidèle et meilleure amie de Juan, est-elle persuadée d’avoir trouvé la porte de sortie dans l’affection physique que lui porte un riche businessman, et donc d’être amoureuse. Pendant ce temps là en toile de fond, le pays est en proie à la révolte de la part des populations indigènes, qui tentent de faire tomber le gouvernement en place. Le frère de Juan, inerte, est le témoin impassible de l’incarnation télévisuelle de ces évènements. Un attentisme qui ne fait qu’augmenter la frustration de leur père, seul à tenter de ramener de l’argent à la maison depuis que sa femme a perdu son travail.
La dernière édition du Festival des 3 Continents, qui s’est tenue à Nantes du 25 novembre au 2 décembre 2008, a été l’occasion de découvrir l’un des cinémas émergents du continent sud américain : celui de l’Équateur. Si le pays ne possède pas d’Histoire cinématographique - le septième art semble même y avoir été absent jusqu’aux années 90 - il s’est récemment doté d’un organe équivalent à notre CNC, et pourrait donc être de plus en plus présent sinon dans nos salles, au moins sur le circuit des festivals dans les années à venir. Hors-jeu, film très indépendant tourné pour une poignée de dollars - 4000 seulement - aura du attendre quelques années avant de pouvoir être gonflé depuis son format numérique d’origine vers le 35 mm ; c’est aujourd’hui chose faite et c’est ce qui a permis à son réalisateur, Victor Manuel Arregui, de venir le présenter au public nantais.
Cette tranche de désœuvrement, ambitieuse à bien des niveaux, Arregui l’a tournée pour tenter de convaincre ses propres enfants de ne pas suivre les quelques dix pour cent de la population qui, au cours de la dernière décennie, ont fui un pays en proie à la corruption et au désordre politique, ainsi qu’au retard généralisé. On pourrait dès lors attendre de ce portrait adolescent une déclaration d’amour envers un pays qui ne lui rend pas, à l’image de la belle Maria ; la réalité est plus critique, complexe, et parfois même ambiguë. Car Juan, héros bien malgré lui, déteste ce pays qui oppose ses propres habitants dans un partage de richesses - ou plutôt de pauvretés - critique ; plus de 80% de la population en effet, vit sous le seuil de la pauvreté, et sert les besoins anonymes des 20% restants. Le discours de Jaime, l’ami de Juan qui tente de le convaincre de l’accompagner dans une vie de délits, est que pour survivre à Quito il faut faire un choix : servir ou se servir. Juan, lui, aimerait être un poète, vivre de l’amour d’une fille mais tout de même s’en aller. Le crime par contre, il hésite à s’y plonger.
Alors Juan regarde. Il regarde son amie sombrer dans l’illusion de l’affection, bercée par des rêves de richesse. Il regarde sa mère sombrer dans la dépression, son père se battre contre des moulins à vent, pestant contre un système auquel il ne parvient pas à tourner le dos. Et il regarde son frère, qui lui même regarde, silencieux, le pays sombrer dans la révolte. Cette ouverture du récit par le biais de l’écran dans l’écran participe à la réussite de Hors-jeu, lui permet par une méthode classique - qui témoigne d’une assimilation du cinéma à défaut d’une histoire - de voir plus grand que ses moyens. Mais elle permet aussi d’instaurer un terrain auto-critique autant que de jouer la jeu de la défense, difficile, d’une identité nationale : plongés dans le chaos ambiant, les journalistes déclarent à plusieurs reprises être incapables d’assurer la véracité de leurs déclarations, de donner sens aux images qu’ils diffusent. Ce qui ne les empêche jamais d’essayer, avec l’ironie d’un pays qui se reconnaît dans ses défauts et ses instabilités. Quelque part, tant mieux si le pays ne change pas, puisque les repères demeurent. Pour Juan, il s’agit de ne plus rester spectateur, et de rentrer dans le jeu. Cette décision, le personnage la prendra in extrémis, cédant à l’appel du crime pour tenter non pas de gagner, mais au moins de commencer la partie.
Le crime comme seule voie de sortie ? Il est peu probable que ce soit le discours tenu par l’auteur-réalisateur. La parabole consiste à inciter les nouvelles générations à ne plus rester sur le banc de touche, et à trouver leur place en Équateur plutôt que d’aller voir si l’herbe est plus verte en Espagne (qui n’est pas l’Eldorado promis, si l’on s’en fie aux documentaires, authentiques, insérés dans le film et montrant les difficultés des immigrés à Murcia). Au cours de ce parcours initiatique, Arregui fait preuve d’une certaine maturité cinématographique, transcende ses moyens grâce à une volonté générale de ne jamais limiter le scope du récit. Avec ce premier long-métrage, qui fait donc partie de la courte filmographie de l’Équateur, Victor Manuel Arregui livre plus qu’une tentative de cinéma : il raconte une histoire et le fait bien, parle de son pays, critique et défend son identité. Et rattrape, en moins de deux heures, un siècle d’évolution du septième art. Preuve que le cinéma équatorien finalement, bien que nouveau-né, est tout sauf hors-jeu.
Film diffusé dans le cadre de la sélection consacrée au cinéma équatorien lors de la 30ème édition du Festival des 3 Continents (Nantes).


