Ishii Katsuhito
Pour la première fois en Europe le travail plastique d’Ishii Katsuhito fut présenté à Paris l’été dernier, dans le cadre de l’exposition « Becoming Padme in Ishiiland » [1], organisée par Stephen Sarrazin, commissaire de l’exposition, par ailleurs critique et ami du cinéaste. C’est à cette occasion que nous avons eu l’immense plaisir de rencontrer cet artiste hors norme, atypique, qui ne sait tenir en place. Ishii Katsuhito nous a reçus avec beaucoup de sympathie dans la galerie Vanessa Quang, où s’est tenue l’exposition. Ce fut l’occasion pour nous de revenir sur son œuvre, de parcourir le chemin qui l’a amené au cinéma, ses influences, ses réalisations et ses choix artistiques, le tout parsemé de petites anecdotes croustillantes.
Sancho : Vous avez touché à des domaines aussi variés que l’animation, le story-board, la photographie, le clip, la publicité… Quel a été votre parcours avant de vous aventurer dans le cinéma et qu’est-ce qui vous a amené à faire des films ?
Ishii Katsuhito : Lorsque j’étais à l’université, je faisais des études d’Arts [2], de graphisme plus précisément. J’étais un étudiant impatient, qui ne supportait pas de rester en place. Je faisais pas mal de petits boulots dans le graphisme, mais je me sentais coincé, ma créativité étouffait. Alors je me demandais s’il n’y avait pas un autre domaine où je pourrais avoir plus de liberté… Lorsque j’étais en troisième ou quatrième année, un réalisateur de publicité est venu à l’un de nos séminaires. Je désirais dépasser le domaine du graphisme, et j’étais prêt à faire n’importe quoi d’autre. Et dans la publicité, on peut faire du dessin de mode, de la direction artistique, de la mise en scène, du repérage pour des lieux de tournages… Alors, ça m’a attiré.
A partir de ma quatrième année, j’ai suivi des cours de cinéma. J’y ai découvert le cinéma et j’ai appris à réaliser. Tout ça me stimulait énormément, alors je suis entré dans une agence de publicité [3] après l’université. J’y ai réalisé plusieurs publicités, mais je m’en suis lassé au bout d’un an. Avec des collègues de la société, on a eu envie de tourner quelque chose de plus long, en pellicule, sans forcément avoir la prétention de faire un film, mais juste quelque chose de plus long qu’une publicité. Alors pour commencer nous avons autoproduit un film, Hachigatsu no yakusoku (La promesse d’août, 1995) qui a été diffusé au Festival international de cinéma de Yubari et a reçu le Grand Prix Section Vidéo. Du coup, il a été projeté plusieurs fois dans un cinéma de Ginza, et depuis, plusieurs journalistes sont venus m’interviewer, me demandant tous ce que je préparais comme nouveau projet. Mais je n’avais pas du tout réfléchi à la suite ! Alors j’ai lancé, comme ça, un peu spontanément, l’idée d’adapter le manga Samehada otoko to momojiri onna de Mochizuki Minetaro. Et, par le plus grand des hasards, l’idée d’adapter ce manga se trouvait déjà en gestation au sein de la société pour laquelle je travaillais. Et la cerise sur le gâteau c’est que Mochizuki, en lisant l’une de mes interviews, a voulu que je réalise le film ! Du coup, je me suis retrouvé à l’adapter, et c’est à partir de ce moment que j’ai commencé à faire du cinéma. Plusieurs hasards se sont donc rencontrés, et m’ont entraîné vers la réalisation de films.
Vous avez travaillé avec Asano Tadanobu dès votre premier long métrage, Samehada otoko to momojiri onna (Shark Skin Man and Peach Hip Girl, 1998), et n’avez cessé de travailler avec lui sur vos films suivants. Est-il un complice pour vous ? Pouvez-vous nous parler de votre amitié ?
J’écris toujours le scénario de mes films, mais j’aime laisser aux acteurs la liberté d’improviser. En observant le jeu d’Asano dans divers films, j’ai trouvé qu’il avait un jeu très libre, très personnel et j’ai adoré ça, je l’ai trouvé vraiment bon. Jusqu’ici, je trouvais que seul Matsuda Yusaku était capable d’une telle liberté. C’est un acteur grandiose, je pensais que c’était le meilleur, même s’il est déjà décédé… Tous les autres acteurs, je les trouvais bons, mais pas parfaits… Et lorsque j’ai découvert Asano, j’ai vite changé d’avis, j’ai vraiment été impressionné. Depuis, lorsque j’écris un scénario, et que je trouve qu’un rôle a particulièrement besoin d’être réaliste, je le confie toujours à Asano (rires). J’avais le sentiment que tout ce qu’il pouvait faire laissait transparaître quelque chose de réaliste. Je pense que malgré nous, une amitié s’est développée, mais on ne se voit pas en dehors des tournages. Lorsque l’on prépare une scène et que je me retrouve avec lui, je lui fais lire le découpage, je lui confie mes idées de mise en scène juste avant de tourner, et si je lui demande s’il comprend, il affirme par la positive, de manière très simple et naturelle. Pas besoin d’explication. Avec une confiance totale, je lui confie des rôles sans lui faire faire d’essai. Je fais tourner la caméra, et je suis toujours très content dès la première prise. Je pense qu’il n’y a qu’un acteur capable de ça aujourd’hui, c’est lui.
Il y a un autre acteur que vous semblez adorer, Gashuin Tatsuya. Je crois que c’est une personnalité connue au Japon [4]. Il est aussi dans presque tous vos films ! Pourquoi l’aimez-vous particulièrement ?
Ah… Gashuin Tatsuya ! C’est quelqu’un de drôle. Il n’est pas acteur à l’origine. Et, pas très sérieusement, je me suis dit que cela serait amusant de le faire jouer. Du coup, pour mon premier film, Samehada otoko to momojiri onna, je suis allé le solliciter, mais il m’a dit qu’il n’avait pas confiance en lui… Mais au moment où je lui demande si, de ce fait, on abandonne, il me répond que non, qu’il voudrait bien essayer quand même (rires). J’avais un peu d’appréhension du coup, et lorsqu’on s’est retrouvés sur le plateau, son approche fut totalement à l’opposé de celle d’Asano. Il me demandait par exemple : « pour ce rôle, sur quel ton de la gamme
dois-je le jouer ? » Il travaille à partir de la gamme musicale (rires),
alors on a testé différents tons, on a choisi, et ensuite il me demande :
« bon pour cette scène, je dois marcher avec quel pied en premier ? ». Donc en fait, tout le jeu de Gashuin devait reposer sur ce que je lui indiquais, et lui le reproduisait. En fait, il est très fort pour l’imitation, puisque c’est son métier d’origine. Il est imitateur, et effectivement il a un talent fou ! Ainsi, petit à petit, il s’appropriait le rôle, et j’avais de moins en moins besoin de lui donner des indications. C’est vraiment tout l’inverse d’Asano !
Quels sont les cinéastes japonais que vous appréciez particulièrement ?
J’aime beaucoup Shimizu Hiroshi [5]. Il a commencé à faire des films avant-guerre, au temps du cinéma muet, et a tourné 163 films. Dans ses films d’avant-guerre, je trouve que les costumes sont très beaux. Même si les films sont en noir et blanc, je peux les admirer. J’aime sa manière de filmer les femmes aussi. Et puis il tournait toujours en décors naturels. Or lorsqu’on regarde le cinéma du monde entier à cette époque, on ne filmait que très rarement en décor naturel, tout se faisait en studio. Shimizu cherchait à développer la technique d’improvisation des acteurs en les propulsant dans des décors naturels. Je l’aime tellement que j’ai fait un remake d’un de ses films [6] récemment ! Mais je préfère quand même l’original (rires).
Quel est le dernier film japonais que vous ayez vu et aimé ?
Il y a un cinéaste d’animation qui s’appelle Hosoda Mamoru. Dernièrement j’ai vu son film Toki wo kakeru shoujio (La Traversée du temps, 2006) que j’ai adoré.
Et dans le cinéma d’animation en général, des réalisateurs préférés ?
Il y a un cinéaste que j’adore, Koike Takeshi [7], qui a réalisé l’ouverture de mon deuxième film Party 7 (2000). A mes yeux, c’est le meilleur cinéaste d’animation du Japon, donc le meilleur du monde (rires). Nous travaillons ensemble en ce moment sur un projet, qui est en gestation depuis 6 ans. On peut même remonter à 8 ans en fait... Et on vient justement de le terminer cette année ; le film s’intitule Red Line [8].
C’est toujours une question périlleuse, mais peut-on vous demander quelles sont vos influences artistiques ?
Avant de faire des études de graphisme, j’ai fait une prépa artistique. J’avais quatre professeurs qui étaient des artistes d’art contemporain. Ils avaient laissé à l’école de la documentation qui leur appartenait, il n’y avait que du Pop Art et de l’art contemporain. En voyant tout ça, j’ai beaucoup envié ces artistes, je voulais moi aussi faire la même chose, exercer la même activité. Parmi ces artistes, ceux qui m’ont le plus influencé sont Andy Warhol et David Hockney. Il y a aussi le peintre Andrew Wyeth. Oui, ce sont ces trois-là qui m’ont influencé esthétiquement.
Tarantino vous a sollicité pour réaliser une séquence animée de Kill Bill vol 1. Comment vous êtes-vous rencontrés, comment est-il venu à vous ?
Il y a environ 10 ans, j’ai présenté mon premier long métrage Samehada otoko to momojiri onna au festival international de Hawai, et Tarantino est venu le voir par hasard. Il a aimé mon film et a demandé à savoir qui avait réalisé la séquence animée d’ouverture. Je lui ai dit que c’était moi, et il m’a dit : « Alors, travaillons ensemble si tu le veux bien ! » Et trois à quatre ans après, il m’a demandé de le rejoindre à Shinjuku où il était de passage. Je l’ai rejoint dans le quartier Golden Gai, il m’a donné le scénario de Kill Bill en version japonaise, et m’a demandé de représenter avec des dessins la façon dont je voyais telle séquence. Je lui ai envoyé par la suite mes croquis, qu’il a aimés. On s’est revus ensuite à Roppongi (quartier de Tokyo), et il m’a demandé si je pouvais développer tels et tels personnages, et c’est ainsi que notre collaboration a débutée.
Vos deux premiers longs métrages sont des adaptations de mangas, mais pour votre troisième, Cha no aji (The Taste of Tea, 2004), vous avez travaillé d’après une idée originale. Quelle a été la différence dans votre manière d’aborder le scénario ?
En fait, Party 7 a été réalisé d’après une histoire originale. Mais je l’ai effectivement réalisé dans le même état d’esprit que Samehada otoko to momojiri onna. Pour Cha no aji, je voulais revenir sur mon intérêt pour l’art contemporain. J’ai écrit plusieurs petites idées, histoires, que j’ai voulu assembler, pensant que ça pouvait donner quelque chose. Samehada otoko to momojiri onna et Party 7 sont construits sur une structure narrative classique, de type hollywoodienne. Pour Cha no aji par contre j’ai voulu casser cette structure. J’aime beaucoup Sen to Chihiro no Kamikakushi (Le Voyage de Chihiro, 2001) de Miyazaki par exemple, où je trouve que justement la structure est cassée. J’ai trouvé l’approche intéressante. Parce qu’on n’a plus de repère et on ne peut plus appréhender le déroulement du film. Avec une narration classique, on comprend facilement l’histoire, et on devine la suite… C’est ce qui m’ennuyait de plus en plus. Je voulais qu’on ne comprenne plus. Mais je ne savais pas vraiment comment m’y prendre. Alors j’ai écrit plein de petites histoires, comme des minis scénarios de courts métrages, que j’ai assemblées, puis regroupées par famille… C’est comme ça que j’ai écrit Cha no aji. Ce qui donne un résultat complètement différent de mes deux premiers longs.
Vous aviez dessiné un story-board avant de tourner ?
Oui.
J’aime beaucoup votre manière de traiter la mort du grand-père dans ce film, comme quelque chose de complètement naturel. Je trouve qu’au Japon on appréhende avec plus de franchise et de sérénité la mort, contrairement aux cultures occidentales, pour qui la mort est forcément vécue comme un drame, un sujet tabou.
Ah, ce que je pense de la vie et de la mort… Au Japon, on pense souvent que la mort c’est la fin d’un cycle, comme si on revenait à zéro (sous-entendu qu’on repart ensuite pour une nouvelle vie). Je voulais donc montrer que c’est quelque chose de très naturel. En fait, pour Cha no aji je ne voulais rien de dramatique, je voulais une histoire plate, sans relief émotionnel apparent. Il y a au Japon un manga qui s’appelle Chibi Maruko chan [9], basé sur une histoire très simple et banale de la vie quotidienne. Je cherchais le même esprit, mais en moins comique, puisque Chibi Maruko est un manga pour enfants, très drôle.
En tout cas je pense que cela fait beaucoup de bien aux occidentaux de voir une mort traitée de cette manière, cela adoucit les esprits… Le film a beaucoup plu en France. Cela vous a-t-il surpris ? Je trouve personnellement que certains moments d’humour ne sont compréhensibles que par les personnes qui connaissent la culture japonaise…
Bien sûr, j’étais surpris. Je pensais que personne n’allait comprendre… Puisque même mon producteur n’a pas compris le film ! Mais certains jeunes producteurs m’ont dit qu’ils trouvaient le résultat amusant. Bon, je me suis dit qu’il y aura forcément des gens qui comprendront et d’autres qui ne comprendront pas. Et puis, c’est une comédie, sur une famille, qui ne demande pas trop de réflexion, donc je me suis dit que certains comprendraient quand même… Mais au fond de moi j’espérais que certains le regarderaient avec un peu de « profondeur »… Et quand je suis allé à Cannes, le public français m’a souvent posé des questions pointues, qu’on ne m’a jamais posé au Japon, comme sur la structure du film, j’ai été très surpris par ce regard attentif. Au Japon, les gens l’ont regardé dans l’esprit d’une simple comédie, alors qu’en France il a été considéré différemment. J’ai l’impression que le public français a perçu mon « intériorité ». Alors j’ai pensé que contrairement au Japon, les gens d’ici ont une bonne façon de regarder les films.
Naisu no mori (Funky Forest : The First Contact, 2005) est un film complètement atypique. Vous l’avez réalisé avec deux autres réalisateurs, Miki Shunichiro et ANIKI (alias Ishimine Hajime). Comment s’est passée cette collaboration ?
L’un était un camarade de l’université, et l’autre était un collègue de l’agence de publicité dans laquelle j’ai travaillé. Ensemble, on avait envie de faire quelque chose de drôle, pas forcément un film, ça pouvait prendre n’importe quelle forme, mais quelque chose d’amusant. C’est comme ça qu’on a eu l’idée de faire ce film.
Je crois que vous appelez votre trio « Naisu no mori » aussi ? Est-ce que cela signifie que vous aurez d’autres projets ensemble ?
Après Naisu no mori, nous avons autoproduit un film intitulé Sorasoi (2008) [10]. Même si j’ai pratiquement tout conçu tout seul, nous l’avons fait ensemble. Et avant ce film, nous avions réalisé le projet Grasshoppa ! [11], sous forme d’épisodes. Et nous avons aussi tourné des publicités ensemble !
Vous aviez des rôles différents sur ce projet ?
Nos rôles dépendaient des situations, et changeaient tout le temps, selon les cas. Mais tout ce qui était pénible à faire, je le faisais, par exemple écrire le scénario (rires) … Et une fois tourné, les deux autres vérifiaient, et décidaient s’il fallait refaire quelque chose ou pas… Pour Nice no mori, chacun s’occupait de son épisode. On ne s’est pas disputés, sauf pour choisir l’ordre des épisodes (rires).
On a dans ce film un festival de disciplines qui se bousculent et se rencontrent : le manga, la danse, la musique, les humoristes, le karaoké… Peut-on dire que ce mélange traduit votre personnalité ?
Oui, bien sûr (rires).
On constate également un mélange, un contraste entre contemplation et dynamisme, cela reflète aussi votre personnalité ?
Oui, aussi, tout comme ce que montrent mes œuvres qui sont exposées ici (rires).
Vous avez un certain goût pour l’absurde…
Oui, j’aime ça (rires). J’aime l’art contemporain, donc j’aime ce qui n’a pas toujours vraiment de sens…
Comment vous viennent ces idées de scènes, de personnages, de situations… ? Comment écrivez-vous ?
J’écris surtout lorsque je voyage, sur mes différents lieux de visite… Cha no aji, je l’ai écrit lors d’un voyage où j’allais des Pays-bas à l’Italie, durant les moments pendant lesquels j’étais seul (c’est-à-dire les moments où je n’avais rien à faire – rires). C’est dans la solitude que les idées me viennent plus facilement. Je suis à la fois inspiré par ce que je vis, et par mon imaginaire. A l’époque où j’ai écrit Cha no aji, j’étais marié (maintenant nous sommes divorcés mais bon), et ma femme avait des albums photos que j’épluchais par exemple. Ou alors j’écoutais les histoires que des gens me racontaient, et quand elles étaient intéressantes je les notais, comme si je leur empruntais. Pour Cha no aji, j’ai fait fabriquer des costumes à partir de vieilles photos. En fait je mélange un peu tout…
Il y a dans vos films beaucoup de petits rôles, souvent interprétés par des personnalités connues, des artistes divers, qui semblent être vos amis : pourquoi ?
Les acteurs professionnels japonais font souvent de la télévision parallèlement. Et souvent, lorsqu’ils jouent pour la télévision, leur jeu devient trop voyant, ils ont tendance à surjouer. Comme souvent on regarde la télévision en faisant autre chose en même temps, en cuisinant par exemple, donc il faut que le jeu des acteurs soit exagéré (rires). Et je n’aime pas ça. Pour les scènes dont l’enjeu n’est pas décisif, j’essaie de faire jouer au maximum des non professionnels et des amis pour alléger l’intensité dramatique du film, pour alléger le ton, enlever de la consistance, aplatir la force dramatique du jeu d’acteur. Un acteur professionnel dégage des émotions plus fortes, avec plus de relief, tandis qu’un non professionnel a un jeu plus passif, qui interpelle moins, et j’aime ce décalage.
Et j’ai très envie de vous demander : dans Naisu no mori, il y a une scène de pique-nique, avec un personnage qui se met à danser une sorte de samba, je voulais savoir qui est-ce parce qu’il est étonnant. C’est un professionnel ?
Ah lui c’est Minegishi Akiji [12] ! Il est 2e ou 4e médaillé d’un concours international de danse de salon qui se passe à Londres chaque année : le Blackpool Dance Festival. Il a un physique quelconque, et j’avais envie de lui faire jouer un rôle banal qui soudainement se met à danser comme un pro.
Cette scène fait son effet, je n’ai pas pu m’empêcher de me la repasser plusieurs fois de suite ! Dans ces deux films vous avez travaillé avec ce magnifique danseur qu’est Moriyama Kaiji [13]. Comment avez-vous été amené à travailler avec lui ?
Je l’ai d’abord découvert dans un documentaire qui lui était consacré à la télévision. A un moment il y a une pièce intitulée « Katana », dansée verticalement avec des positions semblables aux postures de samouraïs, et parmi les danseurs plutôt ordinaires, il y avait une personne qui faisait des gestes surprenants, c’était Moriyama Kaiji. Dans ce documentaire on le voyait aussi chez lui, avec des postures étranges comme ceci (Ishii imite physiquement les mouvements de bras semblables à ceux reproduits dans Cha no aji), et je me suis dit qu’il n’était pas comme les autres, qu’il avait quelque chose de spécial. Et dans une interview, il disait que ça n’est pas la danse en elle-même qu’il voulait montrer, mais qu’il chercher à provoquer un décalage dans la dimension spatiale et temporelle dans laquelle le public se trouve. Et, il se trouve que c’est exactement ce que je cherche à faire dans mes films. Je me suis alors dit qu’il avait tout compris. Alors je lui ai proposé de jouer dans mon film.
Ses costumes sont à chaque fois surprenants, très beaux, est-ce vous qui les avez créés ?
Oui, je les dessine, les mets en couleurs, pour ensuite les confier à un styliste qui se charge de les réaliser ; et que j’embête beaucoup à chaque fois (rires).
Lui avez-vous laissé une totale liberté pour les chorégraphies ?
Je l’ai dirigé un peu, mais très légèrement. Par exemple, lorsque je devais faire un plan rapproché de ses mains, je le dirigeais, ou si je voulais à un moment précis qu’il mette un peu plus de mystère dans sa danse, ou alors un peu plus de discrétion, je le lui demandais. Mais de manière générale, je lui laissais beaucoup de liberté, je lui laissais exprimer ce qu’il voulait comme il le souhaitait.
Et c’est peut-être indiscret, mais avez-vous déjà une idée pour une prochaine scène avec lui ?
Pas spécialement mais j’aimerais beaucoup. Mais depuis Cha no aji il est devenu très connu, et moins accessible (rires). Il fait des tournées mondiales maintenant…
Le rêve est un thème très présent dans Cha no aji et Naisu no mori… Beaucoup de vos personnages rêvent et vous semblez vous plaire à mettre en scène ces moments d’évasion…
Je ne suis pas sûr de pouvoir l’expliquer… Je n’aime pas forcément lorsqu’un film ne contient que des scènes réalistes, j’aime lorsqu’elles sont mélangées avec des scènes oniriques. Malgré leur décalage avec la réalité, celles-ci s’enchaînent bien avec le reste. J’en éprouve le besoin dans mes films. Je pense même que ça n’est pas du cinéma s’il n’y a pas cette prise de distance avec la réalité. Il m’arrive parfois de forcer l’intégration de scènes oniriques, lorsque je trouve que le film devient trop “normal” ; j’aime le décalage qu’elles créent.
La nature a également une place toute particulière. Elle semble entrer en harmonie avec l’intériorité de certains de vos personnages…
C’est vrai que je fais très souvent des captations (film, photographie) de paysages, même comme loisir. Je trouve qu’ils touchent souvent de manière plus forte qu’un jeu d’acteur maladroit. Dans les films en général, un plan de paysage sert à traduire la notion du temps qui passe, il sert d’ellipse temporelle. Mais dans mon cas, je veux qu’il prenne un véritable sens. En plus de donner la notion du temps qui passe, je veux aussi donner à sentir au spectateur une émotion particulière. Pour Cha no aji j’ai filmé énormément de paysages. Beaucoup trop même, puisque je n’ai pas tout utilisé (rires). Dans ce film, les paysages sont parfois plus importants que les personnages (rires). En tout cas je pense qu’ils ont la même importance que les personnages d’un film.
Il y a une scène dans Naisu no mori qui est très belle, lorsque quatre jeunes filles font de la musique dans la forêt, en manipulant des boutons sur les arbres…
C’est ANIKI (Ishimine Hajime) qui a réalisé cette scène. C’est quelqu’un qui adore la musique, il est même DJ. Bon, je dois avouer que moi-même je ne comprends pas toujours ce qu’il dit (rires), mais en tout cas cette scène lui tenait à cœur. Mais elle a été la plus compliquée à réaliser ! On a dû passer beaucoup de nuits blanches… Mes scènes à moi étaient tournées en un éclair, mais lui est très exigeant, pointilleux, et très patient, jusqu’à ce qu’il obtienne ce qu’il veut. C’est quelqu’un qui a une idée très précise de ce qu’il désire et ne la lâche pas.
Avec des films aussi atypiques, très longs et sans histoires, comment arrivez-vous à convaincre les producteurs ?
Ce que je fais à chaque fois, c’est que je dessine mes scénarios sous forme de story-board, qu’on peut lire facilement comme un manga. Je leur donne, en disant que le film ressemblera à ça. Les producteurs se décident très vite avec ce support original. Il n’y a que deux ou trois producteurs avec qui je travaille en général, et parmi eux, il y en a toujours au moins deux qui trouvent le projet intéressant.
Pouvez-vous nous parler du projet Hokuro Kyodai (2007), dans lequel vous mettez en scène un duo de manzai, et par lequel vous revenez à vos débuts dans l’animation ?
Quand j’étais à l’université, j’étais dans un groupe de musique. Et ces deux-là étaient nos danseurs ! C’était des camarades de l’université. A l’époque j’en avais même fait un manga du même nom [14]. J’ai voulu faire vivre à nouveau ce duo en les faisant jouer dans Naisu no mori. Et pour la série, dans une ambiance de science fiction, je voulais essayer de mettre en scène ce duo de dotsuki manzai [15]. Bon, ça n’est pas très profond comme sketches, hein (rires). Récemment j’ai voulu les faire en animation 3D, parce que je les voulais plus rapides dans leurs mouvements, et comme la vitesse que je voulais obtenir était irréalisable par les acteurs, je les ai « animés ». Au Japon nous avons sorti un DVD de la série. Après cela je ne sais pas encore s’il y aura une suite (rires).
Vous continuez à faire de la musique ?
Non !
Nous ne connaissons pas, en France, votre dernier film, Yama no Anata : Tokuichi no Koi (My Darling of the Mountains, 2008), pouvez-vous nous en dire deux mots ?
C’est le remake d’un film de Shimizu Hiroshi, dont je parlais tout à l’heure, intitulé Amma to onna. C’est l’histoire d’un masseur aveugle qui rencontre une femme qui s’est enfuie de Tokyo, et qui tombe amoureux d’elle. C’est un film d’époque, qui se passe dans le Japon d’avant-guerre, les kimonos sont magnifiques, l’histoire se passe dans une région qui regorge de stations thermales, dont l’ambiance est très bien retranscrite. Aussi je me suis dit que ce film, en couleur, serait très beau aussi. Donc j’en ai fait un remake. J’avais envie de retrouver ces paysages perdus. On connaît bien le Japon d’après-guerre, dont on a beaucoup d’images, mais je voulais aussi montrer la beauté du Japon d’avant-guerre.
Quels sont vos prochains projets ?
Il y a donc le projet de Red Line, le film d’animation, qui devrait sortir au Japon au printemps prochain. C’est encore un changement de style radical. On voulait faire quelque chose de très grand public, un pur divertissement, regardable par n’importe qui. Et c’est un challenge pour nous ! Je voulais voir ce que ce que ça donnerait si je faisais un pur divertissement. C’est donc Koike Takeshi (dont j’ai parlé plus haut) qui réalise, moi j’ai écrit l’histoire originale, le scénario, et fait la création graphique des personnages.
Propos recueillis par Nathalie Benady le 10 juin 2009 à Paris.
Un grand merci à Osanaï Terutarô et Murai Mitsuko pour leurs traductions.
Merci au producteur Shiga Kensuke pour sa disponibilité, et Ximena de la Galerie Vanessa Quang pour son accueil.
Photo de Ishii Katsuhito : Nathalie Benady.
[1] Becoming Padme in ISHIILAND, l’exposition des œuvres plastiques d’Ishii Katsuhito a eu lieu du 6 au 24 juin et du 7 au 25 juillet 2009 à la Galerie Vanessa Quang, 7 rue des Filles du Calvaire à Paris (75003). Site web de la galerie : www.galerie-quang.com.
[2] La grande université d’Arts de Musashino.
[3] La société Tohoku Shinsha.
[4] Gashuin Tatsuya a débuté sa carrière comme chanteur de Enka (chant populaire japonais). Mais c’est lorsqu’il a commencé à imiter des chanteurs de manière humoristique qu’il est devenu connu, ce qui l’a toujours un peu désolé parce que c’est en tant que chanteur qu’il aurait voulu être célèbre. Il a changé plusieurs fois de nom, Gashuin Tastuya étant son dernier patronyme depuis 1993. Pour ce nom, Gashuin a demandé à un prêtre bouddhiste de choisir, ce dernier a pioché son nom dans des textes bouddhiques.
[5] Shimizu Hiroshi (1903-1966) était connu pour ses films muets à travers lesquels il dressait un portrait détaillé de la société japonaise. Il naquît à Shizuoka et rejoignit la Shôchiku en 1924 où il commença à faire des films, à peine âgé de 21 ans. Il était collègue et ami d’Ozu Yasujiro. Il a plus de 160 films à son actif. L’éditeur américain Criterion a rassemblé quatre de ses films dans un coffret DVD : www.criterion.com/boxsets/601.
[6] Ishii a choisi de réaliser le remake du film Amma to onna (The Masseurs and a Woman, 1938). A noter que le film est également disponible dans le coffret Criterion consacré à Shimizu Hiroshi : www.criterion.com/films/1088.
[7] Koike Takeshi, né à Yamagata en 1968. Après des études supérieures d’Arts, il intègre le studio Madhouse où il sera pendant longtemps un des bras droit de Kawajiri Yoshiaki (Wicked City, Ninja Scroll, Vampire Hunter D : Bloodlust, Highlander : The Search For Vengeance). En 2000 Ishii Katsuhito lui confie sa première réalisation avec l’ouverture animée du film Party 7. La même année il produit des jingles animés pour un concert du groupe SMAP. En 2002, il réalise une série de courts métrages intitulée « TRAVA Fist Planet », produite et distribuée par Grasshoppa !. En 2003, il signe un des segments d’Animatrix : « World Record », qui lui procure une notoriété internationale.
[8] Red Line a été présenté en première mondiale lors de l’édition 2009 du festival de Locarno, section Piazza Grande.
Dossier de presse : http://webfiles.pardo.ch/perm/3106/OC326536_P3106_130628.pdf.
Bande annonce : www.youtube.com/watch ?v=UFkkNxXuqQ0.
[9] Chibi Maruko chan est un manga de Sakura Momoko très populaire au Japon, écrit sur une dizaine d’années entre 1986 et 1996, et adapté en série animée pour la chaîne de télévision Fuji TV. Le manga connaîtra même une adaptation cinéma réalisée par Nishimura Masaki en 2006.
[10] Le film a été projeté à la Berlinale 2009.
Dossier de presse : http://www.berlinale.de/external/en/filmarchiv/doku_pdf/20096940.pdf.
Bande annonce : www.youtube.com/watch ?v=205QChkeYME.
[11] Magazine DVD en quatre volumes regroupant chacun six courts métrages d’animations ou de cinéma, réalisés par de jeunes talents et artistes indépendants. Site officiel japonais : www.grasshoppa.jp.
[12] Site officiel : www.minegishi.info/html/staff_minegishi.html.
[13] Site officiel de l’artiste : www.kaijimoriyama.com.
[14] Pour information, « Hokuro » signifie « grain de beauté », et « Kyodai » « frères » en japonais.
[15] « Dotsuki Manzai » désigne des humoristes qui se tapent dessus.











