Sancho does Asia, cinémas d'Asie et d'ailleurs
Japon

Journal érotique d’une secretaire

aka Erotic diary of an office lady, Office lady lusty journal : ah, there’s something inside me !, OL kanno nikki : ah ! watashi no naka de, OL官能日記 あァ!私の中で | Japon | 1977 | Un film de Masaru Konuma | Avec Asami Ogawa, Aoi Nakajima, Tatsuya Hamaguchi, Michio Hino, Morihei Murakuni, Katsurô Yamada, Hidetoshi Kageyama, Tamaki Komiyama, Maya Kudô, Mikiko Sakai, Masako Tatehara, Keisuke Yukioka

Libre comme le vent.

La légende du roman porno débuta par la fantasmatique entourant la solitude de ménagères esseulées [1]. Mais l’OL (Office-lady), la secrétaire japonaise, n’a pas tardé à la rejoindre comme figure de prédilection et usine à fantasmes du genre. Symbole de la structure paternaliste de l’entreprise nippone, cette “fleur de bureau”, comme on surnomme ces petites mains corvéables à merci, n’a longtemps été que l’unique statut offert aux femmes dans un monde du travail sous tutelle masculine. Si Ozu en faisait déjà une héroïne, en décrivant la double vie d’une secrétaire dans Une Femme de Tôkyô (1933), c’est bien le roman porno Nikkatsu qui su mieux que quiconque exprimer l’imaginaire érotique véhiculé par ses charmes discrets, confinés sous l’austérité de tailleurs grisâtres. Dès le début de l’année 1972, le studio lance la série à succès Journal d’une secrétaire (OL nikki) qui verra pas mois de sept opus, dont l’ultime, réalisé par l’orfèvre des jeux de cordes, Masaru Konuma (Fleurs et serpents, Une femme à sacrifier).

Si l’on pouvait regretter, parmi une filmographie pourtant conséquente, la sélection de Hong Kong Requiem (1973), production mineure malgré son parfum exotique ; Journal érotique d’une secrétaire, tourné dans la foulée de son chef d’œuvre, La Vie secrète de Madame Yoshino (1976), démontre toutes les qualités d’esthète du cinéaste, pourvu d’un sens de la mise en scène d’une habileté étonnante. Davantage prédisposé à dépeindre les turpitudes de couples mariés ou l’avilissement d’une prude bourgeoise, Konuma se penche ici sur la vie d’Asami, une jeune secrétaire célibataire (Asami Ogawa). Modeste employée de bureau, elle s’occupe d’un père retraité (Michio Hino) qui noie sa solitude dans l’alcool ; tout en entretenant une liaison adultérine avec son patron (Katsurô Yamada) dans l’espoir illusoire de l’épouser. Un jour, elle rencontre un jeune marchand ambulant (Morihei Murakuni) vendant des poussins multicolores à la sauvette. Sensible à sa naïveté sincère, elle finit par en tomber amoureuse.

Même si Konuma reste fidèle à ses perversions, dont une tendance à appareiller des couples à l’écart d’âge prononcé, ni encordements humiliants sensationnels, ni vieux pervers libidineux fétichistes du lavement, ne viennent trahir la force de ce drame amoureux empreint de mélancolie et de tristesse, au cœur d’un Tôkyô en route vers la surconsommation enivrante de la bulle économique. Époque particulière que cette fin des années 70, ventre mou de la post-modernité, coincé entre l’écume de la désillusion des idéaux de 68 et l’aspiration toute puissante d’une jeunesse à l’émancipation économique. Chûsei Sone, dans Journal érotique d’une infirmière, tourné peu avant, en avait déjà restitué l’atmosphère avec brio, signant l’un de ses chefs d’œuvres.

Konuma aurait-il été sensible à la trajectoire de la jeune Akemi ? Entraînée vers la déchéance pour tromper la monotonie de sa condition d’ouvrière médicale, elle partage avec Asami un spleen existentiel autant qu’un désir de liberté et d’affirmation de soi. Chacune finissant par perdre l’être cher (le frère chez Akemi, le jeune vagabond chez Asami), incarné dans les deux métrages par le même acteur. Pour chacune, leur condition sociale est source d’oppression. Asami n’est que le parangon de ces bataillons de secrétaires, dont le seul espoir, avant qu’il ne soit trop tard, est d’épouser un cadre qui les mettra à l’abri du besoin et fera d’elles de dociles mères aux foyers. « On ne sert qu’à faire du thé aux clients. » dit-elle dans le film. Mais si Akemi choisit la prostitution, Asami fera le choix de l’amour libre et désintéressé, envers et contre la société, abandonnant une relation calculée et refusant un mariage arrangé suggéré par son paternel. Elle devient en ce sens une héroïne tragique, offrant au roman porno, malgré la banalisation d’un cadre contemporain, un personnage à la beauté éthérée et volontaire, dans ce monde soumis au diktat du profit ; même si son choix se révèle au final moins subversif et plus idéaliste que celui d’Akemi.

Avec Journal érotique d’une secrétaire, Konuma démontre un sens brillant de la mise en scène. Rares sont ici les plans superflus. Le prologue et le générique en sont témoins. En quelques plans il construit une vision d’un Tôkyô post-moderne, empilement de gratte-ciels tels des ruches à salarymen, fourmillants aux heures de pointes matinales. S’il est souvent surestimé, au regard d’auteurs tels que Chûsei Sone ou Noboru Tanaka, il n’en demeure pas moins un maître artisan, dont le sens plastique est éblouissant. Ses compositions élaborées aux éclairages sophistiqués - compte tenu des temps de tournages -, dans des plans généraux, stylisent admirablement des intérieurs épurés, entre couloirs de bureaux et chambres à coucher filmées en ras de tatami “ozuien”. Konuma nous épargne ainsi toute psychologisation inutile ou verbiages redondants. Chez lui, la forme dicte le fond. Ainsi, comme chez nombre de cinéastes du roman porno Nikkatsu, il y a cet indéniable héritage Suzukien célébrant la prééminence de la dynamique visuelle de l’œuvre, qui suffit, par la seule inventivité de la mise en scène, à exprimer tout le spectre de l’émotion scopique.

Konuma en fait une démonstration dans la scène clé du film. Après avoir fait l’amour avec le jeune vendeur ambulant, dans une séquence aux accents oniriques filmée de manière surréaliste, Asami se retrouve devant sa machine à sténographie. Là encore l’usage éclatant de la couleur, démontre que Konuma a parfaitement digéré l’enseignement de Suzuki. Pour accentuer le surgissement à l’image du rouge à lèvres vif d’Asami, il épure du cadre tout objet ou accessoire rouge, revêtant l’héroïne d’un chemisier noir à l’apparence funèbre qui se confond avec le jais de sa chevelure. C’est alors qu’il matérialise par l’image seule, le moment décisif où Asami décide d’affirmer sa condition de femme libre, disant adieux à son passé d’employée soumise. La séquence, filmée dans une économie de plans, appuyée par la musique, joue habilement d’un mouvement de mise au point (et au flou), alternant le premier plan d’Asami distante et pensive, avec l’arrière plan parasitant l’image par les rictus sonores complices de ses supérieurs masculins jouissant du confort de leur position. L’héroïne, dans un geste symbolique, frappe alors la touche de l’idéogramme du vent (kaze) qui vient imprimer une page blanche, le son extra diégétique suspendu l’espace d’un instant.

Par ce geste symbolique, Konuma anticipe ainsi l’ode à la liberté et à la solitude, célébrée par la chanson titre du film, entonnée suite au viol d’Asami par son patron, qui refuse sa rupture. Les références à la culture populaire de l’époque seront sans doute étrangères à la plupart des spectateurs, mais elle prend néanmoins ici toute sa valeur, lorsque les premières strophes de « Je suis le vent » (Watashi wa kaze) chantée par la mythique Carmen Maki [2] résonne aux oreilles du spectateur. Konuma utilise les paroles de la chanson titre comme le prolongement poétique de l’expression des sentiments de l’héroïne, privilégiant toujours l’image, dont le montage s’accorde au rythme de la musique et au sens des paroles. Le plan crépusculaire d’Asami scrutant l’horizon d’un lac à l’arrière plan ténébreux est d’une beauté saisissante, alors que dans le plan suivant, un riff de guitare incandescent la propulse dans une course folle et désespérée pour rejoindre Tôkyô à la recherche de son amour manqué.

Tout comme le passé qu’Asami laisse derrière elle, pour s’élancer vers l’incertitude d’une vie nouvelle, c’est une époque qui disparaît, à l’image du dernier plan aérien montrant l’héroïne perdue dans la foule, au carrefour de Shinjuku (ici en travaux) d’où l’on aperçoit l’entrée de la fameuse librairie Kinokuniya [3], jadis lieux de rendez-vous incontournable de la jeunesse soixante-huitarde. Ce changement d’air du temps se manifeste également par une séquence anodine, filmée en extérieur, dans laquelle les trois collègues secrétaires arpentent le quartier animé le soir et font la rencontre du jeune vendeur de poussins. Dans le brouhaha de la foule, l’oreille aiguisée distingue, diffusé par les haut-parleurs de la ville, le premier single du duo Pink Lady [4], groupe phare de la variété seventies [5], anticipant l’âge d’or des “idoles” que seront les années 80, qui signeront aussi la disparition définitive du système des grands studios.

Konuma offre à la jeune starlette Asami Ogawa un premier rôle fort, et parvient à sublimer par son sens visuel, la beauté distante de la jeune actrice au talent dramatique pourtant discutable. Ogawa qui enchaînera pour Konuma avec Dans l’arène du vice (1977) se trouvera souvent cantonnée, à l’image des deux autres films qui complètent cette salve hivernale, Harcelée (1978) de Yasuharu Hasebe et Chasseur de vierges (1977) de Koretsugu Kurahara, au rôle de frêle innocente réceptacle des appétits charnels de prédateurs masculins.

Loin de la futilité inodore de L’Épouse, l’amante et la secrétaire (1982), Journal érotique d’une secrétaire résonne comme un drame du quotidien, exalté par la mise en scène vibrante de Konuma, livrant un témoignage sensible d’une féminité opprimée par le carcan des conventions sociales, faisant de la sincérité sentimentale un rempart contre le matérialisme ambiant.

Journal érotique d’une secrétaire est prévu en sortie DVD avec sous-titres français le 2 Février 2011 chez Wild Side, au sein d’une collection intitulée l’Âge d’Or du Roman Porno Japonais, et qui comportera 30 titres. A noter que l’ensemble des films de la collection a fait l’objet d’une restauration numérique.

[1Voir Le jardin secret des ménagères perverses (Danchi-zuma hirusagari no jôji, 1971) de Shôgorô Nishimura.

[2Née en 1951 de mère japonaise et de père américain de sang juif et irlandais, un temps pensionnaire du Tenjô Sajiki de Shuji Teryama et égérie du compositeur J.A. Caesar, elle fait ses débuts vocaux avec le mythique Parfois comme un enfant sans mère (Tokiniwa haha no nai ko no yôni, 1969), dont les paroles sont écrites par Terayama lui-même. Sorti un mois après la prise de la forteresse Yasuda à l’Université de Tôkyô, marquant la répression et la débâcle du mouvement étudiant, ce tube résonne comme un véritable requiem pour la génération 68. Le choc provoqué par la découverte de Janis Joplin l’entraîne à se convertir subitement au rock dans les années 70. En 1972 elle fonde le groupe de rock progressif Carmen Maki & OZ avec le jeune guitar hero Kasuga Hirofumi du groupe Blues Creation. Mais ce n’est qu’en 1974 qu’elle signe avec Polydor et sort le premier album éponyme du groupe l’année suivante, sur lequel figure le titre Je suis le vent. Le groupe se dissoudra en 1979, le temps pour la chanteuse d’enregistrer avec le batteur de Rod Stewart, Carmine Appice, un disque qui marquera son virage vers le hard rock et le métal dans les années 80, avec des formations comme 5X et LAFF. Elle participe également cette année là à la bande originale du premier film de l’écrivain Ryu Murakami, Almost Transparent Blue (Kagirinaku tômei ni chikai burû). Vous pouvez écouter Je suis le vent sur Youtube à l’adresse suivante : http://www.youtube.com/watch?v=m8dz5rzFrNk
Site officiel de la chanteuse : http://www.carmenmaki.com.

[3Fondée en 1927 par Moichi Tanabe, que l’on aperçoit dans Journal d’un voleur de Shinjuku (Shinjuku dorobo nikki, 1968) de Nagisa Oshima.

[4Il s’agit de « Pepper Keibu » (littéralement Inspecteur Pepper), vendu à plus de 600 000 exemplaires. Le titre a été repris en 2008 par le groupe de Jpop Morning Musume.

[5Voir notice Wikipédia.

- Article paru le mercredi 12 janvier 2011

signé Dimitri Ianni

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