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Japon

Jubaku

aka Kinyu fushoku retto : Jubaku - Jubaku : Spellbound | Japon | 1999 | Un film de Masato Harada | D’après le roman de Ryo Takasugi | Avec Koji Yakusho, Tatsuya Nakadai, Kippei Shiina, Ikuji Nakamura, Kenichi Yajima, Jun Fubuki, Mayumi Wakamura, Yumi Takigawa, Jinpachi Nezu, Tetsuro Tamba, Hitomi Kuroki, Kei Sato, Renji Ishibashi, Kenichi Endo, Taketoshi Naito, Takeshi Wakamatsu, Masako Motai, Hirotaro Honda, Eugene (Yujin) Harada, Houka Kinoshita, Eiji Oki

La figure du salaryman japonais - objet d’incompréhension teinté d’ethnocentrisme chez Alain Corneau et son adaptation ratée du roman d’Amélie Nothomb -, rouage essentiel de l’économie japonaise, s’est depuis longtemps retrouvée au menu de la cinématographie populaire japonaise. Cible de caricatures à ses débuts, depuis la comédie douce-amère Shall We Dance (1996), jusqu’à l’apothéose de Salaryman Kintaro (1999), le cadre en costume-cravate est devenu héros de la pop culture nippone. En ces temps de crise, mieux vaut ressouder les esprits autour des forces vives de la nation. A travers un examen approfondi des dysfonctionnements du système bancaire japonais, à la veille de l’explosion de la bulle économique, Masato Harada délivre avec Jubaku, un examen critique des rouages du capitalisme de l’archipel, à travers une parabole épique exaltant l’héroïsme et l’éthique du salaryman.

Volontiers enclin à pointer du doigt les travers de la société nippone, le cinéaste est capable du meilleur (Kamikaze Taxi) comme du pire (Gunhed), écartelé entre son désir de concilier pamphlet social et attrait pour le cinéma populaire américain. Ce juste équilibre parfois délicat à obtenir, n’en démontre pas moins un talent indéniable pour la mise en scène, qui s’exprime encore brillamment dans Jubaku. Curieusement oublié lors de l’hommage rendu au cinéaste à l’occasion de la onzième édition de l’Étrange Festival (l’univers de la finance japonaise semblant à priori peu conciliable avec les objectifs de la manifestation), cette oeuvre se penche sur les pratiques collusives et nuisibles entre les hautes sphères du système bancaire japonais, les officiers gouvernementaux du ministère des finances, et les sokaiya [1].

En 1997, le procureur d’état intente une action en justice contre la banque Asahi Central Bank (ACB) pour avoir accordé des prêts douteux à des sokaiya, gangsters et autres mafieux japonais ayant profité de l’envolée des cours de bourse, ou de la spéculation immobilière pour s’enrichir. Alors que la banque, et par conséquent le système bancaire du pays, s’apprête à vivre une secousse sans précédent, le management en minimise les conséquences. Une équipe de quatre jeunes cadres emmenés par Hiroshi Kitano (Koji Yakusho), s’élève alors contre les pratiques de la banque, au risque de s’opposer à la direction et à son président, fermement accroché à son siège présidentiel et à ses émoluments.

D’un budget conséquent, Jubaku aborde une fois de plus un sujet d’actualité brûlant. L’explosion de la bulle financière nippone a causé un traumatisme dont l’économie japonaise a toujours du mal à se remettre. L’une des raisons en est la politique économique de laisser-faire du gouvernement, qui a entraîné les banques à accorder des prêts risqués, voire douteux, tout cela sous la bienveillance du ministère des finances et des autorités de tutelle. La faillite des Jusen [2] et leur liquidation a provoqué de vifs débats et ouvert la voie aux changements initiés par le gouvernement dans la refonte du système de surveillance et de contrôle bancaire du pays.

Adaptation du roman éponyme de Ryo Takasugi, Jubaku brosse un portrait réaliste des rouages internes des grandes institutions financières. Masato Harada, dont le sens narratif brille ici encore, construit une intrigue à suspens faisant de ce monde aux apparences austères, le théatre épique d’enjeux moraux, aux rebondissements propres aux films d’actions. L’oeuvre, dont le titre évoque l’ensorcellement - “Jubaku” - des dirigeants du conseil d’administration de la banque par son président, et ses relations troubles avec les sokaiya, distille un parfum d’irrationnel dans ce monde rigoriste et sévère. On imagine les cadres guidés par le bon sens, mais nous sommes ici au Japon, un pays de croyances, à l’image du fantôme féminin en kimono affublé d’un masque Nô, traversant furtivement l’écran ; le capitalisme japonais est envoûté.

L’écheveau des personnages au “casting péplum” peut paraître compliqué à suivre, surtout pour le spectateur non averti et tout occupé à la lecture des sous-titres ; mais il n’en accentue pas moins l’ampleur du spectacle emblématique qui se joue devant nous. Masato Harada évoquant au passage la chute de l’Empire romain, métaphore soulignée par la présence de la sculpture représentant la louve romaine allaitant Rémus et Romulus, trônant dans les bureaux de la direction et les couloirs de l’entreprise, pour décrire symboliquement l’enjeu et la portée du débat qui se joue au coeur de la banque ACB. Il opte pour une représentation baroque et grandiloquente, marquée par un découpage serré et des mouvements de caméra virtuoses. L’éclairage subtil de Yoshitaka Sakamoto, variant adroitement en fonction des sphères de pouvoirs décrites, joue de cette esthétique baroque et prononcée. L’étage de la direction au mobilier tout en boiseries naturelle éclairé par une “lumière divine”, décrit des hommes aux commandes, tels des dieux tout-puissants du capitalisme bancaire. Filmés au grand-angle, par opposition au groupe des jeunes cadres rebelles, leurs visages apparaîssent déformés, dramatisant leur angoisse, et la panique qui s’empare de leurs trônes vacillants.

De même, le raid du procureur (Kenichi Endo) suivi par une horde de journalistes aux abois, est mis en scène comme si les foudres divines d’un chevalier vengeur s’abattaient sur la maison ABC, coupable de mauvaise gestion. Certes on dramatise à volonté, mais Masato Harada a pris soin de se documenter, ajoutant du réalisme à la précision de ses reconstitutions (l’assemblée générale des actionnaires), décrivant parfaitement les jeux de pouvoirs et les relations complexes existant entre les différents protagonistes : la presse, la direction de la banque, les jeunes cadres, le ministère des finances, et le procureur général. Ces relations ambiguës constituent le tissu politique et la richesse de l’intrigue. Même si la narration palpitante du cinéaste sert un propos critique sous-jacent, l’ambition commerciale du film en atténue malheureusement la portée, et le scénario virant à mesure à l’opposition simpliste.

Jubaku est magnifiquement servi par la justesse de ses acteurs, au premier rang duquel Koji Yakusho, qui campe ici le chevalier blanc intègre, risquant sa vie et celle de sa famille pour sauver son entreprise des griffes des sokaiya, et du président-envouteur Sasaki, interprété par l’inusable Tatsuya Nakadai (ancien professeur de théâtre de Koji Yakusho). Sportif et déterminé, Kitano mène la troupe des jeunes rebelles unis face au président, seul véritable félon, aux côtés du yakuza, et symbolisant la vieille garde accrochée au pouvoir.

On n’est alors pas loin de la caricature et d’un certain manichéisme, défauts propres au cinéma hollywoodien. Cette dichotomie, entre la moralité de la jeune génération, et la cupidité du président, Masato Harada l’amplifie en lui injectant une dose de tragédie grecque, par le lien familial unissant Kitano à Sasaki (Sasaki étant aussi son beau-père). Pour faire bonne mesure le personnage de la direction le plus moralement irréprochable, se voit acculé au suicide. Tout cela n’enlève certes pas la bravoure et l’efficacité du spectacle, mais nous fait regretter le parti-pris critique véhément intenté notamment dans Kamikaze Taxi (1995), face au racisme nippon. Dans Jubaku, la critique de fond des institutions est en filigrane, mais n’émerge pas véritablement, comme pourrait nous l’offrir un Costa Gavras au sommet de sa forme, laissant la place à l’exaltation humaniste du cadre au service de son entreprise.

Les sujets évoqués et prêtant à polémique sont pourtant légion. Depuis le sexisme des milieux d’affaires, aux relations troubles entre le ministère des finances et les membres du conseil d’administration, sans oublier la pratique de l’amakudari [3], il y avait matière à remettre en cause les fondements même du capitalisme nippon à l’heure d’une remise en question nationale. Quoi qu’il en soit, Masato Harada a su habilement doser chaque ingrédient pour faire de Jubaku une réussite commerciale incontestable, et matrice de son dernier film, The Choice of Hercules (2003), autre description minutieuse et virtuose d’un sujet plus daté, mais non moins brûlant [4].

On peut néanmoins regretter une trop grande attirance d’un réalisateur - le plus international de l’archipel - pour les sirènes hollywoodiennes, favorisant un schématisme réducteur au détriment de la critique ; et dont la récente reconversion d’acteur ne nous dit rien qui vaille.

Site de Masato Harada : http://www.haradafilms.com

Film disponible en DVD Coréen (zone 3) chez Daekyung DVD, avec sous-titres coréens. Existe aussi en DVD Japon (zone 2) chez Asmik Ace Entertainment (superbe édition) avec cette fois des sous-titres anglais optionnels !

[1Ce sont des gangsters à cols-blancs infiltrant les conseils d’administration de grosses entreprises, les intimidant pour leur réclamer d’importantes sommes d’argent en échange de leur protection contre d’autres sokaiya, ou pour ne pas perturber leur conseil d’administration. L’un des plus célèbre, Ryuichi Koike (actuellement en prison) a sévi notamment auprès de Nomura et DKB, leur extorquant pas moins de 200 millions d’euros.

[2Institutions spécialisées dans le crédit hypothécaire, créées par les grandes banques japonaises au cours des années 1970. Sept des huit Jusen ont été liquidées en 1996.

[3Cette expression qui signifie littéralement “descente des cieux”, propre au Japon, désigne une pratique et un mécanisme subtil, qui consiste pour des entreprise privées, à accueillir des anciens fonctionnaires issus du Ministère des Finances ou de la Banque du Japon, au sein de leur conseil d’administration. Cette pratique favorisée par la notion d’emploi à vie à laquelle les japonais sont si attachés, constitue une forme de collusion. La banque accorde des emplois aux fonctionnaires et en contrepartie le ministère des finances permet aux banques d’étoffer leurs activités de crédit en augmentant leur niveau d’endettement, ainsi accroissant les risques de créances douteuses.

[4Lire l’article de Kuro.

- Article paru le mercredi 20 avril 2005

signé Dimitri Ianni

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