Kazuhiro Soda : Campaign 2
Révélé en France successivement par le Cinéma du Réel et le Festival des 3 Continents en 2007 avec Campaign [1], chronique vériste et tragicomique de la campagne pour les municipales d’un aspirant-politicien parachuté ; le documentariste Kazuhiro Soda retrouve son Candide de la politique dans une suite qu’il est venu présenter lors de la 36ème édition du Cinéma du Réel. Pas à pas, Soda construit une œuvre d’observation et de décryptage de la société contemporaine japonaise qui en fait le grand documentariste japonais de sa génération. D’une clairvoyance et d’une lucidité remarquable sur l’état du Japon, Campaign 2 ajoute un point de repère décisif dans l’histoire des images post-Fukushima, dont le cinéma documentaire - et fictionnel - ne cesse pourtant de nous abreuver. C’est déjà la troisième fois que nous croisons sa route, après un entretien consacré à Mental, puis à Théâtre 1/2. Revenant sur le film, cette longue discussion menée en tandem, s’est prolongée pour ouvrir un champ d’investigation allant de la politique à la théorie du documentaire, en passant par la méthodologie et les influences de son auteur.
Sancho : Pourquoi avoir donné une suite à Campaign ?
Kazuhiro Soda : Peu après la catastrophe nucléaire de Fukushima, je me trouvais au Festival du Film International de Hong Kong où mon film Peace [2] était en compétition. Le 28 mars, en consultant le blog de Yama-san [3], j’ai appris qu’il se représentait aux municipales ; mais cette fois comme candidat anti-nucléaire. Il déclarait abandonner les méthodes traditionnelles de campagne qu’il jugeait inappropriées. Je me suis dit qu’il fallait absolument le filmer. Je l’avais déjà suivi en 2005 dans la même circonscription, mais il employait alors une stratégie totalement opposée et dans un environnement différent. Mais j’ai dû faire face à un vrai dilemme, car ma caméra était restée à New-York où je vis. D’autre part j’avais pour projet de me rendre à Tokyo dans la soirée du 1er avril. Mais sa campagne débutait le 1er, donc j’étais conscient que je ne pourrais pas saisir le début de l’action.
Je me suis dis « Peu importe, advienne que pourra. ». L’événement était trop important pour passer à côté. Comme Yama-san a une petite caméra bon marché et qu’il s’en sert tout le temps, je lui ai demandé de filmer quand il commencerait à coller ses affiches le premier jour. Je savais qu’il filmait toujours par petites séquences de quelques secondes, car il ne peut rester longtemps au même endroit. Donc je lui ai dit de ne pas arrêter sa caméra et de continuer à tourner. Évidemment il ne m’a pas écouté. Quand j’ai vu les images elles étaient inutilisables. Donc j’ai commencé à filmer en arrivant sur place le 3 avril 2011 (Ndlr : soit 23 jours après la catastrophe).
Mais comme le montre le film votre propos était ailleurs.
Effectivement. Je voulais décrire sa campagne, car il était le protagoniste de mon premier documentaire de cinéma. Mais en même temps je souhaitais filmer l’état du Japon post-Fukushima. A cette période nous venions de subir une catastrophe qui pouvait potentiellement anéantir le pays et sa culture tout entiers. Il y avait un vrai risque de perdre Tokyo. Cela aurait pu arriver. C’était l’une des pires catastrophes de notre histoire depuis Hiroshima. En tant que cinéaste je voulais voir, observer, enregistrer et montrer l’état de mon pays qui traversait une crise majeure. Ces deux enjeux m’ont guidé à faire ce film.
Vous avez tourné les images en avril 2011 mais vous avez attendu un certain temps avant de commencer le montage. Pour quelle raison ?
Quand je me suis rendu compte de ce que j’avais filmé, je suis devenu perplexe. Ces images étaient tellement bizarres pour moi que je ne savais pas par quel bout aborder le montage. Sur le moment j’étais perdu. Étrangement, du fait de la radiation présente dans l’air, on se serait cru dans un film de science-fiction. C’est un peu comme si Godzilla marchait sur Tokyo pour détruire la ville. Et dans les films de Godzilla le scénario classique montre des gens effrayés fuyant de tous côtés. Donc si je tournais le Japon à cet instant, cela devait ressembler à un film catastrophe. Mais lorsque je me suis confronté à la réalité, je me suis aperçu que le paysage que je filmais était celui de la vie ordinaire, où les gens font la navette pour se rendre au travail, puis rentrer chez eux. On voyait les mêmes heures de pointes habituelles, les enfants jouaient dehors et les gens faisaient leurs courses au supermarché. La vie quotidienne du Japon en quelque sorte. Personne ne paniquait. Sur le coup ça m’a profondément choqué. Je ne comprenais pas.
Même après une année et demie je ne savais toujours pas comment aborder le film et son montage. Et puis, en décembre 2012, le Parti libéral-démocrate (PLD) de Shinzô Abe à remporté une victoire écrasante lors des élections nationales. Cela m’a indigné. C’était la première élection nationale après la catastrophe et à aucun moment la question du nucléaire n’est entrée dans le débat public. Au contraire, il a fait profil bas pour évacuer la question, alors que l’avenir du pays était en jeu. Mais en réalité il fait la promotion du nucléaire et cherche même à changer la constitution. J’appelle l’état du Japon actuel « Un fascisme sans enthousiasme » [4]. D’ordinaire le fascisme s’accompagne toujours d’un certain élan, mais ici ce n’est pas le cas. Les gens sont tellement indifférents à la politique que les hommes politiques peuvent faire ce qu’ils veulent. Ils essayent actuellement de transformer le Japon en un État fasciste.
Bref, je me suis alors souvenu des images que j’avais tournées et l’inspiration pour le film m’est venue à ce moment là. En réalité, peut-être que Godzilla s’approchait réellement mais que personne ne s’enfuyait. C’est ce que je devais montrer. C’est comme ça que les japonais réagissaient ou plutôt ne réagissaient plus. Dès que j’ai eu cette idée je me suis souvenu du dernier plan du film (Ndlr : un travelling arrière partant de Yama-san déclamant un slogan en tenue de protection). Je ne savais pas si ces images étaient utilisables. J’ai donc commencé à chercher ce plan parmi les rushes. Quand je me suis aperçu qu’il était tel que dans mes souvenirs, j’ai commencé le montage. Le film s’est alors imposé à moi naturellement.
Vous étiez certain que ce serait le dernier plan du film ?
Oui car il concentre en lui tous les éléments critiques. Mais si vous montrez seulement ce plan, les spectateurs ne peuvent saisir le sens de sa métaphore. J’ai donc décidé de m’appuyer sur le dernier plan pour construire le film en essayant de tout faire pour que le spectateur puisse en comprendre la signification. J’ai donc bâti le film à rebours.
On remarque également un plan similaire dans l’ouverture de Campaign 1.
C’est tout à fait juste. Je me suis souvenu que j’avais déjà tourné un plan identique. Néanmoins au début du tournage je n’avais pas l’intention de tourner ce plan. Quand je tourne, j’essaye avant tout d’observer ce qui se passe autour de moi avec ma caméra. Que se passe-t-il réellement ? Ce n’est qu’une fois que j’ai remarqué quelque chose que j’essaie de le traduire de manière cinématographique. Dans le cas de Campaign 1, lorsque j’ai suivi Yama-san faisant son discours dans la rue, j’ai remarqué que personne ne l’écoutait. Alors je me suis demandé comment décrire en images cette sensation. J’ai songé à m’éloigner progressivement de lui, en faisant un zoom-arrière, pour montrer les gens qui lui passaient devant sans lui prêter la moindre attention.
Dans Campaign 2 mon intention n’était pas de reproduire la même chose. Mais en le filmant, j’ai de nouveau constaté que personne ne l’écoutait. Et je me suis de nouveau demandé comment le montrer. Cette fois j’ai choisi de m’éloigner de lui. Ce n’est pas un zoom mais un travelling arrière caméra à l’épaule. En fait j’avais déjà réalisé un plan similaire d’un autre candidat dans une toute autre situation, que je n’ai finalement pas utilisé, donc je savais exactement quelle impression visuelle cela provoquerait lorsque j’ai filmé la scène finale. Mais pour autant, lorsque je tourne un plan quel qu’il soit, je ne sais jamais à priori s’il sera dans le film, j’essaye juste de traduire visuellement ce que j’observe du réel.
Ce qui est frappant dans votre film c’est l’apathie du peuple japonais. Une scène exprime cela très bien. Des candidats distribuent des prospectus, et personne ne les prend. Alors, quand soudain un type s’amène et donne des échantillons commerciaux, là tout le monde se sert. C’est une belle métaphore de la dépolitisation de la société.
C’est ce qui m’a frappé en tournant Campaign 2. Je pensais qu’après un événement aussi critique que Fukushima, les élections seraient un moment historique et une opportunité inédite pour débattre et discuter de notre avenir. Mais à part Yama-san, personne ne parlait de cet enjeu durant la campagne. Et le citoyen n’avait aucune attente de la part du politique sur ces questions. D’une façon générale les gens ne s’arrêtent pas. C’était donc déjà une réaction courante de la société Japonaise. Mais je me disais que cette fois la situation était trop cruciale. Ils vont forcément réagir. Pourquoi personne ne se focalise sur cet enjeu ?
Le problème vient-il du système électoral ?
Oui. La loi électorale au Japon est organisée de telle manière qu’elle déconnecte le citoyen de ses préoccupations réelles. Elle n’est pas faite pour permettre le débat public mais pour que les candidats fassent des courbettes et saluent leurs électeurs dans les gares ou les centres commerciaux. C’est pareil avec les véhicules de campagne équipés de mégaphones qui parcourent la ville en débitant des slogans à longueur de journée. C’est un vrai cirque. Cela revient à dire aux citoyens, ne vous intéressez pas à la politique. C’est le système même qui est vicié. Cela fait depuis l’après-guerre que l’on fait campagne de cette façon. Je me suis rendu compte qu’il était impossible de réformer le système en si peu de temps, même après un événement aussi grave que Fukushima. Il est impossible de changer les comportements du jour au lendemain. Comme un véhicule qui ne s’arrête jamais pile au moment où l’on freine, les comportements possèdent une force d’inertie.
Au fond est-ce que le problème du Japon ne vient pas du fait qu’il n’a jamais eu de véritable culture démocratique ?
Certes, cela pourrait aussi s’appliquer à de nombreuses soi-disant démocraties. Mais je pense qu’en réalité notre système démocratique est si superficiel qu’il est comparable à une fiction. Nous prétendons et croyons tous posséder un système démocratique, mais si nous l’observons avec attention, il est évident que notre démocratie est inachevée. Et c’est en partie parce que nous manquons de culture démocratique. La démocratie a besoin d’être entretenue, nourrie et développée par nous, le peuple.
En parlant des passants que l’on aperçoit dans le film, on remarque une différence entre vos deux films. On a la sensation qu’il est possible de percevoir le changement d’état entre le Japon d’avant et celui de l’après Fukushima rien qu’en observant l’expression des gens, la tension imperceptible qui se lit parfois sur des visages. Je pense à une scène, lorsque vous filmez face à vous un flux ininterrompu s’engouffrant dans une station de métro. D’autre part depuis la catastrophe on a vu tant de documentaires sur le sujet qui cherchent à s’approcher au plus près du foyer ou de ses réfugiés. Mais vous prenez leur contrepied. Vous arrivez à montrer l’état du Japon sans jamais faire figurer d’images de la catastrophe.
J’étais très conscient de cela. Au début j’étais déchiré, car j’étais au Japon et je savais que quelque chose d’atroce se passait à Fukushima. Et puis tous les gens que je rencontrais me disaient qu’en tant que cinéaste documentaire mon devoir était d’aller là-bas. Je me suis demandé alors pourquoi rester à Kawasaki filmer un candidat qui ne faisait quasiment rien. Mais en même temps j’ai tendance à aller à contre-courant. J’ai l’esprit un peu tordu. Je ne pouvais pas suivre le troupeau. Je me suis dit que c’était aussi une opportunité de pouvoir filmer la réaction des Japonais face à la catastrophe. Kawasaki est une ville banale qui est environ à équidistance de Tokyo et de Fukushima. La situation y était donc aussi préoccupante qu’à Tokyo. La radiation de l’air avait doublé, sans pour autant qu’il faille évacuer. Ce genre de ville est très répandu. Mais personne ne pointait sa caméra dans cette direction car quelque chose de plus intense et spectaculaire se déroulait à Fukushima. Les caméras des documentaristes sont conçues pour être pointées vers l’inédit, l’extraordinaire. Donc il était parfaitement contre nature de les diriger vers un lieu aussi ordinaire que Kawasaki. Mais c’est justement pour cette raison que ces images deviennent si précieuses, car à cet instant personne d’autre ne le fait. Je m’en suis rendu compte et cela m’a donné un avantage certain.
En faisant cela, vous questionnez indirectement la représentation des images. Comment montrer autrement.
Tout à fait. Je pense que j’ai réussi à le faire avec ce film. Je me suis rendu compte aussi que beaucoup de gens portaient des masques, même si ce n’était pas tout le monde. J’étais attentif à la proportion, entre ceux avec et sans. Il y a aussi beaucoup de signes qui montrent que les gens sont concernés par la radiation, comme les restaurants qui affichent des écriteaux indiquant que leur eau n’est pas contaminée car elle vient du Tokaido. Les gens ont évidemment peur et parlent de la contamination entre eux, mais cela ne se traduit jamais en enjeu politique. Les gens sont concernés, mais il n’y a pas de canalisation vers le champ politique, à cause de la perversion du système. J’ai remarqué cette appréhension et je me suis demandé comment la traduire en images.
Si l’on compare le destin de Yama-san, chaque film propose une fin opposée : la victoire électorale dans le premier, la défaite dans le second. Pourtant ce sont deux films désenchantés.
Tout à fait. Ce qui m’intéresse au fond dans mon travail, c’est d’examiner les rapports entre l’individu et la société ou une communauté. Dans Campaign 1 l’un des points de vue était de décrire les rapports entre le PLD, archétype d’une microsociété à la Japonaise, et Yama-san qui est une sorte de charlatan de la politique, qui ne partage pas leurs valeurs. Lorsque cet individu pénètre dans ce microcosme, cela génère des conflits. Mais leur microsociété n’est qu’un miroir de la société toute entière. Dans Campaign 1 j’ai senti qu’en pénétrant dans cette société, il devait progressivement en devenir une partie en perdant son individualité. Comme s’il devait s’effacer. Et à la fin du film il devient une partie du système. C’était une fin très sombre, semblable à celle d’un film de yakuza. Mais dans Campaign 2 Yama-san se retrouve de nouveau hors de la société. Mais cette fois il est tellement en dehors que plus personne ne se préoccupe de lui.
Pensez-vous que sa carrière politique soit terminée ?
Non, pas du tout, il veut se représenter. Il va continuer. Il m’a dit « Comme ça la prochaine fois tu n’auras pas l’excuse de ne pas avoir ta caméra ! » (rires).
On peut donc s’attendre à un Campaign 3 ?
Probablement.
Campaign 2 est sans aucun doute le film où votre présence est la plus manifeste. A travers votre voix d’une part, mais pas uniquement. Jusqu’à quel degré de subjectivité êtes-vous prêt à aller ?
La question n’est pas celle du rapport entre objectivité et subjectivité. Pour moi tous les films sont subjectifs et l’objectivité est impossible au cinéma. Toute observation est subjective dans la mesure où vous êtes le sujet observant. La question est plutôt de savoir si vous êtes un observateur passif ou actif. Ou si vous tentez délibérément d’influer sur le réel. C’est ça l’enjeu. Dans mon cas, lorsque j’ai tourné Campaign 1 j’ai essayé d’être totalement invisible, comme une mouche sur un mur, l’œil d’une caméra ou une simple oreille qui traine. Je voulais me fondre dans l’air. J’en ai été capable car les hommes politiques et leur entourage ont l’habitude de se comporter comme si la caméra est absente. C’est dans leur nature. Ils sont toujours en représentation. J’ai donc réussi à créer l’illusion que personne n’était derrière la caméra. Mais lorsque j’ai tourné Mental je n’ai pas pu agir ainsi. Je disais aux patients que je n’étais pas là, mais ils continuaient à s’adresser à moi et ne prêtaient aucune attention à mes dires. « Mais enfin tu es là ! » me répondaient-ils. Il y a même un patient qui n’arrête pas de dire « Cut ! ». Je lui disais « Arrêtes ça, tu vas saboter le film ! ». Je ne pensais pas pouvoir utiliser ces prises même si les images étaient intéressantes.
Mais si je ne peux pas utiliser ce que j’ai filmé au montage alors ma méthode est trop ennuyeuse. Je dois peut-être changer de point de vue. Certes je réalise des « films d’observations », mais je dois m’inclure dans l’observation. Cela s’appelle l’« observation participante ». Ce concept est issu de l’anthropologie et l’ethnologie [5]. Vous observez le monde qui vous inclut. C’est en réalité la façon la plus naturelle d’observer le réel car vous n’êtes jamais invisible, c’est une illusion que de penser cela. Vous êtes là avec votre caméra, et vous déclarez vouloir tourner un film. Donc bien entendu les gens se mettent à me parler et regardent vers la caméra. Alors finalement, tant que ça me convient ce n’est pas un souci. Donc depuis Mental ça ne me dérange plus que les gens s’adressent à moi. Et quand ils me parlent je réponds. Cela fait partie du film. Quand j’ai tourné Peace, j’étais déjà dans cette disposition. D’où l’existence de davantage d’interactions. Dans Théâtre 1/2 je n’ai pas eu besoin de le faire car tous les participants jouaient un rôle, comme des acteurs. Ils se comportaient comme si je n’étais pas là, donc je n’avais pas besoin d’interagir.
Mais dans Campaign 2 il était impossible de m’exclure du film. Je m’en suis rendu compte dès mon arrivée sur place lorsque j’ai découvert l’affiche de campagne de Yama-san. Pour réaliser son affiche il a détourné celle de Campaign 1. Il l’a d’ailleurs fait sans m’en demander l’autorisation. Il a dû la trouver sur Internet. Donc en filmant l’affiche dans le premier plan du film, ma présence se manifeste d’elle-même à l’écran. Je suis inclus dans le réel que j’enregistre. D’autre part Yama-san cite régulièrement Campaign 1, et même Sayuri sa femme, est devenue très consciente des images et de ma présence. A un moment où nous mangions des nouilles elle m’a même dit « Soda, ne filme pas depuis cet angle car je vais avoir l’air moche. ». Et quand je croise d’autres candidats dans la rue ils me reconnaissent. Je ne peux plus disparaître. Et cela devient même d’autant plus intéressant lorsqu’ils se mettent à me parler directement.
Comme Oda, le candidat du Minshutô (Parti démocrate du Japon) ?
Oui il est venu spontanément s’adresser à la caméra. Il pensait que je le filmais comme un exemple de la manière typique de faire campagne. Il savait que j’avais tourné Campaign 1 et voulait prendre ses distances vis à vis des autres candidats. Le fait que les candidats s’adressent à moi de cette façon contribue à révéler quelque chose. Ici je ne cherche pas à influer sur le réel, mais ma simple présence agit sur les événements et c’est la seule chose que je peux filmer. Donc ma règle est que je ne cherche pas délibérément à modifier le réel. Mais quels que soient les changements provoqués par ma présence, ils sont acceptables et me conviennent.
Mais contre les deux candidats du PLD votre présence devient active. On dirait presque du Michael Moore. Vous attendiez-vous à une telle réaction de leur part ?
Non pas du tout. En fait je suis venu à leur rencontre de manière tout à fait amicale. Je ne pensais pas qu’ils régiraient ainsi car compte tenu de la présence de ma caméra, cela leur donnerait inévitablement une mauvaise image. Visiblement ils n’avaient pas du tout apprécié Campaign 1. Mais je pensais plutôt qu’ils se comporteraient comme la plupart des candidats, mais cela ne s’est pas passé ainsi. Je me suis donc contenté de les filmer. Mais ça leur a déplu, au point qu’ils ont ouvertement protesté. Et plus tard j’ai même reçu une lettre de leur avocat. J’ai eu peur d’utiliser ces images car c’est un parti puissant et je ne suis qu’un petit cinéaste indépendant, mais notre liberté d’expression est garantie. Mais si j’avais été actif au point de provoquer leur réaction alors j’aurais fait du Michael Moore, ce que je ne suis pas.
Vous avez une telle présence hors-champ que vous finissez même par apparaître dans le champ, lors de la séquence de la station de lavage auto où votre visage devient brièvement visible à travers la réflexion d’une vitre.
Quand je tournais je n’ai pas réalisé que je pouvais me voir dans la vitre. Mais mon intention n’était pas de montrer mon visage à l’écran. C’est juste arrivé par hasard et j’ai décidé de l’utiliser. C’était aussi ma façon de prendre position. Comme c’est une « observation participante », alors je veux montrer que je fais aussi partie du réel.
Le cinéma est chez vous le fruit d’une réflexion théorique. Pouvez-vous nous expliciter votre méthodologie ?
Ma méthode pour réaliser un bon documentaire provient des « 10 commandements » que j’ai élaborés. J’ai même écrit un ouvrage sur cette théorie [6]. Je respecte les 10 principes fondamentaux suivants qui me servent de cadre depuis mes débuts :
Tu ne feras aucune recherche sur ton sujet
Ceci, car le savoir peut vous aveugler.
Tu ne feras aucun entretien préalable avant le tournage
Bien entendu j’explique à mes sujets que je souhaite réaliser un documentaire, mais je ne leur parle jamais en détail du projet.
Tu n’utiliseras pas de scénario
Un scénario vous emprisonne, même si c’est vous qui l’avez écrit.
Tu tourneras seul
Je n’ai pas d’équipe technique. Comme je ne fais jamais de projets, je dois toujours être sur le qui-vive, réactif et spontané. Si j’emploie un cameraman ou un technicien son cela rend les choses plus compliquées. Imaginez que je décide tout à coup de tourner jusqu’à 3h du matin. Je dois alors les convaincre que c’est nécessaire. Seul je n’ai pas à m’en soucier. Par ailleurs j’ai tendance à filmer de très longs plans.
Tu tourneras aussi longtemps que nécessaire
Il faut continuer à filmer tant que l’action n’est pas terminée. Si je filme un congrès d’une heure alors je tourne pendant une heure. Bien entendu il m’arrive de me déplacer et de changer d’angle, mais je filme toute l’action dans sa continuité. C’est en réaction à mon expérience à la télévision. A l’époque si je devais filmer le même congrès je n’avais besoin que de tourner les dix premières minutes. Je faisais un plan d’ensemble, un plan moyen et quelques gros plans ou un panoramique. Et en ajoutant des commentaires en voix-off j’ai une séquence avec une narration qui explique le sujet. Mais ce procédé est trop convenu. Ça marche pour la télé mais c’est ennuyeux. Je veux découvrir quelque chose que je ne connais pas, donc je continue à filmer jusqu’au bout.
Tu ne filmeras pas par fragments
S’il s’agit de traiter de patients atteints de maladies mentales alors la plupart des documentaristes auront tendance à tourner dans plusieurs institutions pour donner une vue d’ensemble de la question. Mais pour moi ce n’est qu’un alibi. On vous montre un petit peu de tout mais au final vous ne voyez rien en particulier. A l’inverse je veux me concentrer sur un espace réduit mais l’approfondir le plus possible.
Tu ne décideras pas du thème avant le montage
Le danger étant que le thème prenne le pouvoir sur le réel et me dicte ce que je dois filmer au lieu d’apprendre de ce que j’observe par moi même. Pour moi le thème est quelque chose que l’on découvre après un long processus d’observation au cours du tournage et du montage.
Tu n’utiliseras pas de narration, musique, voix-off, surtitres ou explications.
Tu privilégieras toujours un plan long plutôt que court
Il ne faut pas abuser du montage rapide car cela ne donne pas au spectateur le temps nécessaire pour observer une situation. Je veux que le spectateur ait le temps d’observer.
Tu t’autofinanceras
Tu dois pouvoir utiliser tes propres ressources pour financer ton film. Je ne cherche pas de producteurs car ils t’empêchent d’être libre. J’essaye de m’autofinancer en récupérant mon investissement grâce au box-office et aux ventes du film. Je peux parfois accepter des subventions mais uniquement si elles ne restreignent pas ma liberté créative.
C’est une sorte de Dogme 95 du cinéma documentaire ?
En quelque sorte. D’ailleurs j’apprécie beaucoup Lars von Trier. C’est un peu comme si je faisais un manifeste contre la société ou le milieu du cinéma. Là je cherche un peu la bagarre.
Avant de réaliser des « films d’observation » vous avez longtemps tourné des documentaires pour la chaîne NHK. J’ai le sentiment que ce manifeste est une réaction aux méthodes formatées du documentaire tv.
C’est tout à fait exact. L’idée de base vient de ce que lorsque je tournais des documentaires pour la NHK j’avais toujours conscience que peut-être l’on pourrait se passer de scénario. Mais comme je n’ai pas étudié le documentaire mais la fiction, je ne connaissais personne qui procédait de la sorte. Et puis un jour, par hasard, j’ai vu Meat [7] (1976) de Frederick Wiseman et j’ai été totalement ébloui. Je me suis rendu compte que quelqu’un faisait cela depuis les années 60. Ce fut une vraie révélation. Et quand par la suite j’ai vu Domestic Violence (2001), j’ai lu un entretien dans lequel le journaliste demandait à Wiseman ce qu’il connaissait de la violence conjugale avant de réaliser son film. Il a répondu : « pratiquement rien ». Cet unique petit détail m’a ouvert les yeux de façon miraculeuse. Je pensais à tort en voyant ses films qu’ils étaient le fruit de beaucoup de recherches et de préparation, mais c’était tout l’inverse. Il ne connaissait rien à son sujet. C’est pour cette raison que Domestic Violence est devenu un si grand film. Et à partir de là, je me suis résolu à abandonner toute forme d’écriture le jour où je me lancerai dans le documentaire cinéma. Je ne ferai que sauter dans le réel de façon spontanée et sans aucune préparation. J’ai par la suite étendu ce principe au montage. Je ne me préoccuperai pas du concept ou du sujet du film à l’avance. Je devais le découvrir par moi même en travaillant le montage. J’ai donc puisé ces idées chez Wiseman que j’ai transposées à ma manière dans mes « 10 commandements ».
Le documentaire s’est institutionnalisé quand beaucoup de gens ont commencé à gagner de l’argent avec. A la télé c’est leur métier de vendre des documentaires. S’ils dépensent de l’argent ils n’ont pas le droit de se louper. C’est pour cela que les producteurs veulent tout connaitre à l’avance. Le genre d’histoire, la fin ou le thème du film. Mais c’est ce qui tue le documentaire. Le documentaire est censé être un pari. Il n’y a pas de filet de sécurité ou de martingale. Si vous planifiez trop vous tuez le film. Mais à cause de cette institutionnalisation ils ne peuvent pas prendre ces risques, ce qui rend le documentaire insipide. La NHK n’est pas la seule concernée, toutes les télés du monde le sont. Idem dans les festivals où des professionnels se réunissent avec des chaines de télé et des éditeurs lors de « pitch sessions ». Ils veulent tout savoir. Je ne vais jamais à ces forums. Ce que je dis en vexera sans doute certains mais c’est une posture politique.
Pourquoi avoir intitulé vos films des « films d’observation » ?
J’ai choisi ce terme car je voulais redéfinir le concept d’observation. Quand vous parlez d’observation au cinéma cela renvoie immédiatement au style du « cinéma direct » [8] sans narration ni musique. Mais c’est une compréhension superficielle. Je pense que l’observation telle que je la conçois est beaucoup plus que cela. C’est une clé pour réaliser un bon documentaire quelles que soient les circonstances. Je voulais donc redéfinir et réexaminer le sens de l’observation et comment je pouvais m’approprier cet outil dans le cadre de mon cinéma. Je reviens toujours à cette source qui m’aide beaucoup.
Lorsque je tourne, je me vois parfois en train d’imaginer ou d’espérer : « Ah si Yama-san disait cela ou faisait ceci... ». C’est un désir naturel que de vouloir maitriser le réel. Mais il est dangereux de vouloir trop contrôler les choses. Si j’en abuse, je me coupe de l’imprévu, de l’accident ou de l’inouï. Donc quand j’ai de telles pensées j’essaie de me rappeler ces règles. J’essaie de découvrir quelque chose par l’observation et non de formater le réel selon mes propres illusions. Je dois donc passer en mode « observation » pour être ouvert à la réalité environnante, afin de voir et saisir ce qui peut l’être. Je dirais que mon travail consiste en une façon d’accepter le réel.
En voyant le film, on pouvait légitimement se demander si la longue conversation sur l’état de la politique, qui a lieu entre Yama-san et son ami dans la voiture, n’était pas d’une certaine façon provoquée. Mais votre réponse nous éclaire.
Effectivement, je n’ai pas tenté d’initier leur conversation. Mais je connaissais leurs rapports. Ce sont des amis proches qui ne se sont pas vus depuis longtemps, aussi je savais que s’ils se rencontraient, ils en viendraient inévitablement à parler politique ou de la situation dans laquelle se trouvait Yama-san. Je n’avais qu’à les filmer pendant toute la durée du trajet.
Cette séquence est admirablement utilisée, elle est à la fois cinématographique et très informative, posant les bases du film.
Tout à fait, cette scène sert d’exposition au film. En réalité, même s’ils n’en ont pas l’air, mes films sont construits de façon traditionnelle. Ils ont la même structure dramatique que celle du cinéma classique hollywoodien avec une construction linéaire. Comme mes films sont plus longs que les films hollywoodiens mes scènes d’exposition durent bien plus longtemps, mais la structure est la même.
Votre regard sur la société Japonaise est-il différent du fait que vous viviez à l’étranger ? Vous observez à distance.
D’une certaine façon. Car je me nourris aussi de points de vue multiples depuis l’étranger, ce qui affecte ma perception et mon jugement. Au Japon on ne parle qu’en Japonais donc tout ce qui est discuté et débattu devient autocentré. Nous ne nous confrontons jamais aux opinions extérieures.
Si j’ai posé cette question c’est aussi que lorsque l’on voit vos films il y a parfois des scènes qui pourraient sembler « exotiques ». Par exemple dans Campaign 2 vous filmez un laveur de carreau qui lustre avez insistance le haut d’une porte en métal. Un réalisateur japonais vivant au Japon ne montrerait probablement pas une telle scène.
Pour les Japonais c’est quelque chose de si naturel qu’ils n’y prêtent même pas attention. Pour moi c’est un peu différent. Cela m’est familier mais si je le place hors contexte cela peut paraître bizarre. Mais cela représente aussi la culture Japonaise. Cette obsession du détail.
Et aussi dans l’ouverture de Campaign 1, vous montrez un plan de pousseurs de métro qui travaillent à une heure de pointe pour forcer les passagers à entrer dans un wagon bondé.
Certes pas un réalisateur japonais ne montrerait cette scène. Elle serait beaucoup trop banale. Mais je l’ai mise pour sa qualité métaphorique, car elle traduit bien l’enjeu du film. Des gens forçant des personnes à l’intérieur. C’est un peu le parti qui impose ses idées en forçant Yama-san à entrer dans le véhicule de campagne.
Ce n’est qu’un détail, mais l’on remarque que dans Campaign 1 vous filmez davantage en contre-plongée, alors que dans sa suite la caméra est plus à hauteur d’homme.
C’est possible, mais je n’en étais pas conscient. En fait j’ai utilisé une caméra différente entre les deux films. Dans le premier j’utilise une Sony Z1, une caméra qui est un peu lourde. Comme je filme tout en caméra portée c’est un peu difficile de la tenir à l’épaule en permanence. C’est pour cette raison que je la tiens plus bas, un peu en dessous de la hanche, comme ça elle devient plus stable et je peux filmer des plans très longs. Idéalement je préférerais filmer tout à hauteur d’homme mais je n’arriverais pas à la tenir aussi longtemps. Donc je me suis demandé si je devais plutôt privilégier l’angle de prise de vue au détriment de la longueur des plans ; et j’ai choisi la deuxième solution. Jusqu’à Théâtre 1/2 j’ai utilisé une Z1. Mais pour Campaign 2 comme j’en ai parlé j’ai dû acheter une nouvelle caméra. Je n’avais pas le temps de me renseigner sur les modèles disponibles et je ne voulais pas dépenser une fortune pour une caméra médiocre, donc j’ai décidé d’acheter la moins chère des caméras professionnelles. J’ai opté pour une Sony A1. C’est une toute petite caméra assez bon marché sortie en 2005. Comme elle était si compacte, je pouvais la porter à hauteur d’épaule en permanence. Mais quand je tournais des prises très longues il m’arrivait de la tenir plus bas. C’est sans doute la raison de votre remarque.
Dans le cinéma les conditions techniques dictent la méthode. L’histoire du cinéma a toujours progressé grâce à l’apparition de nouvelles technologies. Le cinéma-vérité ou cinéma-direct a commencé quand de petites caméras 16 mm avec son synchrone ont été inventées en 1960. Nous connaissons Jean Rouch et Frederick Wiseman grâce à cette évolution. L’explosion de documentaires ces dernières décennies vient uniquement de la révolution numérique. Quand Sony a inventé la VX-1000 en 1995 cela a libéré les documentaristes de la nécessité d’utiliser de la pellicule. D’une certaine façon c’est funeste car cela a signé la mort de la pellicule, mais en même temps cela a changé la donne et redéfini le cinéma à venir. Si je n’étais pas un cinéaste de l’ère numérique je serais incapable d’employer les mêmes stratégies. Avec mes « 10 commandements » j’aurais déjà fait faillite à l’époque du 16 mm (rires).
Comme vous le précisez dans vos « 10 commandements » vous n’utilisez jamais de musique, néanmoins j’ai remarqué que de plus en plus, sur de très courtes séquences, vous coupiez le son. Pourquoi utiliser cette technique ?
J’ai commencé à utiliser cette technique par accident. Lorsque je suis arrivé à la fin du montage de Théâtre 1 je me suis senti soulagé et euphorique. Je tenais enfin le premier montage. Mais je me suis soudain souvenu du moment où ils chantent Joyeux Anniversaire. Et je me suis inquiété à cause des droits. En faisant une recherche Google je me suis aperçu que c’était Warner Music qui les détenait. Cette chanson leur rapporte quasiment 2 millions de dollars par an. Si vous l’utilisez vous devez payer environ 25 000 euros ou une somme de ce genre. En tout cas c’est ce qu’ils disent. Mais personne ne proteste de peur d’un procès qui vous coutera de toute façon plus cher. Du coup j’étais très embêté. Il fallait que je trouve une solution. Peut-être que je devais renoncer à utiliser la chanson, mais c’était impossible car elle intervient au climax du film. J’avais donc quasiment décidé de payer. Mais juste avant, j’ai essayé de couper le son à l’image juste pour voir l’effet que ça donnerait. Et ça m’a plu encore plus. Comme tout le monde connait la chanson, du coup la séquence devient surréaliste et accentue la force dramatique de la scène. Je n’ai donc jamais envisagé utiliser cette technique. Mais je me suis dit que si je m’en sers uniquement à la fin d’un film alors peut-être que le spectateur pensera qu’il s’agit d’une erreur. J’ai donc décidé de l’employer à divers endroits tout en m’assurant que cela reste efficace.
Dans Campaign 2 aussi vous l’utilisez vers la toute fin.
Oui je voulais accentuer l’aspect dramatique de la scène, au moment où il appose son affiche. Donner le sentiment que quelque chose est sur le point d’arriver. De cette façon on anticipe un événement à venir. Cela créé une appréhension. Je voulais montrer qu’on approche de la résolution, du climax. Par ailleurs, entre Théâtre 1 et Campaign 2 j’ai finalement découvert qu’il est tout à fait possible d’utiliser Joyeux Anniversaire sans payer de droits. En effet, il existe un mouvement qui s’appelle le « fair use » (usage acceptable) qui permet des exemptions au droit d’auteur dans certains cas. Et de toute évidence Joyeux Anniversaire tombait dans cette catégorie. D’ailleurs dans Campaign 2, Yuki, le fils de Yama-san, chante aussi Joyeux Anniversaire et je ne l’ai pas coupé.
Vous insistez d’ailleurs beaucoup sur la présence du fils à l’écran. Notamment à travers une scène que l’on peut trouver longue, où l’enfant se met à pleurer alors que ses parents sont occupés à poster des tracts de campagne. Pourquoi avoir conservé cette séquence dans son entier ?
Quand j’ai tourné cette scène je savais qu’elle serait décisive pour le film. Elle possède une qualité métaphorique puissante sur toute la situation. Quand je tournais, j’avais constamment à l’esprit les enfants car ce sont les principales victimes de la radiation. Ils sont une métaphore de l’avenir du Japon. Mes yeux étaient donc toujours attirés par leur présence. De plus ils ne sont pas responsables de la situation. Du coup Yuki est devenu un des protagonistes du film. Il s’est mis à pleurer car il avait le sentiment qu’il ne recevait pas l’attention qu’il méritait de la part de ses parents. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est que s’ils faisaient ce qu’ils étaient en train de faire, c’était justement à cause de son existence même. Je crois que Yama-san a décidé de se présenter à cause de son fils. Sans lui, il aurait sans doute renoncé. Ses sentiments anti-nucléaires ont été nourris par son existence. Dans une certaine mesure, ce qu’ils faisaient était pour lui, mais Yuki protestait qu’ils ne faisaient rien. Cette ironie était présente dans la scène.
Par ailleurs je n’ai jamais vu de documentaire qui montre comment un enfant heureux devient malheureux et se met à pleurer en un seul plan. Je n’ai jamais vu ça au cinéma. C’est pourtant quelque chose d’universel dont nous avons tous fait l’expérience. Sans doute que c’est tellement banal qu’on ne se donne même pas la peine de le filmer. Donc je me suis dit que c’était une occasion de montrer cet aspect de la vie dans un film qui serait vu par les générations futures.
La scène montrant des enfants jouant dans un parc a également la même fonction.
Oui c’est la même idée, mais c’est aussi une référence à Théâtre 1/2, dans la façon dont les enfants réagissent face à la caméra et se mettent à jouer. Nous sommes tous des acteurs.
La scène du vendeur de tofu aussi est une autre référence à Théâtre 1/2. Il y a une forte dimension autoréférentielle dans votre cinéma.
Tout à fait. J’essaie de construire mes films de façon à ce qu’ils puissent être vus comme une seule et unique séquence. Le film de la vie en quelque sorte. Ce sont des films différents qui peuvent être vus bout à bout. C’est pourquoi chacun fait référence à l’autre. On trouve beaucoup de références croisées. J’ai aussi inclus une référence à Peace lors de la séquence de l’homme qui nourrit un chat. Mais dans Peace aussi il y a des références à Campaign. Par exemple on y voit une affiche de campagne et l’on entend également un discours politique du premier ministre, qui est une conséquence de la campagne. Il y a aussi des références à Mental avec le client handicapé. Dans Théâtre 1/2 il y a aussi une référence à Mental lorsque Oriza Hirata parle de la façon d’utiliser le théâtre comme forme de thérapie aux maladies mentales. Et aussi à travers la pièce avec les robots ; l’un des deux est atteint de dépression. Bien entendu je ne m’attends pas à ce que les spectateurs les découvrent toutes, mais elles existent. D’ailleurs même dans Campaign 1 on trouve une référence à Mental. Dans une scène où des bénévoles racontent des ragots sur une femme folle qui se trouve dans la rue. Car je savais déjà à l’époque que j’allais réaliser Mental. En fait j’ai tourné Campaign 1 et Mental quasiment en même temps.
C’est une scène effrayante sur ce qu’elle dit de la société.
Oui mais c’est la réaction courante des Japonais face à la maladie mentale. Par ailleurs c’est une femme sans visage. Elle est absente du champ mais tout le monde parle d’elle avec curiosité, mais aussi du mépris. Je ne la montre jamais. Et mon film suivant Mental, est justement un film qui a pour but de donner un visage à cette femme. De façon métaphorique bien sûr. Car on ne montre jamais le visage des malades mentaux au Japon. Dans les documentaires classiques leur visage est toujours masqué par une mosaïque.
Avant Campaign, je ne crois pas qu’il n’y ait jamais eu de film sur un candidat en campagne dans le cinéma Japonais. Mais depuis, plusieurs films sont sortis sur ce thème au Japon, comme Les Candidats [9] (Rikkoho, 2013) de Toshimichi Fujioka ou MUNEOism [10] (Muneoism ai to kyoso no 13nichikan, 2013) de Yu Kaneko. Etes-vous conscient de votre influence sur le documentaire Japonais ?
Effectivement ces films ont été influencés par Campaign. Fujioka déclare d’ailleurs dans ses interviews qu’il a été influencé par moi. Son film a connu un beau succès et il m’a même envoyé un DVD. Mais moi-même j’ai d’une certaine façon été influencé par Primary [11] (1960). Je n’avais pas vu le film car je ne voulais pas subir son influence, mais son existence même m’a influencée. Après avoir tourné Campaign je l’ai vu et j’y ai trouvé de nombreux points communs.
Aviez-vous vu La Comédie-Française ou L’amour joué (1996) de Wiseman avant de tourner Théâtre 1/2 ?
J’en connaissais l’existence mais pour les mêmes raisons que j’ai évoquées, j’ai choisi de le voir uniquement après avoir tourné Théâtre 1/2.
Toujours à propos de vos influences. Vous avez dédié Théâtre 1 au grand documentariste Makoto Satô. Celui-ci est décédé en 2007 l’année de sortie de votre premier film. C’est un peu comme si vous lui succédiez d’une certaine façon. Quels étaient vos liens ?
J’ai connu Makoto Satô d’une façon très étrange. Il se trouve que par pure coïncidence, sa femme et ma sœur accouchaient dans la même clinique. Ma sœur qui ne connaissait rien au milieu du cinéma me dit un jour que le mari de la personne qui partage sa chambre est réalisateur de documentaires. Alors je lui ai demandé son nom. Quand elle m’a dit qu’il s’agissait de Makoto Satô j’ai écarquillé les yeux. Je n’en revenais pas ! A l’époque je venais juste de voir son premier film en salle, Vivre de la rivière Agano (Aga ni ikiru), cela devait être en 92/93. Il était donc déjà présent dans mon esprit. Par ailleurs il était aussi venu voir mon film d’étudiant à l’occasion d’une projection à Tokyo. Il voulait venir accompagné d’un de ses élèves, Atsushi Funahashi [12] qui a étudié la théorie du documentaire dans sa classe à l’Université de Tokyo. Il voulait me le présenter car il songeait partir étudier à New-York, ce qui était aussi mon cas à l’époque. Donc ils sont venus ensemble et Satô me l’a présenté. Atsushi a suivi mon conseil et est venu étudier dans la même école que moi. Puis il est entré dans la même société qui réalise des documentaires pour la NHK. Nous étions collègues et on travaillait dans le même bureau.
Un jour il lisait un ouvrage récemment paru de Makoto Satô et m’a dit que c’était très intéressant, donc je le lui ai emprunté. C’était Horizon du cinéma documentaire. Sa lecture m’a profondément marqué. Je ne connaissais rien au documentaire à l’époque où je travaillais pour la NHK. J’exerçais simplement un métier, mais je ne savais rien de la théorie ni de la diversité de ce cinéma. La lecture de cet ouvrage m’a ouvert les yeux : j’ai commencé à tourner mes propres documentaires grâce à lui. Disons que Wiseman et Satô sont mes deux principales influences. Lorsque j’ai réalisé Campaign, la première personne à qui je l’ai montré c’était Satô. Il l’a beaucoup apprécié et l’a montré à plusieurs professionnels du milieu et l’un d’eux l’a recommandé à Berlin où il fut sélectionné la première fois, donc je lui dois beaucoup.
C’est pour cette raison que j’ai été extrêmement choqué d’apprendre qu’il s’était suicidé le 4 septembre 2007. Je l’avais vu deux mois auparavant à Kyoto où il m’avait invité à l’un de ses cours. Mais il n’avait pas du tout l’air malade. En réalité il l’était. Je lui ai même parlé de Mental car j’étais en tournage et il n’a même pas évoqué sa maladie. J’étais vraiment en colère après moi de n’avoir rien remarqué. Par la suite j’ai rencontré Hirata Oriza lors d’une représentation théâtrale à New-York. J’ai pu faire sa connaissance à travers un ami acteur. Un jour je lui ai rendu visite pour lui demander la permission de tourner un documentaire sur lui. On s’est vu dans une petite salle de réunion que l’on aperçoit dans le film. Mais je n’étais pas totalement certain de vouloir entreprendre ce projet car c’est un véritable engagement de tous les instants. Nous étions en mai 2008, soit à peine six mois après sa mort, quand soudainement il me dit que Makoto Satô voulait réaliser un projet de documentaire assez similaire sur lui et la compagnie Seinendan. Je n’en revenais pas. Cela m’a immédiatement décidé. Je me suis senti obligé. Ainsi, en esprit tout du moins, je lui ai succédé. Voilà pourquoi je lui ai dédié le film.
Esthétiquement vos films sont pourtant différents. En quoi vous a-t-il influencé ?
C’est vrai que nos films sont différents. Mais ce qu’il a écrit a profondément changé mon approche du documentaire. Il a dit que le documentaire « c’est la façon dont vous acceptez le réel », ou la manière dont vous critiquez cette réalité. Pour lui le documentaire n’a pas pour but de transmettre des informations mais de vous montrer comment regarder le monde. C’était la première déclaration du livre. Et elle m’a beaucoup intriguée car j’en avais jusque là une incompréhension totale. Pour moi il s’agissait d’une forme de reportage ou de journalisme qui consistait à rapporter des informations au spectateur. Mais ce n’est pas ça. Ce qui fait la beauté du documentaire c’est comment vous regardez le monde.
Nous avons appris que vous étiez allé à Narita pour un projet de film.
Oui j’ai un projet de coréalisation avec un cinéaste slovaque, Peter Kerekes. En fait il s’agit d’un projet initié par le festival CPH:DOX [13] qui a l’habitude de créer des collaborations entre réalisateurs européens et non européens, de façon un peu hasardeuse je trouve. C’est une idée étrange et je ne sais pas bien pourquoi, mais j’ai accepté. Donc nous voulions tourner un documentaire dans un petit hameau où se trouve une auberge, au beau milieu de l’aéroport de Narita. Ce sont les tous derniers opposants à l’expropriation des paysans de Sanrizuka [14] qui sont restés sur place. Les derniers résistants. Je voulais tourner mais ils ne m’ont pas donné l’autorisation. Ils ont vécu des expériences déplaisantes avec les cinéastes. Ils disaient que seul Shinsuke Ogawa avait été bon envers eux et que tous les autres étaient des cons. Du coup nous avons abandonné l’idée.
Pour terminer, pouvez-vous nous parler de votre prochain projet ?
Je viens d’achever le tournage d’un nouveau film sur des pécheurs. Avec ma femme nous avons loué une maison à Ushimado, un village reculé d’Okayama en bord de mer, pour y passer l’été. C’est la ville natale de ma belle mère [15]. Mais c’est une ville vieillissante. Tous ses habitants ont plus de 70 ans. On a remarqué devant notre maison un port avec des bateaux de pèche. On voyait les bateaux venir et entrer mais ses pécheurs étaient tous très vieux. Ils disaient que personne ne voulait reprendre le métier. C’est un paysage qui est sur le point de disparaître et peut-être qu’un jour, qui sait, il n’y aura plus de pécheurs au Japon. Or nous mangeons beaucoup de poisson ! Comment cela est-il possible ? J’ai donc décidé de filmer ces pécheurs. L’un des protagonistes qui sort en mer tous les jours est âgé de 84 ans. Nous avons aussi découvert des ostréiculteurs. L’huître est l’un des rares commerces rentables, donc ils cherchent de la main d’œuvre, mais ne trouvent que des vieux. Puis je me suis rendu compte qu’il y avait des ouvriers chinois qui travaillaient dans ces fermes, ce qui est devenu mon centre d’intérêt. Ce sera sans doute un film sur les effets de la mondialisation dans ce petit village retiré.
Entretien réalisé le jeudi 27 mars 2014 par Dimitri Ianni et Kizushii au cours de la 36ème édition du Cinéma du Réel (Paris) à l’occasion de la présentation en compétition internationale de Campaign 2.
Traduction depuis l’anglais et mise en forme par Dimitri Ianni. Photos © Kizushii.
Remerciement à l’équipe du Cinéma du Réel ainsi qu’à Kyoko Kashiwagi pour sa patience et Terutarô Osanaï pour son assistance.
[1] Diffusé à ce jour dans plus de 200 pays dans le monde dans une version courte (52 min) que l’on a pu voir sur Arte sous le titre Le candidat kamikaze.
[2] Récompensé du prix du meilleur documentaire.
[3] Kazuhiro Yamauchi, le protagoniste de Campaign 1, qui est également son ancien camarade d’université.
[4] Soda a publié au Japon un essai politique intitulé Le peuple japonais veut-il se débarrasser de la démocratie ?, dont le sous-titre est : Un fascisme sans enthousiasme (Nihonjin wa minshu shugi o suteta gatte iru no ka ? éditions Iwanami Shoten, 2013).
[5] Voir notamment les travaux de Bronislaw Malinowski, l’un des premiers chercheurs à avoir explicité l’observation participante comme méthode.
[6] Pourquoi je fais des documentaires (Naze boku wa dokyumentari o toru no ka, éditions Kodansha, 2010)
[7] Dissection du processus de transformation de la viande filmé dans une gigantesque entreprise industrielle d’élevage et de boucherie du Colorado.
[8] Courant du documentaire qui a émergé à la fin des années cinquante aux Etats-Unis avec notamment Frederick Wiseman, Richard Leacock, Don Pennebaker etc.
[9] Film qui chronique le parcours de candidats minoritaires aux élections.
[10] Film qui suit Muneo Suzuki, un parlementaire japonais impliqué dans un scandale de corruption au cours d’une élection pour la chambre des représentants de la Diète.
[11] Film pionnier du cinéma direct américain, tourné notamment par l’anglais Richard Leacock (ancien opérateur de Flaherty) lors de la campagne du futur président Kennedy pendant les primaires du Wisconsin.
[12] Réalisateur de Nuclear Nation, documentaire sélectionné à Berlin en 2012, sur l’exil des habitants de Futaba, région où sont logées les usines nucléaires de Fukushima.
[13] Le plus grand festival de films documentaires d’Europe qui a lieu tous les ans à Copenhague.
[14] Mouvement filmé par le documentariste Shinsuke Ogawa dans une série de 6 films emblématiques du documentaire militant d’après-guerre.
[15] Il s’agit d’Hiroko Kashiwagi, l’une des protagonistes de Peace qui gère un service d’aide à domicile pour personnes âgées.













