Kazuhiro Soda
Sancho a rencontré le documentariste Kazuhiro Soda pour la cinquième fois, tant nous apprécions son travail. Il a présenté pour la première fois en France son film Inland Sea lors de l’édition 2018 du Cinéma du réel et il est projeté en ce début 2019 à Kinotayo. Il prolonge son film précédent, Oyster Factory, en observant une autre conséquence de la mondialisation, la disparition des modes de vie traditionnels. Je ne m’y attendais pas, mais les réflexions de Kazuhiro Soda font résonance dans le climat social actuel en France.
Sancho : Comment avez-vous rencontré le vieux pécheur ?
Kazuhiro Soda : Avec Kiyoko Kashiwagi [1], nous avions l’intention de filmer Oyster Factory pendant trois semaines. Au bout d’environ une semaine seulement, nous avons avions pratiquement terminé et avons en quelque sorte été éjectés. De toute façon, je possédais assez de matériel, j’ai donc décidé de filmer des plans pour servir d’inserts pour ce documentaire. Je me suis promené autour d’Ushimado avec ma caméra et j’ai rencontré Wai-chan, un pêcheur de 86 ans. J’ai commencé à faire tourner la caméra et il m’a dit qu’il allait à la pêche le lendemain. J’ai décidé que je voulais le filmer en train de pêcher et quand il a attrapé des poissons, je me suis demandé où il allait les emmener. Tout s’est ensuite enchaîné naturellement, rien n’avait été planifié. Il les a apportés à la criée, j’ai filmé les enchères et j’ai remarqué cette femme, qui achète toujours des poissons à Wai-chan. Je l’ai donc également suivie, dans son magasin, mais aussi lors de sa tournée chez ses clients du village.
Pourquoi en faire le centre d’un documentaire ?
Parce que je l’ai rencontré et qu’il était intéressant : il pêchait encore tout seul à 86 ans ! Je n’ai pas réfléchi à deux fois avant le suivre. Je pensais cependant à l’origine que ces scènes feraient parties d’Oyster Factory. J’ai ensuite compris que je disposais de suffisamment de matière pour monter deux documentaires
Lorsque vous réalisez le film, vous pensez déjà au montage ?
Bien sûr. Je pense au montage en termes de plan. Quand par exemple je filme Wai-chan sur son bateau, je suis témoin de la manière dont il pêche. Je dois traduire en langage visuel les scènes auxquelles j’assiste afin de le communiquer aux spectateurs. Sur mes tournages, je réfléchis toujours à la représentation de ce que je vois, mais pas à l’ordre des séquences dans le montage. Si vous commencez à penser à la structure, vous devenez aveugles car vous avez cette préconception, cet agenda. Vous planifiez au lieu d’écouter et de voir.
Vous filmez beaucoup de rushes, ou l’expérience vous permet d’être plus économe ?
Tout dépend des films. Nous avions 90 heures de rushes pour Oyster Factory et Inland Sea. Pource dernier, j’ai peut-être filmé 40 ou 50 heures, ce qui n’est pas si long pour un documentaire de deux heures. Toutes les scènes que j’ai filmées ont pratiquement été utilisées.
Lorsque Kumiko, la dame âgé de 84 ans, a envahi votre cadre, pourquoi avoir choisi d’en faire un des principaux personnages ?
Au début, elle m’ennuyait un peu car j’essayais de filmer Wai-chan. Puis j’ai réalisé : si elle entre dans le cadre, pourquoi ne pas la filmer ! Je reviens toujours à ma méthode « observationnelle » : je filme ce qui se passe. Mais j’ai aussi remarqué qu’elle possédait une très très forte personnalité et elle est devenue l’un des principaux personnages du documentaire. Je suis content d’avoir fait preuve d’ouverture. Ce n’étais pas le cas au début car j’avais comme programme de filmer Wai-chan. C’est assez drôle car dans ce film, j’ai plus été suivi par les personnages que je ne les ai suivis. La relation habituelle s’est inversée. J’aime ce film car je n’ai pas l’impression de l’avoir fait. Il m’a été offert.
Comme vous l’évoquiez précédemment, tout s’enchaine naturellement. L’action suit le parcours du poisson, puis vous rencontrez deux personnes qui en achètent pour les chats.
A ce moment-là, une femme passe à côté de nous en se dirigeant vers le cimetière. Je n’avais pas l’intention de filmer le cimetière jusqu’à ce moment. Je l’ai suivie et j’ai compris qu’il s’agissait d’une scène importante pour le film. Tout est arrivé par coïncidence.
Le comble de la désertification du village est que même le cimetière se vide !
Exactement. Vous pensez que les morts vont rester à la même place toute l’éternité. Non. Attendu que les habitants quittent le village, on change les morts de place ou on les abandonne. Tout est si impermanent. L’impermanence est l’un des thèmes du film.
Vous montrez un village qui meurt, mais en même temps des personnes âgées toujours très actives et qui pourraient donner des leçons à bien des jeunes ?
Cette situation m’intéressait aussi. Quand je voyais Wai-chan pêcher, j’étais impressionné par la vitesse et la précision de ses mains, également par la façon, dont il tisse le filet. Il contrôle tout, le bateau, sa vitesse… Je ne pouvais pas croire qu’il avait 86 ans. Il continue d’ailleurs toujours à pêcher tout seul. Il m’a fait changer d’idée à propos de ma retraite. Je pensais la prendre quand je serai plus âgé. Mais je pense finalement que je devrais peut-être continuer à travailler.
Une des raisons pour lesquelles Wai-chan et la propriétaire du magasin des poissons sont si actifs et contribuent à la vie du village est que cela apporte un sens.
Pourquoi avez-vous choisi de présenter le film en noir et blanc ?
J’ai pris cette décision à la toute fin. Je l’ai réalisé en couleur et je l’avais même étalonné. J’ai prêté beaucoup d’attention à la couleur du couchant car elle revêtait une grande importance. A ce moment-là, il s’intitulait provisoirement Inland Sea at Twilight… Ce titre ne me plaisait pourtant pas car trop explicite. J’ai discuté avec Kiyoko et elle a proposé l’idée de présenter le film en noir et blanc.
Et je lui ai répondue : De quoi parles tu ? Tu sais que la couleur est très importante. Puis finalement vers minuit, je me suis décidé : essayons. J’ai eu simplement à tourner le bouton pour faire passer la photo de la couleur au noir & blanc. J’ai pensé que je regarderais le film cinq minutes avant de rejeter l’idée. Mais ce que j’ai vu m’a plu et je l’ai visionné jusqu’au bout. Je me suis donc débarrassé de « at Twilight » et de la couleur.
Vous et votre femme êtes plus présents à l’image, directement ou via vos voix, que dans vos documentaires précédents.
Je suis de plus en plus à l’aise avec l’idée de nous inclure dans le film. A l’époque de mon deuxième film, Mental, j’ai créé cette théorie selon laquelle l’observation dans mes films est celle du monde et que nous en faisons partie. Vous ne pouvez pas être séparés du monde dans lequel vous vous trouvez. S’inclure est même plus intéressant. Mais à l’époque, j’étais encore hésitant. Quand je voyais Kiyoko dans le champ, je lui demandais de s’écarter. Maintenant, je suis très à l’aise avec cette idée.
De toute façon, avec Kumiko qui vous apostrophe, vous ne pouvez pas l’éviter.
Un des points les plus forts de ce film est que nous en sommes aussi des personnages. Tout passe par notre point de vue et il est clair que tout intervient grâce à nos relations avec les habitants de l’île, en particulier Kumiko. Prétendre que nous sommes absents ne serait pas naturel.
Pourquoi avoir choisi de finir le film en couleur alors que tout le reste est en noir & blanc ?
Kiyoko est aussi à l’origine de cette idée et je l’ai adorée. Je n’ai pas eu à réfléchir à deux fois. Le film en noir & blanc devient presque surréel : vous ne connaissez ni le lieu, ni l’époque... Vous pourriez être il y a 200 ans ou dans 200 ans. Vous ajoutez une nouvelle couche de fiction au film. J’avais besoin que l’audience sorte de cette illusion à la fin du film.
Une des scènes du film a-t-elle votre préférence ?
Il s’agit d’une scène que je n’aurais jamais rêvé de tourner dans un documentaire. J’ai eu l’impression d’être emmené dans le monde des morts. La lumière devenait sombre, nous entrions dans un bois et Kumiko a commencé à parler d’une histoire presque difficile à croire. Cette scène était très similaire à une structure très populaire d’une pièce de théâtre No : des voyageurs visitent un endroit et un fantôme leur raconte l’histoire de ce lieu. La scène se déroulait exactement de la même manière, mais dans un documentaire. Je ne sais pas si Kumiko racontait la vérité, mais ce n’est pas mon travail de le vérifier. Ce qu’elle a raconté était extraordinaire et son histoire m’a touché. Je suis sûr qu’en elle-même, elle y croyait vraiment. Pour moi, c’était suffisant.
Une rétrospective Shinzuke Ogawa a lieu en ce moment à Paris. Que représente-t-il pour vous ?
Shinzuke Ogawa est un géant du documentaire au Japon, une référence. Nous pensons tous à lui quand nous faisons des documentaires.
Lui aussi, vivait avec les gens sur lesquels il faisait des documentaires.
Oui, mais sur des périodes plus longues. Il s’est aussi intéressé aux campagnes japonaises et aux personnes mises de côté par la modernisation. Je n’en avais pas l’intention, mais Oyster Factory et Inland Sea sont assez similaires dans leur structure. Wai-chan pêche ses poissons et les vend au marché, puis ils se retrouvent dans un magasin où les gens les achètent et on finit avec les chats. Ce cycle très simple a sans doute survécu des milliers d’années. Mais il est désormais en train de disparaître car le pêcheur ne plus vivre de sa seule pêche. Wai-chan explique qu’il y avait moins de poissons tandis que leurs prix baissait et que celui des filets augmente. Cela nous dit quelque chose sur notre époque. Ce cycle s’approche de sa fin et cette situation s’explique par la modernisation
Shinsuke Ogawa a documenté la phase initiale de ce processus dans le Japon de l’après-guerre. Il a montré comment le mode de vie contemporain a envahi la manière traditionnelle de vivre. Ce résultat est visible au Japon, mais aussi dans le monde entier. Cette tendance tue les traditions et les anciennes manières de vivre. J’en fais partie. Je suis conscient d’en être complice et je ne suis donc pas dans la position de me faire accusateur. Mon style de vie est très moderne : il y a deux jours seulement j’étais au Japon et avant à New-York.
Traduction depuis l’anglais et mise en forme par Kizushii. Photos © Kizushii.
Remerciement à l’équipe du Cinéma du Réel, l’interview ayant été réalisée lors de l’édition de 2018.
[1] Elle est la femme de Kazuhiro Soda et sa productrice




