Kazuhiro Soda : Théâtre 1 / Théâtre 2
La présentation de Campaign 2 dans le cadre de l’édition 2014 de Cinéma du Réel, ces jours-ci à Paris, nous offre l’occasion de revenir sur une rencontre avec Kazuhiro Soda, réalisée en 2012 lors de la présentation de son film précédent, Théâtre 1 / Théâtre 2, au Festival des 3 Continents. Retour sur une discussion rythmée par la passion et le rire...
Sancho : Cela fait un bon moment que vous réalisez des documentaires – des documentaires complexes, que vous qualifiez de “films d’observation”...
Kazuhiro Soda : Oui.
Nous n’allons pas trop approfondir ce sujet, puisque nous avons déjà eu la chance de l’évoquer avec vous.
En effet, à propos de Mental. [1]
J’imagine que Théâtre a été plus simple à mettre en place que vos films précédents : c’est une opportunité pour Oriza Hirata et Seinendan de présenter leur travail, tandis que le protagoniste de Campaign se mettait dans une situation dangereuse de communication, et que peu de patients acceptaient d’apparaître dans Mental... Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce nouveau sujet ?
La première fois que j’ai vu une pièce d’Oriza Hirata, c’était en 2000 à New York, à l’occasion de la première représentation locale de leur chef-d’œuvre, Tokyo Notes. C’était un accident. Généralement je ne vais pas beaucoup au théâtre, car les acteurs de théâtre, au Japon du moins, ont tendance à surjouer, à utiliser un langage qui n’a rien de naturel, et tout ça ne me plaît pas beaucoup. Mais lorsque j’ai vu Tokyo Notes pour la première fois, c’était une expérience complètement différente. J’ai eu la certitude qu’Hirata était conscient des stigmates associés au théâtre, et qu’il essayait d’éliminer tout ce que je n’aimais pas dans cette représentation. J’étais aussi très intrigué, car à l’époque je réalisais des documentaires pour la télévision, j’étais un débutant et je trouvais très difficile de capter la réalité telle qu’elle est. Même si quelque chose a l’air naturel, dès que je pointe la caméra dessus, cette réalité se transforme... Il est très difficile de capter quelque chose de naturel. Et au théâtre cela devrait être plus difficile à reproduire encore, pourtant le travail de Hirata dépeint la réalité telle qu’elle est. C’est du moins l’impression que l’on a sur scène – et je me suis dit alors : comment font-ils ça ? C’est impossible ! Cela a réveillé une curiosité brûlante en moi. A l’époque je ne travaillais que pour la télé, et je n’ai pas réussi à trouver une idée pour monter un projet sur Hirata. Puis Hirata et Seinendan sont revenus à New York en 2006, et ils ont joué deux pièces, et j’ai ressenti exactement la même chose. Je me suis dit que ce devait être quelqu’un de vraiment spécial...
J’ai aussi ressenti une certaine méthode de travail. Les trois pièces que j’avais vues avaient le même niveau de qualité, très élevé. J’étais en train de faire le montage de mon premier film d’observation, Campaign, et j’essayais d’élaborer ma formule, ma méthode, et j’avais très envie de connaître la façon de faire de Hirata. Il se devait forcément d’avoir une méthode. Alors j’ai lu ses livres et voila [2], elle était là. J’étais intrigué, et c’est de là qu’est venu mon désir de filmer sa compagnie, de montrer leur façon de faire du théâtre.
A mon sens vous avez quelque chose en commun. Votre façon d’aborder le documentaire donne un très fort réalisme, tout en conservant un aspect narratif. Vous élaborez des documentaires qui deviennent très proche du cinéma de par l’absence d’intervention, de commentaire... Il y a un moment dans le film où Hirata, qui déclare vouloir partager des images, démontre combien la fiction théâtrale est fragile, et explique qu’il ne faut pas briser ces images – et c’est quelque chose que vous non plus ne faites jamais. Pour Hirata, ça prend notamment la forme d’acteurs installés dans leur rôle et sur scène avant même l’arrivée des spectateurs, comme si la fiction existait par delà les limites de la représentation théâtrale. Cela ressemble à du cinéma de fiction, comme vos documentaires finalement, pourtant aucun de vous deux ne souhaite faire du cinéma. Hirata ne considère même plus le cinéma comme de la culture – il y a un moment dans le film où il se plaint qu’il n’y a plus de place pour la critique de théâtre dans les journaux japonais, que la culture a cédé la place aux films et à la mode. Et pourtant, son théâtre ressemble à du cinéma vécu en direct, c’est incroyable. L’une des raisons pour lesquelles vous étiez si intéressé par la compréhension de son travail, était-elle que vous reconnaissiez votre propre approche dans sa façon de faire ?
Je pense que Hirata reconnaît tout à fait les films comment faisant partie de la culture... peut-être que cela s’est perdu dans la traduction (rires)... Mais ce que vous dites est tout à fait vrai. Nous partageons une approche très similaire de la réalité, et aussi une approche similaire de l’art – ce dont je ne me suis pas rendu compte avant d’avoir terminé le film, d’ailleurs (rires). J’ai écrit un livre sur le tournage de ce film, et pendant que je l’écrivais je me suis rendu compte pour la première fois combien nous étions proches. Les pièces de Hirata ont l’air si naturelles... et mes films essayent de recréer cette sensation de naturel. Mais en coulisses je manipule le temps, je manipule l’espace et je réorganise tout : même si ça à l’air réel, c’est une réalité cinématographique, et pas la réalité elle-même. Le travail de Hirata est proche du mien dans cet aspect. Il essaye de dépeindre la réalité telle qu’elle est, mais en amont il peaufine et ajuste chaque seconde, chaque dialogue, et il manipule tous les aspects de la représentation. Nous avons donc une approche très similaire. De plus, Hirata veut que les spectateurs puissent interpréter ses pièces par eux-mêmes. Il ne les force pas à adopter une interprétation unique, et c’est aussi mon approche, mon souhait. Je ne veux pas que tous les spectateurs ressentent la même chose, mais au contraire que ma recréation de la réalité leur évoque différentes choses, selon leur personnalité. J’ai peut-être été influencé par les théories de Hirata pendant la réalisation de mon premier film, Campaign, pendant que je développais le concept du cinéma d’observation. Je ne me rappelle pas de quelle façon, mais quand je regarde en arrière et que je vois les correspondances, entre le moment du montage de Campaign et le moment où j’ai vu Seinendan jouer la seconde fois, j’ai bien l’impression de ressentir son influence. Du coup c’est étrange : Théâtre possède une couche supplémentaire, intrigante (rires).
On pourrait s’amuser à évoquer la profondeur de la mise en abîme du film, votre volonté de filmer, de dépeindre de façon réelle un processus d’imitation réaliste de la réalité...
Tout à fait (explose de rire).
Il y a un moment dans le film où vous auriez pu vous abandonner à faire du véritable cinéma, lorsque vous regardez la quasi totalité d’une représentation. Vous auriez pu installer plusieurs caméras, travailler l’éclairage et obtenir une œuvre de fiction. Pourtant, vous œuvrez justement à briser l’illusion théâtrale, en montrant les limites du décor, en vous rendant backstage...
Oui. Je me souviens que l’on me voit mettre un micro sur Hirata au début de Théâtre 1, et c’était une décision consciente. En réalité c’est arrivé en fin de tournage, et j’ai ressenti le besoin d’une scène de ce genre. Du coup j’ai continué à filmer pendant que j’installais le micro, ce qui est inhabituel pour moi. D’habitude je pose la caméra avant de faire ce genre d’intervention. La raison, c’est que j’étais en train de faire un documentaire sur quelqu’un qui fait de la fiction, donc au final mon film traiterait de fiction autant que de réalité. Tout en montrant la réalité du documentaire, à savoir son côté fictif, fabriqué. Je voulais rappeler au spectateur de temps en temps, que mon film, d’une certaine façon, est aussi une fiction (rires). C’est un documentaire, mais c’est aussi une création.
Il y a en effet un moment dans le film où l’un des acteurs fait remarquer que l’on peut voir le micro sur Hirata.
Exactement ! J’avais remarqué que Hirata et ses acteurs avaient l’air tellement naturels devant la caméra, qu’il était si facile pour moi de capter leurs comportements...
Pensez-vous qu’ils soient réellement naturels ? Ou simplement habitués à être dans un rôle ?
Je me suis posé la même question au cours du tournage. Et il m’est apparu évident que Hirata joue le rôle d’Oriza Hirata en permanence, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Peut-être pas quand il dort – encore que (rires).
Lorsqu’il s’assoupit chez le coiffeur par exemple, peut-être qu’il ne joue plus ? Est-ce pour cela que vous éteignez la bande son à cet instant ? Pour montrer que là, momentanément, il ne contrôle plus, il n’essaye plus d’être un auteur et un metteur en scène ?
Peut-être... Il y a plusieurs moments dans le film où il dort.
Pas très longtemps, mais effectivement...
Et je me demande vraiment s’il joue ou pas lorsqu’il dort (explose de rire). C’est une question qui s’impose parce que Hirata et ses acteurs sont des professionnels, mais si vous réfléchissez au documentaire en général, par exemple un de mes films comme Mental... Lorsque les patients de l’hôpital psychiatrique semblent exprimer leurs sentiments d’une façon très honnête, personne ne sait déterminer la part de jeu impliquée. Et moi-même quand je parle, comme maintenant, je ne sais pas dans quelle mesure je joue.
Parce que, comme l’explique Hirata lors de son intervention scolaire, nous sommes toujours en train de jouer un rôle.
Oui, exactement. Je me dis que, quel que soit le documentaire, on ne peut pas filmer, on ne peut pas voir l’intérieur du cœur. La seule chose que nous pouvons faire c’est observer sa surface, regarder les expressions faciales, écouter les intonations, étudier les comportements et essayer de deviner ce qu’une personne pense et ressent. C’est une évidence, pourtant on tend à l’oublier, et je pense que je l’ai souvent oublié d’une certaine façon, car j’étais persuadé que le documentaire est une forme artistique dont le but est de filmer quelqu’un qui n’est pas en train de jouer. Ce qui est impossible.
A moins qu’une personne ne sache pas qu’elle est filmée. Et même dans ce cas, elle pourrait être en train de jouer un rôle, professionnel par exemple...
Tout à fait. Dans ce sens, tous les documentaires sont de la fiction, du théâtre. Notre vie quotidienne est du théâtre.
Pour autant, votre fiction paraît moins manipulée que qu’autres. Beaucoup de réalisateurs auraient abordé un documentaire sur Hirata en expliquant d’abord qui il était, avant d’énoncer ses talents et de les démontrer à l’image, pour orienter le spectateur à partager, en conclusion, leur point de vue sur le sujet. Votre film évolue, de l’intérieur de la troupe vers son interaction avec le monde extérieur, en offrant la possibilité au spectateur – notamment grâce à la durée – de comprendre et apprécier par lui-même le travail d’Oriza Hirata.
Que ce soit dans Campaign, Mental ou Peace, tous mes films partagent cette approche. Je savais que cela pouvait aussi fonctionner avec Théâtre car, moins on explique de chose aux spectateurs, et plus ils deviennent actifs, obligés de chercher des informations dans ce qu’ils voient. Par exemple, je ne dis même pas “Voici Oriza Hirata, c’est un metteur en scène de théâtre”. Je ne le dis pas, n’est-ce pas ? Du coup les spectateurs, dés qu’ils aperçoivent cet homme qui se rend dans une salle de répétition, se demandent de qui il s’agit. Ils commencent à être activement impliqués dans le film, font attention à son langage, observent ses interactions avec les acteurs – dont on ne sait pas non plus au début, s’il s’agit d’acteurs, ou juste d’amis par exemple.
On a tout de même l’impression qu’ils sont très doués !
En effet : mais cette observation est faite par le spectateur. Et je sais que si je prépare bien le travail, si je réussis mon film en laissant suffisamment d’indices de compréhension, alors les spectateurs deviennent des participants. Ils ont l’impression de vivre une expérience, plutôt que d’apprendre quelque chose.
Avez vous essayé un temps de faire un film plus court, ou saviez-vous d’emblée qu’il vous faudrait montrer le processus de répétition dans son intégralité pour que l’on comprenne la nature du travail de Hirata ?
Oui, je voulais le rendre plus court. Mais ceci est la version la plus courte, je ne peux pas le concevoir plus court que ça. J’ai tenté tant de fois de trouver des scènes qui ne seraient pas nécessaires, j’ai fait beaucoup de visionnages avec ma femme – elle est chorégraphe et nous partageons les mêmes goûts artistiques – et nous avons beaucoup discuté de ce qui pouvait être coupé ou condensé, mais je ne trouve plus rien à retirer de cette version. Et c’est en partie parce que mon film essaye de s’approcher de Hirata, il n’essaye pas d’expliquer quoi que ce soit. J’essaye juste de le montrer, et cela prend du temps. Et comprendre le travail de Hirata prend du temps, car, sans commentaire, il n’y a pas d’autre moyen de faire comprendre que les acteurs répètent encore et encore la même scène, que de montrer la répétition (rires).
Le passage du robot est assez perturbant. Ça a du être une étape éprouvante pour les acteurs. Cette idée que si le texte est parfait, il peut être restitué même par une machine...
(rires) Oui, ils ont été très étonnés de voir que les instructions données par Hirata étaient identiques, que ce soit pour des acteurs ou une machine. En réalité, il a continué à travailler avec les robots depuis cette première expérience. J’ai tourné les images du film il y a quatre ans, et il a maintenant trois ou quatre pièces avec des robots. D’ailleurs en décembre, il joue l’une d’elles à Gennevilliers. Vous devriez aller la voir, c’est génial. C’est quelque chose de très moderne. La pièce que j’ai filmée était la toute première que Hirata mettait en scène avec des robots, il essayait encore de comprendre comment il pouvait travailler avec eux. C’était une pièce assez courte, une vingtaine de minutes, mais celle qu’il va présenter en décembre à Gennevilliers est vraiment quelque chose, une pièce complète, du théâtre complet. Nous avons eu le même jour d’ouverture à Tokyo, le 20 décembre, pour Théâtre et cette pièce ; du coup, beaucoup de personnes qui ont vu la pièce au théâtre sont venus voir le film, et vice versa.
Est-ce que les théories de Hirata ont une influence sur le théâtre au Japon ?
Oui, complètement !
Est-ce que vous pensez qu’il influence aussi notre théâtre ?
Je ne sais pas, peut-être...
Parce que j’ai eu l’impression en regardant le film qu’il était très apprécié en France.
Je pense qu’il a une influence, mais je ne pourrais pas la préciser. Alors qu’en ce qui concerne le Japon, je peux le dire avec certitude. Je dois avouer que je ne suis pas expert en théâtre, mais je pense qu’il n’y a pas un jeune artiste de théâtre qui ne soit pas influencé par Hirata. Que l’on marche dans ses pas ou qu’on s’éloigne de lui, qu’on l’aime ou non, on se positionne par rapport à lui. Hirata est là. Il est inévitable d’être influencé, d’une façon ou d’une autre. Il a par ailleurs révélé de nombreux talents. Beaucoup de metteurs en scène de premier plan et d’auteurs de théâtre en activité au Japon sont des élèves de Hirata.
J’ai l’impression que le théâtre chez nous se focalise sur l’acteur, que le texte s’est un peu perdu en route et qu’on s’intéresse avant tout à la performance. Hirata lui, met l’accent sur le texte au point de faire oublier le travail des acteurs. Il y a une figure politique qui le dit dans le film : “je ne me suis pas rendu compte que vous jouiez”. Certains acteurs vont tourner le dos au public pendant toute une pièce...
J’admets que c’est particulier, compliqué. Je pense que c’est pour cela que les acteurs et Hirata aiment tant les parties du film où on les voit travailler, où on peut constater à quel point c’est difficile et exigeant de travailler au sein de Seinendan. Ces acteurs sont bons quand ils sont considérés comme des gens normaux, naturels. Il ne faut pas que leur technique soit démonstrative.
Pour autant leur talent est flagrant. Quand Hirata donne un conseil, il n’a jamais besoin de le répéter. Les acteurs reprennent la totalité de la scène, et trouvent toujours le ton juste.
Exactement. C’est pour cela que le temps consacré aux répétitions dans le film a été tant apprécié par Seinendan et Hirata, car ils n’ont jamais l’occasion de montrer cet aspect de leur travail.
Hirata semble très exigeant, et son projet global peut même paraître un peu égoïste, pour autant vous montrez aussi une figure très protectrice, très proche de ses acteurs, de leurs préoccupations – même salariales.
Effectivement. Je pense que la différence que j’ai remarqué entre le travail de Hirata avec les robots et les humains, c’est que, quand il dirige un acteur, il se concentre sur ce que dégage l’acteur en priorité. C’est alors qu’il l’aide à choisir telle ou telle direction. Parfois Seinendan rejoue la même pièce avec des années d’écart, avec d’autres acteurs, et selon l’acteur, Hirata va jusqu’à réécrire la pièce, pour s’accorder à lui. Il ne force pas l’acteur. On a l’impression qu’il force les acteurs à se comporter d’une certaine façon, mais en réalité il observe leur jeu naturel pour ajuster le texte en conséquence.
Un peu comme vous vous adaptez à vos sujets...
Tout à fait.
Dans sa façon de diriger, Hirata ne donne presque jamais d’indication sur les postures, les emplacements ou les attitudes. Il n’y en a toujours que pour les mots. C’est comme si le comportement des gens était défini par le langage.
Il y a toujours de la place pour l’interprétation. Quand il recommande de faire une pause plus courte ou plus longue, ses acteurs doivent comprendre pourquoi il le fait. Et c’est alors que leur façon de jouer change. Il n’explicite jamais ce que les acteurs devraient ressentir.
Il le fait une fois. Avec un acteur français.
Vraiment ? (mort de rire)
Oui, dans les répétitions de la pièce avec les soldats, lorsqu’il explique pourquoi il veut une pause plus longue pour la compréhension de la blague sur le conflit entre le front de libération et le front anti-libération...
Ah oui, c’est vrai !
… et il explique que la pause doit être plus longue, parce que le soldat attend que ses collègues rigolent et pourtant ils ne le font pas. On dirait qu’il ne doit jamais expliquer quoi que ce soit aux acteurs japonais.
(rires) Je pense que c’est parce que les acteurs japonais sont familiarisés avec son travail. C’était la première fois que cet acteur français travaillait avec lui, et j’ai remarqué qu’il était beaucoup plus bavard et explicatif en effet. Ce qui est certain c’est que sa façon de diriger s’adapte à sa relation avec l’acteur. C’est une bonne observation que vous faites là...
Il y a des plans dans le film qui s’éloignent de Hirata et de son théâtre. Certains ont pour sujets des chats, d’autres des agents d’entretien... J’ai l’impression pour ces derniers qu’on en revient à la façon dont les gens jouent leur rôle. Est-ce que vous faites une comparaison critique, entre la façon dont ces tâches sont exécutées par un japonais ou un français ? Le japonais donne l’impression d’être infiniment appliqué et concentré, alors que le français regarde à peine ce qu’il fait, ne nettoie pour ainsi dire rien... (Hirata est mort de rire pendant toute la question !)
Je montre en effet les mêmes gestes dans des pays différents, et ils ont l’air différents. Je ne critique pas : je montre simplement la différence.
Mais la conclusion est évidente...
(rires) Vous savez j’ai parfois un sentiment mitigé à propos de la nature méticuleuse des japonais. Le gars qui, dans le film, nettoie la porte de la gare, s’appliquant sur une zone très petite... c’est impressionnant, c’est dans mon sang, et je ne critique pas, mais quelque part c’est un peu maladif, d’être à ce point préoccupé par le détail.
Mais quelque part, il travaille exactement de la même façon que Hirata.
Tout à fait, oui. C’est bien la connexion que je voulais faire.
Et pour les chats alors ? Ne sont-ils pas des acteurs, eux aussi ?
Je pense qu’ils le sont – du moins quand je les filme. J’adore les chats, et les protagonistes de mon film Peace sont des chats. Je crois que j’ai des antennes pour détecter les chats facilement, et dès que j’en vois un je commence à tourner. Prenez ce chat blanc qui marche vers la caméra. En le filmant, j’étais incapable de dire à quel point il était conscient de la présence de la caméra. On aurait dit une pièce de théâtre. Il disparaît au coin d’une rue, et un autre chat entre dans le champ. Du pur théâtre (rires). Je n’y pensais pas forcément avant de faire ce film, mais lorsque je pointe la caméra vers des chats ou des gens dans la rue, ils ont tous quelque chose de théâtral.
Pensez-vous que votre film et la théorie de Hirata puissent avoir une influence au-delà du théâtre, sur d’autres arts ? Il y a un moment très impressionnant dans le film où Hirata décortique les rouages du shojo manga en cinq secondes... Il donne l’impression de connaître toutes les structures artistiques et de communication, et de pouvoir appliquer sa théorie à chacune d’entre elles. Le passage où il démontre l’échec des méthodes de communication des professeurs dans l’école est incroyable en ce sens...
Oui, je pense que l’on pourrait l’appliquer à de nombreux arts différents. De toute évidence, son discours a influencé ma façon de monter le film, son point de vue sur l’appel à l’imagination plutôt qu’à la démonstration... J’avais parfois l’impression de trop montrer, et son discours à l’écran me disait alors de couper certaines explications (rires). Alors je le faisais. J’ai eu un dialogue intéressant avec le métrage que j’avais tourné.
J’ai l’impression que son théâtre a atteint un point où les coulisses pourraient simplement disparaître. L’a-t-il déjà fait ?
Non, non...
Pendant la pièce qui se déroule dans un dortoir, les spectateurs sont très proches de la scène, qui est beaucoup plus grande que la salle. Je me suis dit que les spectateurs pourraient être installés tout autour de la scène, et que l’illusion fonctionnerait encore. C’est étonnant qu’il n’ait pas brisé cette dernière barrière entre la fiction et la réalité.
C’est vrai. Je ne sais pas pourquoi il ne l’a pas fait. Je lui dirai !
Merci beaucoup pour vote temps et votre film. C’est un film fantastique, très éducatif, qui change la façon de regarder les choses. C’est impressionnant !
Tant mieux. C’est le genre de choses que j’ai envie d’entendre !
Je trouve qu’on appréhende mieux Campaign du coup. Finalement, la politique, c’est un jeu d’acteur constant.
Oui, exactement. De ce point de vue, Campaign et Théâtre pourraient être perçus comme un seul et même film. On pourrait y inclure Mental aussi d’ailleurs. Hirata qui parle devant des professionnels de la santé mentale, l’un de ses robots sensé être dérangé... Tout mes films pourraient être vus comme un seul long film. Même dans Peace, il y a une scène au cours de laquelle on entend un speech du Premier Ministre Hatoyama à la radio, et qui a été écrit par Hirata. Car Hirata est devenu le coach de Hatoyama quand il a pris ses fonctions en 2009, et il a écrit son discours, et l’a conseillé dans sa restitution. Et cela, je l’ai d’une certaine façon filmé, accidentellement...
Donc tous vos films se rejoignent, et vous ne pouvez vraiment pas échapper à l’influence de Hirata !
Je ne peux pas, je ne peux pas ! (rires)
Entretien réalisé fin novembre 2012 au cours de l’édition 2012 du Festival des 3 Continents (Nantes), à l’occasion de la présentation en compétition de Théâtre 1 / Théâtre 2. Propos recueillis et traduits de l’anglais par Akatomy.
Remerciements à l’équipe des 3 Continents, ainsi qu’à Kizushii pour les superbes photos de Kazuhiro Soda.
[2] En français dans le texte.



