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Japon

Kichiku

aka Kichiku dai Enkai - Large Banquet of the Brutes | Japon | 1997 | Un film de Kazuyoshi Kumakiri | Avec Sumiko Mikami, Shunsuke Sawada, Shigeru Bokuda, Kentaro Ogiso, Tomohiro Zaizen

Difficile de dater précisement l’action du premier long-métrage de Kazuyoshi Kumakiri (Antenna) ; tout au plus pouvons nous préciser une zone, se situant dans la seconde moitié des années soixante ou au début des années soixante-dix, grâce à la présence d’images d’archives montrant de jeunes adultes manifestant avec sur leurs têtes des casques de chantier. En 1960 en effet, le syndicat national des associations d’étudiants - le Zengakuren -, d’origine communiste, explose, et se scinde en trois factions extrémistes à tendance gauchiste. Tout au long de la décennie qui s’en suit, la violence étudiante escalade, d’émeutes en affrontements avec les forces de l’ordre et même le corps enseignant, aussi bien autour de la remise en cause de la présence américaine qu’à cause du problème, plus profond, de la qualité de vie de cette jeunesse soumise à la compétition inhumaine du système universitaire nippon, toujours plus rude. La particularité des étudiants militants étant, donc, le port du casque de chantier au cours de leurs manifestations et autres aggressions, à coups de pieux carrés et cocktails Molotov [1].

C’est donc dans un tel contexte que semble se dérouler le sobrement titré Kichiku - littéralement « Brutes ». Le leader d’un groupe étudiant extrémiste, Aizawa, est emprisonné. A quelques semaines de sa libération, il dirige un ami taulard - Fujiyama - vers son groupe sans tête, répondant par intérim aux ordres de Masami, petite amie d’Aizawa et nymphomane patentée. Cependant en l’absence de son maître à penser, le groupe se disperse autour de personnalités antagonistes autant qu’à cause des manœuvres sexuelles de Masami. Yamane est le premier à faire les frais de cette discorde naissante ; manipulé par la jeune femme, il quitte le groupe dont il ne reconnaît plus les orientations. Arrive alors Fujiyama. Silencieux et observateur, le jeune homme se fond dans le groupe sans jamais y intervenir, guettant une opportunité de souiller la lame de son sabre.

Puis, pour une raison inconnue, Aizawa s’inflige le seppuku à l’aide d’une lame de rasoir, à quelques jours de sa libération. Yamane profite de cette marque de faiblesse pour tenter de ralier à sa cause l’un de ses anciens amis, fidèle au défunt, vers un autre groupuscule communiste ; pour le convaincre il va même jusqu’à dénoncer Masami et les siens à la police. Malheureusement cette démarche tourne en sa défaveur : Masami se targue d’être devenue copkiller par sa faute, et l’entraîne en forêt pour l’éliminer. Une mort qui sera le début d’un processus terrifiant d’autodestruction, l’idéologie extrémiste étant mise à mal par l’absence d’un leader charismatique, à même de canaliser une violence dirigée tout autant vers l’extérieur que vers l’intérieur...

Kichiku fait partie de ces films inclassables, dont l’extrême violence condamne leur propos à rester éternellement distant : le gore favorise-t-il l’impact d’un discours implicitement politique, ou alors lui est-il parfaitement nuisible ? Car il est vrai qu’en dehors d’une ultime symbolique - quelques coups de sabre dans un drapeau japonais souillé de sang -, rattrapage qui n’est pas sans rappeler la condamnation in extremis faite par Araki de la société américaine dans l’excellent Doom Generation, Kichiku maintient son contexte politique en sous-couche, pour le mois effacé par rapport au contenu graphique.

Pourtant Kichiku démarre calmement, avec une certaine habileté narrative, surtout si on considère qu’il s’agit du premier film d’un étudiant d’à peine 23 ans. Le prégénérique qui présente Aizawa et Fujiyama, les quelques scènes qui suivent qui nous amènent à rencontrer, avec une certaine économie de mots et de moyens, le petit groupe d’ « amis » qui va mener l’histoire vers son épouvantable dénouement... Kichiku s’affirme d’emblée comme une œuvre maîtrisée, qu’on la cautionne ou pas. Il y a bien des problèmes de raccord son qui marquent un certain amateurisme, mais la connaissance cinématographique est bien là.

Cette connaissance d’ailleurs, est le facteur qui amène le spectateur - pour peu qu’il soit adepte d’un cinéma extrême - à considérer Kichiku dans son ensemble, plutôt qu’à l’abandonner à son étalage primaire. Sans piper mot, Kumakiri construit, à partir du meurtre hallucinant de Yamane, la tête explosée au fusil à pompe, une mécanique incontrôlée de folie meurtrière, qui s’apparente à une espèce de suicide, collectif et inconscient, la constatation tardive et inéxorablement proactive d’une deliquescence.

En l’absence de charisme pour justifier la filiation idéologique, celle-ci se retrouve rattachée à la peur : la peur de Masami, tarée devant l’éternel, qui, une fois condamnée - légalement et moralement - se laisse glisser toujours plus loin dans l’abonimation, et contamine peu à peu ses camarades et notamment son amant du moment, qui finira par l’éventrer de l’intérieur, avec un fusil, celui-là même qui a tout démarré. Mais autour de ce couple dément, le plus intéressant reste évidemment les excès des quelques « figures « normales » du groupe, terrorisées et dépossédées prématurément d’un leader qu’ils n’ont, pour la plupart, même pas connus.

Au milieu de tout ça, traîne de plus la figure passionnante de Fujiyama. Silencieux et déterminé, il apparaît comme le vestige de la volonté d’un leader repenti, perdu dans son interprétation d’une idéologie. Il est l’homme par qui, d’une certaine façon, la violence arrive - l’élément perturbateur qui remet en cause l’intégrité du groupe - autant que celui par lequel elle sera stoppée. Comme si, dans un mélange d’affront et de respect envers sa nation, Fujiyama souhaitait bloquer la propagation de cette furie assassine, autant qu’affirmer l’inutilité des actes du groupe - et par la même condamner le Japon à souffrir de ses choix, inéxorablement.

Bien qu’extrèmement gratuit dans son approche ultra-graphique de l’acte meurtrier - ou peut-être grâce à elle, d’ailleurs - Kichiku est un premier film fascinant, désespéré et froid, car il porte toutes les marques d’une réelle maîtrise cinématographique, dont on devine la force latente. Reste que, en l’état, Kichiku est un film vraiment hardcore, à réserver à un public aussi averti qu’à même de lire entre les lignes de ce détestable banquet de brutes.

Kichiku est notamment disponible en DVD chez Japan Shock. La copie 4:3 est loin d’être belle et les sous-titres ne sont absolument pas synchro, mais l’édition a au moins le mérite d’exister. D’autant qu’elle est accompagnée d’un making-of (lui aussi sous-titré), relatant l’évolution de ce tournage qui s’est prolongé de façon démesurée.

Le film est par ailleurs disponible chez Artsmagic.

[1Edwin O. Reischauer - Histoire du Japon et des Japonais (Points/Editions du Seuil).

- Article paru le vendredi 24 juin 2005

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