Koji Wakamatsu
La venue de Koji Wakamatsu à Saint-Denis est en soi un événement, compte tenu des trop rares occasions offertes de pouvoir visionner ses oeuvres. Sa dernière venue en France remonte à 1998, lors de l’ Étrange Festival, qui consacrait déjà 35 ans de carrière du maître. Une rencontre qui nous donne l’occasion de revenir sur quelques aspects méconnus de la vie du cinéaste : son enfance et son adolescence, ses premiers pas de cinéaste, son séjour en Palestine, et quelques rencontres déterminantes.
Vous êtes né en 1936, avez-vous des souvenirs particuliers de l’après-guerre ? Quelle type d’enfance avez-vous vécue ?
"souvenirs d’enfance"
Je suis né 1er avril 1936 dans le département de Miyagi (nord de Tokyo). J’ai des souvenirs précis d’une petite vingtaine de maisons dans un village d’où l’on apercevait les montagnes. Mon père était cultivateur, éleveur de chevaux et vétérinaire par intermittence. Mais je ne crois pas qu’il ait jamais eu les qualifications requises pour exercer. Il s’occupait des chevaux, alors que ma mère, mes frères et moi-même travaillions dans les champs. Tous les enfants travaillaient, on se levait à 3h00 du matin tous les jours et on ramassait du foin pour nourrir les chevaux, on revenait vers 5h30 à la maison, et seulement après j’allais à l’école.
A l’époque, les paysans devaient céder une très grande partie de leur production à l’Etat. Dans le casse-croûte pour l’école, j’emmenais du blé faute de riz, et parfois j’avais juste des patates douces. La guerre a pris fin lorsque j’étais en primaire. Je m’en souviens parfaitement, à travers les tatamis qu’on avait élevés pour se barricader et se protéger, je voyais les chars de l’armée américaine se diriger vers la gare. Le jour de la capitulation, je nageais dans la rivière le matin, et en rentrant à la maison j’ai trouvé tout le monde en pleurs, autour du poste de radio, écoutant le discours de l’Empereur. Pour moi, enfant, l’annonce de la fin de la guerre fut un soulagement. Jusqu’à la fin de la guerre je n’avais jamais vu de films.
J’avais des relations très conflictuelles avec mon père, à qui il arrivait de me battre très violemment. A l’école j’étais très turbulent et bagarreur. Puis au collège, j’ai commencé à jouer au base-ball et y passer tout mon temps, en négligeant mes études. A la fin du collège, mon professeur est venu à la maison pour demander à mes parents si je voulais aller au lycée. Comme j’avais plusieurs frères et que je n’étais pas très motivé, j’ai refusé ; mais mon père voulait que je continue. Alors mes parents m’ont confié à mon professeur, et je suis parti vivre chez lui pour étudier. A l’époque très peu d’élèves parvenaient jusqu’au lycée. Après 6 heures de cours au collège, je prenait des cours préparatoires, et le soir en rentrant chez lui j’étudiais de nouveau. J’étais assez doué pour les études, surtout en mathématiques, ce qui m’a permis de réussir le concours d’entrée au lycée agricole.
"rébellion"
J’ai été arrêté par la police pour avoir volé des fruits à l’initiative de mes camarades. Un jour que je fumais dans un temple, un inconnu me tape sur l’épaule et je lui réponds « ferme-là connard »... c’était mon professeur ! Une autre fois j’ai roué de coups un élève plus âgé du club de judo qui me prenait pour sa tête de turc, pour me venger. Il est devenu responsable de la police depuis. A cause de tous ces incidents, j’ai été renvoyé du lycée, et n’y suis resté qu’une année.
A l’époque je ne m’intéressais pas beaucoup aux femmes, mais curieusement les femmes plus âgées semblaient bien m’aimer. La première fois que j’ai fait l’amour c’était derrière l’écran d’une salle de cinéma qui projetait une version de Kurama Tengu [1].
Un mois après mon expulsion du lycée, je suis parti à Tokyo avec mes amis voyous de l’époque, grâce à de l’argent que j’avais dérobé à ma mère. Le premier jour j’ai passé la nuit dans le parc d’Hibiya (au nord de Ginza). Au cours de la nuit, un homme d’âge mûr m’a offert un repas et paraissait très gentil avec moi, mais c’était en fait un homosexuel. Il m’a emmené dans les toilettes, où j’ai failli être violé. Peu après je me suis rendu dans une maison de pâtisserie pour rendre visite à un camarade du collège qui y travaillait et j’ai commencé à y travailler régulièrement. J’ai passé une année comme apprenti pâtissier mais j’ai encore dû arrêter à cause d’une querelle avec un des responsables.
"yakusa"
C’est à cette période que j’ai commencé à fréquenter les salles obscures. Un jour je suis tombé sur une petite annonce proposant un travail de livreur de journaux à Sanya [2] que j’ai rapidement quitté à cause d’une nouvelle dispute avec le patron. Je suis ensuite devenu ouvrier dans les chantiers de construction, ceci grâce à ma bonne constitution physique. J’ai ensuite repris la pâtisserie pour le compte d’une autre enseigne, à côté de Yoshiwara [3], où je fréquentais les bordels.
Après une courte expérience dans une nouvelle enseigne du quartier de Minami-senju [4], j’ai commencé à travailler dans un bar de Ginza, mais comme je buvais beaucoup et n’arrêtais pas de me bagarrer, j’ai donc fini par exercer le seul métier qui me restait encore accessible : celui de yakusa.
"de la prison à la télévision"
A l’époque je me suis battu avec un yakusa du clan adverse qui, pendant la bagarre a oublié sa montre. La police m’a arrêté en prétextant que je l’avais volée et j’ai été incarcéré. C’est à cette occasion que j’ai découvert le milieu carcéral, ce qui a développé en moi une haine féroce pour l’institution, et la police en général. Au cours de mon séjour en prison, j’ai réfléchi au sens de ma vie et à la manière dont je pouvais m’en sortir, car j’avais été profondément humilié par mes conditions de détention.
A ma sortie de prison j’ai donc décidé de quitter le milieu, et vivre sérieusement. Je voulais me venger des policiers, mais sous une autre forme. Au début j’ai pensé écrire un roman basé sur mon expérience, mais je me suis rendu compte que je n’étais pas assez doué pour écrire. J’ai donc pensé gagner de l’argent, afin de produire des films, mais jamais je n’avais envisagé de devenir réalisateur à l’époque.
Je suis sorti de prison grâce aux démarches entreprises par ma famille. A l’époque où je travaillais avec les yakusa, je m’occupais de la régulation de la circulation dans le quartier de Shinjuku [5]. Lorsqu’un tournage avait lieu dans le quartier, on devait demander l’autorisation des yakusa qui contrôlaient le quartier et, moyennant une compensation, ceux-ci surveillaient le tournage et s’occupaient de son bon déroulement. C’est à cette occasion que j’ai rencontré un producteur de la télévision et que je lui demandé de me prendre comme apprenti. Il a accepté, et j’ai commencé à travailler comme régisseur.
"premiers pas devant la caméra"
Avant de devenir réalisateur, je suis devenu assistant réalisateur sur Yaguruma kennosuke de Ôi. Pendant cette collaboration j’était persuadé que je n’étais pas fait pour le métier de réalisateur, donc je me suis consacré au métier d’assistant réalisateur. N’ayant eu aucune base théorique, c’est donc sur le tas que j’ai appris le métier, à force de persévérance. Le réalisateur qui me regardait travailler, me préférait aux autres assistants qui eux ne faisaient que discuter. Je pense que j’étais l’un des meilleurs assistants réalisateurs à l’époque.
En travaillant avec la télévision j’ai compris les contraintes liées aux sponsoring et à la publicité, ce qui m’a profondément frustré. Je me souviens d’un jour où le président de Nihon télévision a débarqué la veille d’un tournage et a demandé à ce que l’on change le scénario et tout le casting. J’étais tellement furieux que je l’ai menacé avec une chaise et suis parti sur le champ. Peu après, Mita, un agent d’acteurs, m’a téléphoné et m’a proposé de réaliser un film. Il me laissait carte blanche à condition que je filme des femmes nues de dos, ainsi que des scènes d’amour. A l’époque l’appellation pinku-eiga n’existait pas encore. La censure exercée par l’EIRIN (comité de censure du cinéma japonais) était très sévère, à tel point qu’on ne pouvait montrer ni les poils pubiens, ni les tétons des femmes ; ce qui nous obligeait à filmer les actrices nues de dos. Je lui ai donc demandé si c’était bien la peine, mais il a insisté ; et c’est ainsi que j’ai fini par tourner Amai Wana (1963), mon premier long-métrage.
Bien que j’ai obéi aux instructions de Mita en ce qui concerne les scènes de nus, mon scénario ne parlait que de contestation du pouvoir en place. Je pense que c’est la colère que j’avais ressentie lors de mon séjour en prison qui fut le moteur et l’inspiration de mon cinéma. Les étudiants qui combattaient dans les années 60/70 contre l’AMPO (traité de sécurité nippo-américain) partageaient mes idées. En exagérant un peu, je dirais qu’ils venaient tous voir mes films, et que les salles étaient toujours combles. Plusieurs universités m’invitaient pour donner des conférences. C’est à ce moment là que j’ai compris que j’étais différent des autres réalisateurs. En fait ce n’est pas moi qui ai inspiré les étudiants, ce sont eux qui m’ont éduqués, et servis de modèle pour réaliser mes films.
Quel a été votre premier succès ?
C’est avec Le sang est plus rouge que le soleil (Chi wa taiyo yori akai, 1966). En fait c’est grâce à Shuji Terayama qui avait écrit une critique élogieuse de mon film.
"rencontre avec Masao Adachi"
Au Shinjuku Bunka [6] un jour j’ai vu une énorme file d’attente. On ma dit que c’était pour la projection du film Sain (1964) [7] qu’avait réalisé Masao Adachi alors qu’il était étudiant à l’université du japon (Nichidai). Il souhaitait paraît-il, devenir mon assistant. J’avais 29 ans et Adachi 26, et je suis allé voir ce film auquel je n’ai rien compris, mais que j’ai pourtant trouvé intéressant. J’ai pensé que ce réalisateur avait des qualités que je n’avais pas. Je lui ai donc demandé d’être mon assistant sur Le sang est plus rouge que le soleil. C’était en mars 1966, quatre mois avant de tourner Quand l’Embyon part braconner (Taiji ga mitsuryosuru toki, 1966).
En fait je dois dire qu’il était un très mauvais assistant. Un jour que nous devions tourner une scène dans laquelle un personnage tenait un sabre, il avait oublié le sabre et l’avait remplacé par un bâton en bois. J’étais tellement furieux que je l’ai renvoyé en lui disant de ne plus jamais revenir. Quelques jours plus tard il est revenu me voir avec une bouteille de saké ; à partir de ce moment là j’ai commencé à l’apprécier et je lui ai confié le poste de scénariste. Il était très efficace dans l’écriture de scénarii. Il n’a mis qu’un ou deux jours à écrire celui de Liaisons sexuelles déchirées (Hikisakareta joji, 1966).
Un de vos films les plus sadiens, ainsi qu’un des plus beaux, est Quand l’embyon part braconner. Quel en est la genèse ?
Masao Adachi est venu me proposer un scénario auquel je n’ai rien compris. Une histoire dans laquelle des murs explosaient et des poulets se mettaient à voler. Je trouvais l’idée extraordinaire mais je lui ai expliqué que je ne pouvais pas casser les murs de ma chambre dans laquelle devait avoir lieu le tournage. Alors je lui ai demandé de modifier le scénario. Il l’a donc réécrit et nous avons tourné quatre ou cinq jours plus tard.
Je crois qu’il prépare un film, non ?
Oui, en fait il vient de terminer le tournage de son dernier film, sur l’histoire de Otoya Yamaguchi, le jeune homme de 17 ans qui en 1960, poignarda en direct devant la télévision, le leader du parti socialiste japonais, Inejiro Asanuma. Il n’a pas beaucoup d’argent alors il a utilisé un caméraman de ma société de production et il cherche des financements pour la post-production.
"sur Masao Matsuda" [8]
C’est dans un bar de Shinjuku que j’ai rencontré Masao Matsuda. On me l’a présenté comme faisant partie d’un groupe anarchiste. Nous sommes devenus très amis et je crois que c’est beaucoup plus tard qu’il a commencé à écrire des articles sur le cinéma. C’est lui qui nous a appris la politique à Adachi et à moi, et il est en partie responsable de notre engagement et notre départ pour la Palestine.
"sur Atsushi Yamatoya" [9]
A cause du stress accumulé pendant son travail à la Nikkatsu, Yamatoya a décidé de prendre une année sabbatique et de partir à Bornéo pour tourner un documentaire. Un jour il m’a appelé pour me demander de lui envoyer de l’argent pour payer son billet de retour. Quand il est rentré je lui ai alors demandé de devenir réalisateur pour ma société, ce qui m’a permis de produire son premier film et grâce à cela de récupérer ce qu’il me devait. Mais je lui ai aussi demandé de quitter la Nikkatsu car je ne voulait pas qu’il travaille pour deux employeurs différents. C’est à ce moment là qu’il a réalisé La saison de la trahison (Uragiri no kisetsu, 1966). Quand j’ai vu son film, je suis tombé par terre et j’ai trouvé ça extraordinaire. Pour la première fois il a brisé la grammaire cinématographique sans ce soucier des raccords. Son film était vraiment différent de ce que je pouvais faire. Il ne changeait pas de position de caméra entre deux scènes différentes. Cette approche non conventionnelle était vraiment unique. La scène finale avec les parapluies m’a éblouie.
Ce film qui a acquis un bon succès critique, m’a en fait incité à faire d’autres films. C’était au mois d’avril pendant la saison des pluies, et je ne pouvais donc pas filmer en extérieurs. J’ai donc suggéré que l’on tourne dans mon appartement avec un ou deux personnages. C’est à ce moment là que j’ai appelé Adachi et que nous avons réalisé Quand l’Embryon part braconner.
"sur Juro Kara [10]et Les anges violés"
Les Anges Violées (Okasareta hakui, 1967) a été tourné en trois jours car c’est une histoire qui se déroule environ sur trois jours. J’ai appelé Juro Kara, l’acteur principal du film, en lui disant que je l’inviterais à manger des homards, ce qui fût son seul salaire. Je n’ai pas cherché à faire un film commercial. A l’époque il y a eu un meurtre d’infirmières à Chicago, c’est ce fait divers qui m’a inspiré le scénario du film. Le procédé de "part-color" était à la mode à l’époque aussi bien dans le cinéma pinku, que commercial. Dans le cinéma pinku, le part-color servait notamment pour les scènes érotiques, mais moi je l’ai utilisé autrement.
Pouvez-vous nous parler de Michiyo Akiyama [11] et Kazuo Komizu [12] deux étudiants acteurs et collaborateurs importants de vos années fastes (69-70) ?
Akiyama était surnommé « le fantôme » (Obake) il était très lunatique et semblait toujours ailleurs. J’aime beaucoup ce type de personnage. Il était très doué artistiquement, bon en graphisme et aussi musicien. Il signait aussi la musique de mes films, sous le pseudonyme Meykiu Sekai. Il a été mon assistant réalisateur à cette époque, aux côtés de Kazuo Komizu, qui lui aussi participait à l’écriture de scénarios, et qui me l’avait présenté. En fait Akiyama traînait à l’université et ne voulait pas spécialement faire du cinéma. Quant à Komizu, c’est lui qui m’a inspiré le personnage de La saison de la terreur (Teroru no kisetsu, 1969), à l’époque il vivait avec deux femmes et il leur faisait l’amour de façon égale et tous les trois vivaient en parfait accord. Dans le film j’ai simplement rajouté l’épisode avec l’étudiant activiste et la scène finale dans laquelle le héros se fait exploser dans l’aéroport de Haneda.
La vierge violente (Shojo geba-geba, 1969) est un film dans lequel vous utilisez l’espace de façon remarquable. Comment vous est venue l’idée de faire du désert un huis-clos théâtral d’une telle cruauté ?
"La vierge violente"
A l’époque Yamatoya avait une tendance autiste, alors je lui ai suggéré d’écrire un scénario dans lequel le désert serait une pièce fermée comme un huis-clos. Je lui ai proposé de s’enfermer dans une auberge pour écrire le scénario. Trois jours plus tard il est revenu en disant qu’il avait écrit un scénario extraordinaire. C’était La vierge violente, l’histoire d’un jeune homme qui erre dans le désert et revient toujours au même point. Il n’y avait qu’une tente et une croix en bois comme seuls éléments de décor. A l’époque je produisait le film de Masao Adachi Guérilla des étudiantes (Jogakusei gerira, 1969) tourné dans la région de Gotemba près du Mont Fuji, à côté des camps d’entraînement des forces d’autodéfense japonaises. Après ce tournage, nous sommes restés avec l’équipe quelques jours dans la région pour tourner La vierge violente.
Dans l’ouverture de Sex Jack (1970) il y a des images documentaires de manifestations étudiantes qui dégénèrent, comment avez-vous pu tourner de telles images ?
"Sex Jack"
Le tournage de Sex Jack a commencé le 15 juin 1970. C’était la période des manifestation contre le renouvellement de l’AMPO (traité de sécurité nippo-américain). C’était juste après le détournement d’avion par l’Armée Rouge [13]. A l’époque on se demandait comment la société allait évoluer, on avait tous un immense espoir de changement. On m’avait prévenu qu’une grande manifestation d’étudiants allait avoir lieu au parc de Yoyogi, j’avais donc préparé ma caméra. Je suis sorti dans la rue pour filmer la manifestation et tout à coup les Kidotai (CRS japonais) sont arrivés et des étudiants ont jetés des cocktails Molotov sur le poste de police d’Aoyama.
Dans quelles circonstances s’est effectué votre départ en Palestine ?
"départ pour la Palestine"
En 1970 j’ai tourné Technique de l’amour - Kama-Sutra (Ai no technique : Kama Sutra) qui a fait un carton au box-office et qui m’a fait gagné beaucoup d’argent. J’ai alors proposé à Adachi d’investir cet argent dans quelque chose de différent. Adachi m’a dit d’aller au sous-sol, mais je lui ai répondu que je ne voulais plus faire de films underground (rires). Adachi répond, "non je ne parle pas de films underground, on va repartir à zéro. On va en Palestine". Et je lui dit "C’est quoi la Palestine ?". Il me répond : "Tu connais la fille aux cheveux longs qui fait de la récolte de fonds au bar Capricorn à Shinjuku ? Elle s’appelle Fusako Shigenobu [14]. C’est une étudiante de Meidai (université de Meiji), maintenant elle vit dans un pays arabe". Adachi m’a dit qu’on pouvait tourner avec elle. A l’époque on ne parlait que de la guerre du Vietnam. Les regards étaient tous tournés vers ce conflit et je me suis dit que si je filmais les activités de la guérilla Palestinienne, je pourrais proposer un nouveau sujet susceptible d’intéresser la télévision japonaise. Jamais je n’aurais imaginé que cela m’aurait causé tellement d’emmerdements.
A cette époque Godard était parti en Palestine pour filmer Jusqu’à la victoire (1970) [15]...
Oui et Adachi le savait et il s’en est servi pour me provoquer en disant "tu sais même Godard n’a pas réussi" ; alors je me suis dit que je devais y arriver et cela m’a motivé à partir.
Par un heureux hasard, le festival de Cannes a invité Sex Jack et Les anges violés à la Quinzaine des réalisateurs. Oshima aussi était invité. J’ai dit à Adachi que cela tombait bien et qu’on partirait après. Je l’ai donc emmené avec moi à Cannes. Après le festival Adachi et moi avons pris un train pour Paris, et nous nous sommes envolés pour Beyrouth. Depuis le ciel, le paysage de Beyrouth était magnifique, il n’y avait pas encore eu la guerre, et il faisait très beau en mai.
"à la rencontre de Fusako"
Fusako Shigenobu était allée à Beyrouth au mois de février et avait fondé l’Arab Sekigun [16] (l’Armée Rouge Arabe), mais nous ne savions pas où la trouver. En arrivant à Beyrouth nous sommes donc allés à l’ambassade du Japon pour demander ses coordonnées, en disant qu’on la cherchait pour un travail d’interprétariat. L’ambassade nous les a données, mais nous a demandé de payer le salaire de son travail, et de nous engager par écrit à la ramener à Beyrouth. On a signé. A l’époque elle avait déjà attiré l’attention car son Armée rouge arabe était déjà liée au FPLP. Nous l’avons rapidement rencontrée et nous lui avons demandé d’organiser une interview avec Leïla Khaled [17].
"tournage de Armée Rouge Déclaration de guerre mondiale, F.P.L.P."
On a aussi interviewé le président du FPLP Georges Habache et nous avons filmé les camps de réfugiés palestiniens. Du Liban nous sommes partis à Damas en Syrie et nous sommes entrés dans la vallée du Golan où plusieurs groupes de guérillas Palestiniens vivaient. On est resté une dizaine de jours avec eux. Chaque soirs vers dix heures, certains membres allaient faire le guet pour surveiller les mouvements de l’armée israélienne. Je voulais absolument les filmer. On était vraiment au front. Certains revenaient blessés, alors que d’autres mourraient sur place. Tous les soldats portaient des pendentifs avec leurs photos à l’intérieur. C’était pour qu’on les reconnaisse et qu’on les enterre dans leur terre natale s’ils étaient tués. Le danger était bien réel et j’avais peur.
Un des palestiniens nous a dit qu’il pouvait emmener une seule personne. Soit Adachi ou moi. Adachi m’a dit "il n’y a que toi qui peut ramener le film et organiser sa projection au Japon. Je n’ai pas le temps de m’occuper de la distribution du film alors, rentre au Japon et laisse moi partir au front". Et Adachi et les palestiniens ont disparu dans le désert, sous la lumière de la lune. Ce soir là je n’ai pas pu fermer l’oeil tellement j’étais inquiet. Le lendemain au levé du jour très loin à l’horizon dans le désert, j’ai aperçu les ombres de quelques personnes. J’ai commencé à courir vers eux. Quand j’ai retrouvé Adachi sain et sauf, j’ai su qu’on était inséparable et j’ai compris le vrai sens de l’amitié. C’est là que ma façon de penser a changé. Au début, ce voyage avait un but commercial, mais au final je me suis dit qu’il fallait à tout prix ramener le film pour montrer la vérité de ce combat au Japon.
"vers Jarash"
Ensuite, notre parcours nous a menés, avec Adachi et Shigenobu, dans les montagnes de Jarash (à 30 km d’Aman, le long de la frontière Jordanienne et Israélienne). On a du passer plusieurs postes de contrôle pour y parvenir. En Jordanie la guerre civile avait déjà commencé et on nous a déconseillé de nous y rendre. On a du faire appel à un responsable en prétendant qu’on faisait un film touristique sur les monuments archéologiques du pays, ce qui leur a beaucoup plu. Ils nous ont donné l’autorisation en disant qu’une voiture du gouvernement serait à notre disposition dès le lendemain, mais en fait ça ne nous arrangeait pas du tout, car nous allions à la rencontre des membres de la guérilla.
Nous sommes donc partis de l’hôtel avant l’arrivée de ce véhicule et avons pris un taxi. Tous les kilomètres il y avait un poste de contrôle de l’armée ! On nous a contrôlé cinq à six fois ! Au bout d’un moment, le chauffeur a pris peur et a refusé d’avancer, nous laissant continuer à pied. On marchait avec toutes nos valises, quand tout à coup un soldat est apparu en nous menaçant avec un fusil. En regardant bien on a vu qu’il était membre de la guérilla. Son groupe est apparu, et Shigenobu a tenté de calmer la situation. Elle a sorti un papier de sa culotte. Il s’agissait d’une lettre de recommandation du FPLP. Les soldats ont alors changé d’attitude et nous ont accompagnés à leur camp en jeep. On est arrivé en fin d’après midi et nous avons fait connaissance avec Abu Ali Mustapha [18].
"en treillis"
Nous lui avons expliqué qu’on voulait montrer son combat au Japon et que cela serait le premier film réalisé sur ce sujet. Il nous a ensuite posé la question suivante : "Si vous vous trouvez face à l’ennemi, vous prenez un fusil ou une caméra ?" Nous avons répondu le fusil. Il a donné son accord mais nous a demandé de nous changer en tenue de combat. J’ai alors pensé "il est trop tard".
A partir de ce jour on nous a fait nous entraîner avec les membres de la guérilla. On se demandait tous les jours quand nous allions pouvoir filmer. Ce qui m’a étonné c’est que j’étais plutôt doué pour le maniement des armes. Le soir j’enseignais le judo au commando, et Adachi le karaté. Mais au fond de moi, je ne pensais qu’à filmer, et rentrer dès que possible après le tournage. Mais curieusement, Shigenobu et Adachi, eux, s’épanouissaient. Deux semaines plus tard le chef nous a ordonné de filmer tout en une seule journée, et de quitter les montagnes avant la fin de la journée.
"compagnons d’armes morts au front"
Le soir le chef a organisé une soirée d’adieu et on a fait un vrai festin. Les commandos pleuraient et nous embrassaient. Un des responsables nous a ensuite guidé vers la Syrie et nous avons dormi une nuit à Damas. Le lendemain on est partis à Beyrouth, et je disait à Adachi qu’on avait bien fait. Shigenobu est arrivée avec le journal en montrant une photo des camarades qu’on venait de quitter. Sur la photo ils étaient tous pendus ! En fait ce jour là les armées du gouvernement Jordanien et Israélien ont attaqué ensemble les membres de la guérilla des montagnes. Ce fut un véritable choc de voir nos camarades morts. Nous avons pleuré, et avons compris pourquoi le chef nous avait demandé de quitter la région. Peut-être voulait-il préserver le film afin de faire en sorte qu’il soit vu au Japon. Ils étaient tous morts, et nous étions vivants grâce à eux. On a pris conscience qu’une sorte de mission nous était attribuée afin de faire connaître l’existence de ce combat au Japon.
"retour au pays"
Adachi a souhaité continuer à filmer au Liban et moi je suis rentré au Japon. Plus tard il m’a rejoint et nous avons commencé le montage du film. C’est à ce moment là que plusieurs factions des activistes étudiants ont commencé à fréquenter notre maison de production, motivés par la nécessité de projeter le film de manière indépendante dans tout le Japon. Pendant qu’Adachi s’occupait du montage, moi je me suis chargé de trouver des financements pour acheter un bus qui nous a permis de tourner dans tout le pays et de projeter le film au public, notamment sur les campus des universités. Pendant la journée ces étudiants distribuaient des tracts dans la rue, et le soir ils dormaient chez nous. C’est aussi pour cela que la police à commencé à nous soupçonner, car parmi ces étudiants il y avait des membres de la Faction Armée rouge (Sekigun-ha) liés à l’affaire du détournement d’avion Yodogo.
"le bus rouge"
La première projection était prévue au Shinjuku bunka, mais elle a été interdite au dernier moment à cause de la pression de la police. Les étudiants chargés de la production ont alors vigoureusement protesté et ont occupé la salle. Kuzui Kinshiro le directeur, a tenté de les calmer. En même temps je cherchais une autre salle, et grâce à mes bonnes relations avec son gérant, j’ai pu avoir le Keiô Meigaza, qui a accepté de projeter le film le soir même. On a donc du organiser le transfert du public. La projection s’est finalement déroulée normalement. A partir de ce soir là, nous avons commencé la tournée de projection dans tout le pays qui a duré 6 mois. On a peint le bus en rouge, et nous y avons écrit le titre du film en grosses lettres. J’ai donné des fonds pour la tournée et une quinzaine de personnes sont parties parmi lesquelles : Haruhiko Arai [19], Masao Adachi et des étudiants. Il y avait aussi Kozo Okamoto [20] qui s’est occupé de la projection dans l’île de Kyushu, et Haruo Wako [21] s’est occupé de sa distribution. Je leur ai dit de se débrouiller pour vivre avec l’argent récolté grâce aux projections, et de me rendre le reste ; mais je n’ai rien récupéré.
"luttes internes"
Après le montage j’ai adressé une copie au FPLP. Selon Adachi dans les années 70, le FPLP utilisait ce film pour le projeter durant des séminaires organisés dans les camps de réfugiés. Puis le bus rouge a disparu. Il y avait des conflits internes dans le groupe, à l’image de ce qui se passait au sein des factions étudiantes, et Haruhiko Arai a dit que le bus rouge et le film n’appartenaient pas à Wakamatsu productions, mais au peuple, et il a viré Adachi du bus.
Le bus a donc été réquisitionné par Arai. En apprenant cela j’ai dit que c’était inadmissible et que je voulais le tuer. Adachi m’a raisonné en disant qu’il allait lui parler. Je lui ai conseillé de jeter de l’essence sur le bus pour le brûler, avec les copies du film. Adachi est revenu sans avoir trouvé le bus. J’étais furieux après lui et je l’ai traité d’imbécile. Plus tard j’ai découvert qu’il avait rencontré Arai à Kyushu et qu’ils s’étaient réconciliés. Mais on a jamais retrouvé le bus, jusqu’au jour où la police m’a contacté pour me dire qu’un bus rouge avait été trouvé abandonné à Saitama (en banlieue nord de Tokyo). Ils avaient eu tellement honte de me dire qu’ils s’étaient réconciliés, qu’ils ont préféré abandonner le bus.
Il est symptomatique de notre époque, que ce soit un film de divertissement comme The Choice of Hercules (Totsunyu Seyo ! Asama Sanso Jiken, 2002) de Masato Harada qui fait la part belle à l’establishment, qui ait connu une surprenante popularité. Quel est votre sentiment sur l’exploitation médiatique faite de cette tragédie ?
"L’affaire du chalet d’Asama"
Quand j’ai vu le film de Masato Harada j’ai tout de suite pensé qu’il n’y avait que moi pour faire un film sur l’affaire Asama [22]. En fait je pense que ce sera mon dernier film, ceci pour l’honneur des jeunes combattants disparus et pour enfin révéler la vérité sur ces événements ! Kunio Bando [23], qui était le tireur d’élite durant la prise d’otage, a tout raconté à Masao Adachi quant il a été libéré. La vérité existe donc, mais la police refuse toujours de l’accepter.
A l’époque, l’Armée Rouge Unifiée (Rengo Sekigun) en voulant éliminer toute opposition, a fini par anéantir tous les autres mouvements, et en dernier lieu ils ont fini par se détruire de l’intérieur (uchigeba), ceci pour préserver leur pouvoir. 30 ans plus tard je pense que c’était une erreur. Cet événement tragique continue malheureusement à laisser des traces encore de nos jours, dans la mémoire collective du peuple. Les gens n’osent toujours pas manifester une réaction d’opposition franche à la politique dominante. Au Japon les gens n’osent pas se prononcer contre la guerre en Irak par exemple.
Cela doit être dans la nature des japonais de se renfermer et de se retourner vers l’intérieur (uchi). Je pense que le mouvement de l’Armée Rouge Unifiée n’était pas un mouvement authentique. Ils n’ont probablement jamais ressenti une réelle souffrance, telle que pouvait la vivre le peuple Palestinien. Depuis que le Japon a perdu la guerre, les japonais n’ont regardé que l’économie. Le communisme est arrivé au Japon avec beaucoup de publications qui n’ont été lues que par quelques intellectuels, qui ont alors pensé que le communisme était idéal. Mais ce sont des hommes qui n’ont jamais été battus dans leurs chairs ; et la raison pour laquelle le mouvement palestinien continue jusqu’à ce jour, c’est que les enfants dont les parents sont tués réclament vengeance : un cycle qui ne peut se résoudre, sans que les israéliens arrêtent de tuer les palestiniens, et restituent les territoires occupés en s’excusant.
Y-a-t-il des réalisateurs japonais que vous suivez aujourd’hui ?
"la relève"
Pour une émission de télévision j’ai réalisé plusieurs interviews de jeunes cinéastes, parmi lesquels, Yuji Nakae, Rokuro Mochizuki, Juro Kara, Junji Sakamoto, Jun Ichikawa... Je trouve qu’ils font des films de grande qualité, et sans trop de concessions. J’attends toujours avec impatience la sortie de leurs oeuvres.
Entretien réalisé à l’occasion de la venue du réalisateur pour la 6ème édition des Journées cinématographiques dionysiennes du 22 au 28 février au cinéma L’Ecran à St-Denis, qui présentait une rétrospective de 5 films du cinéaste. Un grand merci à Shoko Takahashi pour son assistance, Kizushii pour les photos, et mes remerciements à Boris Spire, Olivier Pierre, et Hirasawa Go pour leur concours.
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[1] récit mythologique mettant en scène la figure du Tengu (monstre imaginaire peuplant les montagnes de Kurama).
[2] quartier des travailleurs journaliers à Tokyo. L’appellation Sanya a été effacée des cartes officielles japonaises.
[3] ancien quartier des plaisirs de Tokyo.
[4] situé près de la rivière Arakawa et proche de Sanya, c’est là qu’à été tourné une grande partie de Sex Jack (1970).
[5] au cœur de Tokyo, quartier des affaires et des plaisirs nocturnes.
[6] cinéma phare de l’ATG (Art Theatre Guild), dirigé par le producteur Kinshiro Kuzui.
[7] terme désignant une malformation génétique de l’utérus chez la femme.
[8] critique de cinéma et principal idéologue de l’Armée Rouge Japonaise.
[9] né en 1936 et décédé d’un cancer en 1993, proche collaborateur de Seijun Suzuki, il est le scénariste de La vierge violente (Shojo geba-geba, 1969).
[10] figure emblématique de l’avant-garde japonaise, acteur, cinéaste et scénariste, il est un des fondateurs du théâtre post-moderne avec sa troupe Jôkyô Gekijô.
[11] acteur principal de Sex Jack (1970) et de Yuke yuke nidome no shojo (1969)
il est aux dire du réalisateur, le créateur du concept de boutiques MUJI, vendant des produit de qualité sans marques.
[12] il fera des débuts remarqué à la réalisation dans les années 80 sous le pseudonyme de Gaira, avec lequel il signe l’infâme trilogie des Guts of a Virgin, probablement l’un des premiers "pinku gore".
[13] également appelé groupe Yodogo, du nom de l’avion de la Japan Airlines détourné le 31 mars 1970 vers la Corée du Nord par neuf membres de l’Armée Rouge. Il s’agit du premier détournement d’avion effectué au Japon.
[14] surnommée la Reine rouge, leader de l’Armée Rouge Japonaise (Nihon sekigun) depuis 1972, elle fût arrêtée en novembre 2000 à Osaka. Elle vient d’être condamnée à 20 ans d’emprisonnement le 23 février dernier.
[15] film inachévé de Jean-Luc Godard qui faisait alors parti du groupe Dziga Vertov, ces images ont été réutilisées et remontées dans Ici et ailleurs (1976), film mettant en relation la Palestine de 1970 et la France de 1975.
[16] Nom de la branche dissidente de l’Armée Rouge Unifiée (Rengo Sekigun), qui prendra l’appellation d’Armée Rouge Japonaise (Nihon Sekigun), et dirigée par Fusako Shigenobu.
[17] membre du FPLP depuis 1964, cette figure emblématique de la révolution Palestinienne a participé à plusieurs détournements d’avions.
[18] numéro 2 et fondateur du FPLP avec George Habache, Abu Ali Mustafa a été assassiné par l’armée israélienne en août 2001.
[19] Scénariste de nombreux roman porno Nikkatsu, dont le célèbre La femme aux chevaux rouges (Akai kami no onna, 1979) de Tatsumi Kumashiro, il fît ses débuts chez Wakamatsu Productions sous le nom de plume collectif Deguchi De, co-signant avec Masao Adachi : Fleur Secrète (Hika, 1971) et Je suis mouillée (Watashi wa nureteiru, 1971). Il fût aussi co-scénariste et assistant réalisateur de Gushing Prayer (Funshutsu kigan : 15-sai no baishunfu, 1971). Il est par ailleurs l’éditeur de la revue Eiga Geijutsu.
[20] membre de l’Armée Rouge Japonaise et seul survivant des trois auteurs de l’attentat qui fit, le 30 mai 1972, 26 morts et une centaine de blessés dans le hall de l’aéroport de Lod-Tel-Aviv, il vit toujours au Liban où il est considéré comme un héros de la cause arabe.
[21] membre de l’Armée Rouge Japonaise il est notamment impliqué dans la prise d’otage de l’ambassade de France à La Haye en 1974, arrêté au Liban en 1997, puis est extradé vers le Japon en mars 2000. Lors de son procès en 2005 il sera condamné à la prison à vie.
[22] épisode tragique au cours duquel en février 1972 se déroule une prise d’otages retentissante, aboutissant à l’arrestation des derniers membres de l’Armée Rouge Unifiée (Rengo Sekigun) et à la découverte de 14 de leurs camarades exécutés dans d’atroces circonstances.
[23] tireur d’élite de "l’Affaire Asama", toujours recherché, c’est un des leaders de l’Armée Rouge Japonaise, condamné à perpétuité et libéré en 1975 à la faveur d’une prise d’otages organisée par l’ARJ.







