Kôji Wakamatsu
Eu égard aux enjeux historiques auxquels il s’attaque, United Red Army (2007) le dernier film de Kôji Wakamatsu est assurément l’un des plus importants produits au Japon depuis plus d’une décennie. Même s’il est encore prématuré d’en évaluer toute la portée, sa sortie prévue sur les écrans Français grâce à l’abnégation et à l’engagement du distributeur Blaq Out est un événement. La réception navrante offerte à Quand l’embryon part braconner (1966), frappé à tort d’une interdiction aux moins de 18 ans par une coterie de fascistes de la culture en octobre 2007, est encore dans tous les esprit ; aussi gageons que l’accueil qui sera réservé à United Red Army, dont la sortie en salles est prévue le 6 mai prochain, sera plus éclairé. D’autant que son réalisateur, le vénérable et toujours vaillant Kôji Wakamatsu, s’est de nouveau déplacé sur nos terres en porte voix de l’insubordination, dont l’engagement pour rétablir certaines vérités historiques reste indéfectible, face aux manipulations médiatiques qui ont achevé d’annihiler toute volonté contestatrice dans l’archipel.
A l’heure ou l’idéologie du capitalisme triomphant semble vaciller un peu plus chaque jour, le cinéma tente de réexaminer l’héritage historique des années de plomb ; que se soit en Allemagne avec le thriller à grand spectacle d’Uli Edel La Bande à Baader (2008), ou en Italie avec le récent documentaire polémique consacré au groupe armé des Brigades rouges de Il Sol dell’avvenire (Le Soleil de l’avenir, 2008) de Giovanni Pannone. Mais alors qu’en Italie et en Allemagne les branches extrémistes trépassent armes à la main dans une confrontation directe avec le pouvoir politique en place, c’est au cœur même du groupe que la branche maudite japonaise finira par s’autodétruire, minée par les luttes intestines. Si le cinéma japonais avait déjà par le passé évoqué « l’incident d’Asama Sanso » [1], jamais jusqu’alors il n’avait documenté ces événements de façon si ambitieuse, froide, objective et magistrale, comme s’il tentait ainsi d’en ressusciter l’élan révolutionnaire.
Malgré une promotion harassante qui, à soixante-treize ans passés, ne semble pas avoir entamé l’enthousiasme de son auteur, nous avons eu le plaisir de retrouver le cinéaste pour une brève entrevue afin d’évoquer ce dernier opus, juste avant son retour au Japon.
Sancho : Pouvez-vous nous dire dans quelles circonstances vous avez recueilli la vérité sur ce qui s’était réellement déroulé à l’intérieur du chalet lors de la prise d’otage ?
Kôji Wakamatsu : En ce qui concerne les séquences de la dernière partie du film qui se déroulent à l’intérieur du chalet d’Asama, il n’existait aucun document relatant ces événements. Au moment où j’avais décidé de réaliser le film, j’ai donc cherché à rencontrer Kunio Bando [2], le seul participant de la prise d’otage encore en liberté. C’était il y a huit ans environ. La première fois que l’on s’est rencontré, il ne voulait rien me dire. Ce n’est qu’au bout du troisième entretien qu’il a accepté de se confier à moi. Il l’a fait car à l’époque il s’apprêtait à partir en opération commando. Il se disait alors qu’il pourrait mourir à tout instant, et il a souhaité me confier la vérité sur ces événements. Et aussi parce que c’était moi bien sûr. Cela s’est passé dans la vallée de la Békaa (Palestine [3]). Bien entendu je ne pouvais rien divulguer en public. En dehors du groupe des cinq participants, seul Masao Adachi et moi-même étions au courant de ces faits.
Cette rencontre déterminante a-t-elle été l’impulsion pour réaliser ce film ?
Pas du tout, en réalité j’avais ce projet depuis longtemps, mais c’est vrai qu’à partir de cette rencontre j’ai commencé à faire beaucoup de recherches et à me documenter en vue de réaliser United Red Army. La structure du film en trois parties et sa forme documentaire a donc pris corps à partir de là. À l’époque, je préparais déjà deux autres films en même temps, donc j’ai demandé à deux collaborateurs [4] de travailler sur la documentation pour compiler ces recherches en vue de les utiliser dans la narration du film.
Dans sa forme, votre film appartient à la tradition du “jitsuroku eiga” (histoire véridique), mêlant documentaire et fiction. Faites vous une distinction entre documentaire et fiction ?
Pour moi d’une certaine façon tous les films sont fictionnels. Même si le deuxième titre du film est « La véritable histoire de l’armée rouge unifiée », dès l’instant où l’on produit des images il s’agit d’une fiction.
La plupart de vos acteurs n’ont pas vécu cette période et ignoraient tout de ces événements qui ne sont d’ailleurs pas enseignés en cours d’histoire au lycée. Avez-vous fait un travail de préparation particulier avec eux ?
Comme dans tous mes films je n’aime pas faire de répétitions, je trouve que c’est une perte de temps. Ce qui m’importe c’est la concentration lors du moment décisif du tournage. En général je demande aux acteurs d’arriver sans idées préconçues. De même je ne leur ai pas imposé de connaître l’histoire de cette époque ou de faire des recherches sur leurs personnages. Ils doivent arriver avec une certaine fraîcheur et une spontanéité sur le set. Pour vous donner un exemple concret de la façon dont je travaille ; je dirais par exemple que lors d’un plan où Go Jibiki, qui interprète Tsuneo Mori, doit dire un dialogue, tant que je ne dit pas “coupez” à la caméra, celui-ci doit continuer à répéter la scène. Cela permet de créer progressivement une tension. Et c’est lors du montage que je choisis la meilleure prise.
J’ai été particulièrement troublé par votre traitement du personnage de Hiroko Nagata [5]. On perçoit toute la dimension manipulatrice et trouble de cette femme. Et après avoir revu le film, je me demande jusqu’à quel point sa personnalité même n’est pas à l’origine de cette dérive meurtrière.
Hiroko Nagata a effectivement une très grande part de responsabilité dans l’échec du mouvement. En général, lorsque les leaders sont mauvais, cela conduit inévitablement à une situation d’échec. Ce n’est pas le propre du Japon ou des mouvements d’extrême gauche, mais c’est le cas dans toute forme d’organisation.
J’ai notamment repensé à l’Extase des anges (1972) que vous avez réalisé juste avant qu’adviennent ces événements. Vous décriviez déjà l’instrumentalisation de la sexualité par une femme pour asseoir son pouvoir sur un groupe. C’est comme si, d’une certaine façon, vous aviez anticipé ce qui allait se passer.
Je ne crois pas vraiment avoir prévu ce qui allait se passer, néanmoins je m’aperçois qu’en général il y a souvent une femme qui se cache derrière l’échec des hommes. Que ce soit au niveau du couple, ou à un niveau plus global comme l’organisation d’un parti politique.
Mais n’est-elle pas également une victime en quelque sorte ? Son rapport à la sexualité, la façon dont elle réprime la féminité des membres du groupe font penser qu’elle a un rapport conflictuel avec les hommes. Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’ai lu que jadis elle avait été violée par Go Kawashima [6] alors qu’elle était encore vierge.
Je ne sais pas moi-même si cette histoire est véridique, mais avant tout je ne m’autorise pas à juger les personnes, ni à attribuer un rôle de victime à tel ou tel personnage. Je préfère dire que je ne sais pas.
Je crois qu’elle a publié une autobiographie [7] dans laquelle elle évoque cette période. Quel regard porte-t-elle sur ces événements ?
En fait je me demande comment elle fait pour continuer à vivre. Cela fait longtemps que sa santé physique est dans un état très critique et qu’elle est gravement malade. Mais au contraire des autres membres du groupe, elle continue à justifier ses actes tout en ne regrettant rien. Je dis cela, car si elle avait eu des remords elle aurait probablement suivi Tsuneo Mori qui a écrit une lettre adressée à Takaya Shiomi, Kunio Bando et Hiroshi Sakaguchi pour exprimer ses regrets avant de se suicider [8]. Quand je vois cela, je ne sais pas si c’est aussi le cas pour Fusako Shigenobu [9], mais je m’aperçois du côté obscur propre aux femmes.
Dans votre cinéma, je remarque que la femme est une figure centrale, génératrice de cette dynamique de sexe et de violence qui constitue souvent le canevas de votre œuvre. Dans vos films on trouve souvent la coexistence de deux images, d’un côté celle de la femme manipulatrice ; et de l’autre celle de la mère salvatrice que convoitent vos héros incapables de s’émanciper du monde protégé de l’enfance. Ici encore les cinq garçons du groupe se retrouvent retranchés dans un lieux clos (le chalet d’Asama) dont ils refusent de sortir, puis soudainement l’on entend la voix de leurs mères provenant de l’extérieur et qui les implore de sortir. C’est très symbolique, mais cela m’a évoqué le personnage de Quand l’embryon part braconner ou celui de Juro Kara dans Les anges violés (1967).
En fait j’admire profondément les femmes. Selon certains critiques japonais de cinéma je suis atteint du “mazakon” (contraction de mazaa et konpurekkusu ou complexe de la maman), l’équivalent du complexe d’œdipe en japonais. Mais je ne le pense pas réellement. Peut-être que cela provient de mon enfance car j’ai grandi dans une famille nombreuse dans laquelle je n’ai eu que des frères, et ma mère était la seule femme de la famille. Alors peut-être que je suis toujours en quête de cet idéal féminin.
Par ailleurs, à travers ce film j’ai aussi la sensation que d’une certaine façon vous revenez à une forme de cinéma collectif telle que pouvait l’être Armée Rouge - Front de Libération Palestinien - Déclaration de guerre mondiale (1971), dans lequel l’implication de chacun contribue à façonner l’œuvre et non la seule signature d’un auteur.
Pour moi le cinéma est avant tout un travail collectif. Nous avons tourné ce film tous ensemble. Et l’absence de l’un ou de l’autre aurait mit en péril le projet. Je tiens beaucoup à l’implication de chaque personne et j’aime me nourrir des expériences des autres. Mon médiocre talent ne suffirait d’ailleurs pas à faire un film. Bien entendu, lorsqu’on me fait des propositions qui ne sont pas convaincantes, je m’y oppose. Durant le tournage je ne voulais pas qu’il y ait de hiérarchie ni de fonctions attitrées entre les membres de l’équipe. Chacun trouvait sa place selon ses capacités et son envie. Les acteurs se maquillaient et confectionnaient eux-mêmes leurs costumes. C’est avant tout la volonté individuelle de chaque personne qui a porté la réussite du film.
Vous citez souvent Godard comme étant le cinéaste qui vous a le plus influencé. Y a-t-il quelque chose de Godard dans United Red Army ?
Tout à fait, je pense que c’est mon film le plus Godardien. Le cinéma c’est la liberté, et je pense qu’il faut réaliser un film avec liberté. Dans mon film j’utilise des angles de prise de vue de façon très libre et je cherche constamment à m’affranchir des règles cinématographiques et de la grammaire du cinéma. Même si Godard n’a pas mélangé comme je l’ai fait des images d’archives avec de la fiction, c’est dans l’idée même de cette liberté, que je m’autorise à travers ce mélange, que réside ma proximité avec le cinéma de Godard. Mais peut-être qu’il n’y a aucun point commun entre nos cinémas et qu’il ne s’agit que de mon imagination.
Je pensais davantage à la proximité avec le Godard de l’époque du Groupe Dziga Vertov ou encore à la démarche de Masao Adachi, pour qui faire un film et militer sont une et même chose.
Tout à fait, cela n’a jamais changé chez moi. Ma conception du cinéma est toujours celle d’une arme ; et j’exprime tout ce qui me met en colère à travers le cinéma.
Je trouve que dans tous vos films il y a une utilisation magistrale de la musique. Ici encore elle tient un rôle essentiel. Comment avez-vous travaillé avec Jim O’Rourke [10] ?
Tout d’abord nous avons fait quelques réunions préparatoires et par la suite je lui ai montré un pré montage du film. Je voulais qu’il écrive une musique rock semblable à celle des années 70 afin de restituer l’intensité de l’époque, notamment dans toute la première partie du film qui décrit, à travers d’images d’archives, la montée en puissance des mouvements radicaux de gauche durant les années 60.
Avez-vous un nouveau projet en préparation ?
Tout à fait, je suis en train de préparer le tournage de mon prochain film. Il s’agit d’une adaptation d’une nouvelle d’Edogawa Ranpo [11]. Mon récit se situe à l’époque de la Deuxième Guerre Mondiale, précisément entre 1943 et 1945 durant la guerre sino-japonaise, et raconte l’histoire d’un homme qui revient au Japon, mutilé de guerre et amputé des quatre membres. Si cela avait été un film américain on aurait eu droit à des scènes de guerre épiques, mais mon film ne montrera aucune scène de guerre. Ce sera un film anti-guerre sans images de la guerre. Cela faisait longtemps que je voulais le réaliser. Mais aujourd’hui grâce aux techniques d’effets spéciaux, je vais pouvoir le faire de façon convaincante. Alors j’espère que je pourrais revenir vous voir l’année prochaine avec mon nouveau film.
Nous l’attendons avec impatience. Merci encore de nous avoir accordé cet entretien juste avant votre départ.
United Red Army sortira le mercredi 6 mai 2009 sur les écrans français.
Site officiel du film : www.united-red-army.com
Site du distributeur : www.blaqout.com
Tous mes remerciements à Bich-Quân Tran de Blaq Out, Shoko Takahashi pour sa remarquable traduction, ainsi qu’à Florence et Alexandra de Les piquantes.
Photos : Sébastien Bondetti.
[1] Notamment avec Pluie de lumière (Hikari no ame, 2001) de Takahashi Banmei et Le choix d’Hercules (Totsunyuseyo ! Asama Sanso Jiken, 2002) de Masato Harada.
[2] Membre du Rengo Sekigun (Armée Rouge Unifiée), puis du Nihon Sekigun (Armée Rouge Japonaise), cet ancien étudiant de l’Université de Kyoto est arrêté par la police lors de l’assaut final de la prise d’otage du chalet d’Asama, le 28 février 1972. Puis, à la faveur d’un échange de prisonniers lors d’une prise d’otage organisée par l’Armée Rouge Japonaise à l’ambassade des États-Unis de Kuala Lumpur (Malaisie), il sera libéré le 4 août 1975.
[3] La vallée de la Békaa est un plateau situé dans la partie orientale du Liban.
[4] Il s’agit d’un journaliste et d’une éditorialiste, qui sont également ses co-scénaristes : Masayuki Kakegawa et Asako Otomo.
[5] En janvier 1971, Tsuneo Mori (Faction Armée Rouge, FAR) contacte Hiroko Nagata, chef de la Faction Révolutionnaire de Gauche (FRG). Le 15 juillet 1971, la FAR et la FRG fusionnent et deviennent l’Armée Rouge Unifiée. Le 17 février 1972, Nagata et Mori sont arrêtés. Le 16 juin 1982 elle est condamnée à la peine de mort (source : dossier de presse du film).
[6] Leader historique du Keihin Ampo Kyoto (Fraction Révolutionnaire de Gauche du Parti Communiste Japonais), fondé en 1969, parti dans lequel Hiroko Nagata militait. Il fût arrêté en décembre 1969 pour détention d’explosifs.
[7] Il s’agit de son premier livre, une autobiographie en deux volumes couvrant toute sa vie jusqu’à son arrestation : Jûroku no bohyô (Seize pierres tombales) publié aux éditions Sairyûsha (Tôkyô, 1982-1983).
[8] Tsuneo Mori, le co-leader de l’Armée Rouge Unifiée, s’est pendu dans sa cellule le 1er janvier 1973 avant le rendu du verdict de son procès.
[9] Le 28 février 1971, Fusako Shigenobu, responsable du "développement international", part au Liban. A la suite de l’incident d’Asama Sanso, elle devient l’unique leader et fonde l’Armée Rouge Japonaise (ARJ). Pendant 30 ans, elle organisera avec les factions terroristes du monde entier des attentats et des prises d’otages retentissants sur tous les continents. Elle est arrêtée le 8 novembre 2000 à Osaka. Le 14 avril 2000, Shigenobu annonce la dissolution de l’ARJ (source : dossier de presse du film).
[10] Compositeur de la musique du film United Red Army, il est aussi l’un des membres fondateurs, et producteur, du groupe Sonic Youth. Grand amateur du cinéma de Kôji Wakamatsu et de Masao Adachi, il a depuis déménagé au Japon pour y vivre et a appris le japonais.
[11] Il s’agit de la nouvelle Imomushi (La Chenille) écrite en 1929, et traduite dans le recueil intitulé La Chambre Rouge (éditions Picquier poche) ; ayant précédemment connu une adaptation cinématographique à travers le segment éponyme d’Hisayasu Satô, faisant partie du film omnibus Ranpo Noir (Ranpo Jigoku, 2005).


