L’Effrayant Docteur Hijikata
"Quand les gens vous prennent pour un monstre, il n’y a qu’une chose à faire : dépasser leurs attentes." Joel-Peter Witkin.
Cette citation du célèbre photographe américain et artiste dément, pourrait convenir au timide et calme mais intérieurement bouillonnant Teruo Ishii. Auteur culte du cinéma bis japonais, Teruo se lance dans un projet fou, à l’initiative de Shigeru Okada (directeur des studios Toei), adapter le maître du genre ero-guro [1] en littérature : Edogawa Ranpo [2] . Bercé par les oeuvres de Ranpo dés sa jeunesse, il s’atèle au projet avec un plaisir non dissimulé, accouchant finalement d’un monstre au statut cultissime, toujours interdit au Japon. Rendons grâce à l’Etrange Festival, qui nous offre une copie neuve tirée spécialement pour l’occasion. A la lumière de cette projection, cette oeuvre inégale, n’est pas dépourvue d’une étrange et fascinante beauté, plus proche du Satyricon de Fellini que de la pseudo intrigue policière tortueuse, servant de fil conducteur au récit. Film sur l’altérité, L’Effrayant Docteur Hijikata résonne comme autant de cauchemars qui hantent la part sombre de notre psyché humaine.
A l’automne 1924, le chirugien Hitomi, se retrouve enfermé dans un asile d’aliénés. Amnésique et drogué il erre dans sa prison, s’échappant tantôt pour se retrouver prisonnier d’une horde de nymphomanes hystériques. Alors qu’il tente désespérément de se souvenir de son passé, il entend au loin une berceuse chantée par une voix de jeune fille. Mystérieusement ses souvenirs s’éveillent peu à peu et il commence à dessiner un relief côtier qui lui semble familier, une vision lui vient : des rochers émergent un homme décharné aux longs cheveux noirs et à la barbe hirsute, convulsé il semble issu d’un cauchemar. Alors qu’un homme chauve tente de l’assassiner dans son sommeil, Hitomi s’enfuit, tuant son agresseur au passage. Attiré par le son de la ritournelle il tombe sur une jeune adolescente, qui fait partie d’un cirque. Apprenant de cette fille que la berceuse lui a été chantée par sa mère, il décide de sa lancer sur sa trace, dans un village bordant la mer du Japon. Quittant Tokyo, il part en voyage, à la quête de son identité tout autant qu’à la recherche du mystérieux paysage esquissé.
Lisant le journal il est frappé de voir son portait, mais il s’agit en fait d’un autre homme, Genzaburo, fils d’une riche famille, qui vient de décéder. Intrigué par cette étrange ressemblance il se rends à l’enterrement. Il découvre que le paysage côtier est semblable à celui de ses souvenirs. Une masseuse aveugle lui apprends que Genzaburo était le fils d’un certain Jogoro, riche bourgeois de la famille Komota, infirme aux mains palmées qui s’est retiré sur une île déserte afin de recréer un monde idéal. Décidé à élucider ce mystère, Hitomi décide se substituer au mort, maquillant sa propre disparition en suicide, et de ressusciter mystérieusement. Effrayant les moines gardant le cimetière il met en scène sa résurrection, et réintègre la famille, prenant soin de ne pas éveiller les soupçons il s’efforce de satisfaire aux caprices de sa femme Chiyoko, ainsi que de sa maîtresse Shizuko. Alors qu’il tente de percer le mystère de cette famille, il découvre qu’il est observé. L’intendant Hirokawa se méfie de lui et il doit déjouer ses pièges pour cacher son imposture. Ne pouvant retenir son impatience il décide, contre l’avis général de se rendre sur l’île et rencontrer le père dont il veut vérifier l’état d’avancement des recherches. Accompagné de la maîtresse, l’intendant et d’un employé Shinkichi, il prends la mer en direction de l’île. Il découvrira alors l’effroyable monde de Jogoro et son île peuplée d’êtres difformes, ainsi que le terrible secret sur son identité.
Film au récit rocambolesque et volontiers surréaliste, Ishii semble avoir mis toute sa folie créatrice dans ce film, au risque de dérapages narratifs incontrôlés. Il empile tel un patchwork les emprunts aux oeuvres de Ranpo, tentant vainement de maintenir la cohérence de son récit. En effet, la trame de base est inspirée de L’île Panorama qui raconte l’histoire d’un homme qui décide de se faire passer pour mort afin de fuir dans une île déserte et vivre son rêve. On trouve pelle mêle plusieurs références à La bête aveugle, déjà adapté par Yasuzo Musumura, en la présence de la masseuse aveugle, la séquestration de la femme de Jogoro et mère de Hitomi/Genzaburo ainsi que dans le pygmalionisme du docteur. Mais Teruo n’en reste pas là et cite La Chaise Humaine [3] dans la scène où l’intendant se cache à l’intérieur d’un fauteuil pour assouvir ses perversions sexuelles. Le thème du voyeurisme et le meurtre de la femme de Genzaburo (le poison mortel glissant le long d’un fil jusque dans la bouche de la victime) est tiré de Yaneura no sanposha (adapté par Nobuo Tanaka dans La Maison des perversités). Le thème de la gémellité est basé sur la nouvelle Soseiji également portée à l’écran dans Gemini par Shinya Tsukamoto. Enfin, il ne pouvait occulter le plus célèbre détective et personnage de Ranpo, Akechi Kogorô le Sherlock Holmes japonais, qui joue ici le rôle de l’employé discret démasquant les agissements de l’intendant Hirokawa, complotant avec la veuve de Genzaburo pour s’emparer de l’héritage de la famille, et empêchant le docteur de perpétrer ses morbides expériences.
Dans son enthousiasme démesuré pour Ranpo, le réalisateur semble forcer la synthèse des œuvres du maître quitte à casser la dramaturgie de son oeuvre. Même si l’excès est bien la marque d’Ishii, on peut regretter l’irruption trop brutale du personnage de Kogorô, au moment où le mystère s’épaissit, baignant dans le fantastique ; et où l’onirisme baroque des images nous gagne. Le filme bascule alors soudainement dans le film de détective enchaînant les flash-back, prétexte à une débauche d’effets chromatiques kitchissimes. L’aspect "farce" prédomine dans la dernière partie du film, et rend la tragédie caduque, en dépit de l’atmosphère étrange et glauque. Même la dramatique réconciliation conjugale entre Jogoro mourant et sa femme, se ridiculise bien involontairement par le personnage du détective réduisant par là la portée finale du film. Vous pensez sûrement à ce stade que l’attente vis à vis de la réputation du film était trop grande et qu’il s’agit encore d’un Bis de plus. Hors vous avez tort, L’Effrayant Docteur H. recèle plus qu’une histoire de détective et de savant fou. Il possède une réelle beauté malsaine doublée d’un réflexion sur l’identité et le double.
Plus que tous les effets de mise en scène dont Teruo use et abuse, le film est porté par l’interprétation sidérante de Tatsumi Hijikata [4] , authentique danseur de Butoh, dans le rôle du médecin torturé Jogoro, vivant sur une île déserte. Sa cour des miracles est composée de sa troupe de danseurs qui interprètent les créatures monstrueuses, fruit des expériences du docteur, démiurge dément dont le rêve est de transformer ses congénères à son image, se vengeant ainsi de sa malformation au yeux du monde. C’est là l’idée géniale de Teruo, qui a su voir dans l’art du Butoh, né dans les années cinquante, et issu des ruines du cataclysme nucléaire, la beauté sombre et torturée, expression de la lente dégradation du corps. Hijikata, corps tordu, convulsé et frénétique est d’une beauté surprenante et personnifie idéalement la folie humaine.
Le personnage de Jogoro/Hijikata vit dans une réalité qui lui est insupportable, du fait de son infirmité, et il n’aura de cesse de fuir vers un monde utopique et onirique symbolisé par l’île peuplée de ses étranges créatures. La recherche du plaisir sensuel et de ses perversions, le recours au crime sont les possibles issues à son inadaptation à la vie quotidienne. Les images inventées (rêvées) par Ishii remettent en cause notre notion d’identité, la détachant de la subjectivité du conformisme ambiant. Cette remise en cause de l’identité, le chirurgien Hitomi/Genzaburo, fils de Jogoro la vivra à son paroxysme, fuyant cette réalité il choisira de briser le tabou de l’inceste en restant avec celle qu’il a délivré (l’opération des faux siamois est une autre scène d’antologie) et d’aimer sa soeur. Teruo parvient à rendre son humanité à Jogoro, qui malgré ses crimes obtient le pardon de sa femme adultère et provoque notre compassion. Miroir de nos tourments tout autant que ceux du Japon, Hijikata évoque en chaque japonais les douloureux souvenirs de son histoire : des catastrophes nucléaires de la seconde guerre mondiale à Minamata, aux expérimentations du camp 731 en Mandchourie, jusqu’à l’ostracisme envers son propre peuple, les Burakumin. Nul doute que la censure japonaise, soucieuse de maintenir une image lisse et propre, souhaite éviter la diffusion du film hors de ses frontières.
Iconoclaste, Ishii égratigne aussi la religion et ses moines lubriques dans l’une des scènes burlesques. Tel un Fellini nippon sous LSD il offre dans la deuxième moitié du film, la séquence la plus réussie, un tableau baroque et saisissant dans la procession monstrueuse évoquant les créatures de l’île. Les couleurs vivent et saturées d’une esthétique seventies illuminent la folle sarabande de femmes couvertes d’or et d’argent, de créatures mi-chèvre mi-humaine, de nains bossus et autres difformités, dans une orgie dionysiaque d’anthologie. Le feu d’artifice final, digne d’un tableau surréaliste, clôture l’apothéose. Tout comme Ranpo, Ishii croit à la valeur de l’art pour l’art, détaché de toute considération morale et politique.
Monument de la tératologie cinématographique aux côté de Freaks de Tod Browning, les délires ero-guro d’Ishii ont trouvés un digne descendant en la personne de Takashi Miike, son fils spirituel.
L’Effrayant Docteur Hijikata a été diffusé à Paris dans le cadre d’une rétrospective Teruo Ishii, au cours de l’Etrange Festival 2004.
[1] Contraction des mots "érotique" et "grotesque". Ce terme qui désigne surtout dans la littérature des années 20 au Japon, l’apparition d’un mouvement artistique mêlant érotisme, gore, grotesque et fantastique refléte un art décadent dont Edogawa Ranpo est le premier représentant. On en trouve les racines de ce style dans certaines peintures de l’ère Edo (chez Yoshitoshi Taiso notamment). Son influence est aussi présente dans le manga (Maruo Suehiro, Toshio Saeki...) ainsi qu’au cinéma avec Teruo Ishii.
[2] De son vrai nom Hirai Taro (1894-1965), son pseudonyme vient de l’anagramme d’Edgar Allan Poe, dont il est un grand amateur. Il est le père de la littérature policière japonaise.
[3] Courte nouvelle parue dans le recueil La Chambre Rouge, édition Piquier Poche (1995).
[4] Tatsumi Hjikata (1928-1986), immortalisé par le photographe japonais Eikoh Hosoe dans son receuil Kamaitachi en 1968, fût un des fondateur de l’école de danse Butoh.


