L’Homme sans nom
Dans les premiers plans du film, on découvre l’homme sans nom émerger lentement de la terre. Il vit en effet dans une espèce de petite grotte, un simple renfoncement creusé entre deux ruines, elles-même situées au milieu de terres cultivables mais gelées par l’hiver. Des vestiges de murs en terre délimitent son domaine, et rappellent la Muraille de Chine décrépie, effritée, telle qu’on la découvrait dans Black Blood (Miaoyan Zhang, 2010). Quel est donc le projet de ce documentaire de Wang Bing, coincé entre Crude Oil (et son pendant « court », L’Argent du charbon) et le violent Le Fossé, sa première œuvre de fiction ? Wang Bing a suivi depuis 2007 la vie de cet homme solitaire, errant dans les champs au fil des saisons et refusant de s’intégrer à la société qui l’entoure. Le documentaire de Wang Bing suit donc quelques instants de la vie de cet homme isolé, quasi mutique. Dans cet espace délabré, les murs abandonnés côtoient des champs à peine entretenus, et l’on assiste à un quasi épuisement des sens : les lieux, les trajets, les sentiers tracés au sol perdent de leur symbolique, l’homme sans nom est seul et gère son univers en indépendant. Pourtant, subsistent des bruits lointains, ceux des camions, des machines agricoles, des avions... Une route pavée peut surgir au coin de l’image. Wang Bing le dit, l’homme sans nom a pour habitude de se rendre dans les villages voisins, pour piocher quelques "matières premières" dans les décombres, mais jamais ne mendie.
Il s’agit donc d’un cas paradoxal, cet homme qui fait d’une distance de quelques mètres le point central de sa vie, la création volontaire d’une solitude extrême aux portes de la ville. Pas de discours derrière cette attitude, l’homme sans nom se veut muet, ouvrant seulement la bouche pour pester contre une branche qui le ferait trébucher. En cela, il est profondément différent de l’homme solitaire filmé par Antoine Boutet en 2009 [1].
Ici, notre homme sans nom ne prend même pas la peine de regarder le réalisateur, il l’ignore. Le spectateur a la sensation rare qu’en l’absence de la caméra, de Wang Bing, les gestes de l’homme auraient été les mêmes. Dans ce qui est peut-être le plus beau plan du film, Wang Bing suit l’homme sans nom le long d’un sentier. Soudain il s’arrête et observe, en plan fixe, l’homme, de dos, s’éloigner. Ce dernier, alors, semble ralentir et tourner son visage vers la gauche. Cherche t-il à voir Wang Bing pour deviner ses agissements ? Est-il comme l’animal qui ne se fie qu’à son oreille (même en tournant la tête, la caméra n’est clairement pas dans son champ de vision) ? A notre regret peut-être, il semblerait que l’homme soit en fait interloqué par un débris posé au bord du chemin, en prévoyant déjà un usage dont nous ne saurons rien.
Plan suivant, contrechamp, l’homme est à peu près au même endroit, comme si des heures avaient pu s’écouler sans que rien ne change. Ce sont désormais les grands murs qui servent de toile de fond. Pourtant, c’est la même chose, puisqu’ici tout ce qui n’a pas trait à la survie perd de son sens. L’homme sans nom pose un défi à celui qui voudrait tirer une histoire de sa vie. Aucune péripétie dans ce film, ou peut-être si, la plus importante, la lutte qu’entretient l’homme avec la nature. Le montage de Wang Bing ne peut alors que se reposer que sur un temps naturel, comme celui de la cuisson, ou sur des instants volés sur un travail (plutôt, une activité) sans début et sans fin. Quel temps faut-il pour casser des branches, tasser de la terre, transporter des sacs ?
Dans A l’Ouest des rails, les employés attendaient, toujours. Et revenaient travailler pour tromper l’ennui et la peur, quand bien même l’usine ne tournait plus. Dans L’Argent du charbon, le temps se compresse vers l’arrière, on sait que ces hommes ont parcouru des milliers de kilomètres dans leur camion et c’est maintenant, dans l’heure qui suit, qu’ils sauront s’ils peuvent enfin vendre leur chargement, mais à quel prix ? L’homme sans nom n’attend pas, il agit continuellement à son propre rythme. Un rythme d’ailleurs assez lent, monotone. Il ne s’active pas pour arriver à l’étape suivante. Il a, pour cela, tout le temps des saisons qui passent. Ce qui marque, c’est l’apparente banalité des gestes. L’homme sans nom est un homme capable, qui a su parfaitement s’adapter à son environnement, manipulant les éléments naturels mais usant aussi d’outils, parmi d’autres objets trouvés. Seulement, cela ne s’accompagne pas d’un retour esthétique ; l’homme sans nom a beau être unique, il n’exprime rien et serait probablement une grande déception pour tout ethnologue qui tenterait de l’approcher. Il ne peint pas, ne chante pas, sa survie en solitaire est l’unique création qu’il puisse partager. On le surprend un moment en train "d’arranger" l’entrée de sa grotte, ou encore, en train de rabattre de la boue sur un mur. Où finit l’utile et où commence l’esthétique ? Face au mystère de l’homme sans nom, Wang Bing se plaît à filmer son visage dont les traits trahissent des émotions subtiles mais qui nous restent elles aussi inaccessibles. Parfois, on le voit fumer, regarder au loin. A quoi pense t-il ? Wang Bing se le demande aussi, mais l’homme tousse, crache, et repart travailler « son » champ.
Si l’homme sans nom n’a rien à nous dire, qu’en est-il du film ? A L’Ouest des Rails prenait le parti anti-spectaculaire d’annoncer dès le début son thème de base : la fermeture d’un gigantesque complexe industriel et les nombreux licenciés qui en découlent, puis d’en présenter pendant neuf heures les effets. Il rendait ainsi compte des enjeux complexes de la situation, de la lenteur subjective du monde réel qu’on ne peut décomposer en faits ou événements. Car rien n’arrive subitement, les ouvriers voyaient leur vie progressivement bouleversée. Et pourtant, et c’était là l’enjeu du film, ces neufs heures d’images montraient comment les hommes ne pouvaient décidément pas rattraper la machine bureaucratique et économique [2]. L’Homme sans nom chercherait plutôt à nous donner à voir un autre temps possible, comme une porte de sortie : l’homme, en se retirant de la société, s’est retiré de la course. Il regarde passer le monde et en récupère les débris. Peut-être pas une incitation à la lutte, mais la preuve vivante d’un mode de vie à part, même si refermé sur lui-même. L’Homme sans nom aura inspiré à certains l’idée d’un « nouvel » homme, uniquement attaché à sa terre et libéré de toute idéologie. Mais l’homme sans nom, lorsqu’il rôde dans les villages, à la recherche de quelques détritus utiles, ne devient-il pas lui-même un débris de la société chinoise contemporaine ? A cette question, le film ne répond pas, et c’est bien cela qui en fait sa force. Wang Bing signe une œuvre qui s’oppose aux visions caricaturales des rapports entre l’homme et son monde, entre la nature de l’homme et celle qui l’entoure. Si l’on n’a pas trouvé la réponse, c’est bien la preuve qu’il faut encore chercher.
L’Homme sans nom et Fenming, chronique d’une femme chinoise ont été initiés par la galerie d’art contemporain Chantal Crousel. L’Homme sans nom est visible sur Youku : http://v.youku.com/v_show/id_XMTgwNzI5OTAw.html
[1] Le Plein Pays, Antoine Boutet, 2009. Dans ce documentaire, Jean-Marie M. est un individu solitaire vivant au sein d’une forêt française. Contrairement à l’homme sans nom de Wang Bing, Jean-Marie M. aime chanter et, surtout, recouvre de gravures la grotte qu’il creuse depuis plus de trente ans. Disponible en DVD aux éditions Les Films du Paradoxe.
[2] Prendre le temps d’énoncer la vitesse des changements en Chine. Voir la présentation du film par Dominique Païni. A L’Ouest des rails (4DVD), aux éditions Mk2.







