L’Innocence
Le comportement de Minato se révèle de plus en plus préoccupant : il revient de l’école avec une seule chaussure, avec sa gourde remplie de terre... Au point que sa mère Saori, qui l’élève seule, décide de rencontrer ses professeurs car l’un d’entre eux, Hori, semble être à l’origine des problèmes du jeune garçon. La nature de relation avec un autre écolier, Yori, suscite également des interrogations. Si après la visite de Saori, le mystère semblait avoir été résolu, la vérité s’avère plus complexe que ce qu’elle paraissait jusqu’alors.
Attention, spoilers ; ne lire la suite de l’article qu’après avoir vu le film !
Il a parfois été reproché aux œuvres de Hirokazu Kore-eda de verser dans le sentimentalisme dans sa dépiction de la sphère familiale et de l’enfance. Le cinéaste fait ici preuve de plus d’audace en abordant des thèmes dérangeants.
L’Innocence s’inscrit dans la tradition de Rashomon d’Akira Kurosawa (et de Ryūnosuke Akutagawa, auteur du roman éponyme), en présentant successivement les points de vue de plusieurs protagonistes. Chaque segment débute sur l’incendie spectaculaire d’un immeuble proche de l’appartement de Minato et adopte successivement le point de vue de la mère, du professeur accusé et finalement du garçon. Les deux premières strates dévoilent des possibilités différentes, qui trouveront une résolution dans la dernière. Cette structure complexifie la compréhension du film, mais en enrichit également sa matière.
De ces angles de vue multiples – à l’instar du film de son illustre aîné - émergeront la vérité. Mais plus intéressant que la stricte révélation de cette dernière, ce récit éclaté souligne la vision étroite de chacun, dicté par sa préoccupation première et/ou son intérêt. Le metteur en scène et son scénariste Yūji Sakamoto mettent en lumière des lignes de fractures de la société japonaise.
L’équipe pédagogique de l’école apparaît comme un monstre [1] froid, qui ne pense qu’à la bonne réputation de l’établissement, quelles qu’en soient les conséquences pour l’enfant ou le professeur mis en cause. Tels des robots, ses membres débitent des excuses génériques apprises par cœur et qui auraient pu aussi bien être générées par ChatGPT. Leur réaction m’a mis très mal à l’aise.
Kore-eda dresse un portrait critique de son pays où malgré les progrès, et pour reprendre un proverbe japonais célèbre [2], le clou qui dépasse appelle le marteau, la différence – d’organisation familiale ou de sexualité - est difficilement acceptée. Même dans un lieu aussi fondamental pour le développement des enfants que l’école.
Si dans Déménagement de Shinji Sōmai, cinéaste très apprécié par Kore-eda, les couples divorcés étaient mal vus, le fait ici que Saori élève seule son fils, est également vu d’un mauvais œil, même si 30 ans séparent ces deux films.
Dans le dernier segment, le cinéaste recentre son film sur la relation entre Minato et Yori. Les deux camarades ressentent une forte attirance, mais leur amitié trouve sur son chemin l’hostilité des autres élèves envers le second, gênés par sa différence. Le réalisateur aborde un autre tabou avec sa finesse coutumière, la dimension fusionnelle de cette amitié, pour ne pas lui donner un autre nom.
Minato et Yori font l’école buissonnière et réinventent le monde à l’écart de la ville, loin des adultes et de leurs camarades, qui ont internalisé les préjugés de leurs parents. Dans une locomotive abandonnée, ils se créent leur espace de liberté en échappant aux regards et aux jugements des autres.
L’Innocence est sorti sur les écrans français sur le 27 décembre.



