La Fièvre dans le sang
La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan sera pour moi toujours associé au visage de Natalie Wood, 22-23 ans à l’époque. A l’apex de sa beauté, impossible de ne pas craquer bien sûr, mais là n’est pas l’essentiel. Pendant certaines scènes, son visage est semblable à celui d’une poupée de cristal sur le point d’imploser sous l’effet d’une mystérieuse pression intérieure. Parvenir à faire passer une telle impression de fragilité m’avait « retourné ». Cette vision ne m’a jamais quitté et avec elle ce fantastique film.
Amoureuse de Bud Stamper, fils du magnat du pétrole local joué par Warren Beatty, cette fille d’épicier est écartelée entre les demandes contradictoires dont elle fait l’objet. Son amoureux voudrait passer à autre chose qu’aux bécots et pelotages en voiture. Sa mère voudrait qu’elle soit encore « pure » au moment du mariage. Comme se doit de l’être une fille de bonne famille dans le Kansas de la fin des années 20, fussent-elles les Années folles. Mais Deanie Loomis fait aussi face à ses propres désirs. Dialectique impossible à résoudre pour cette adolescente.
Elia Kazan, grand directeur d’acteurs devant l’éternel [1], est arrivé à créer la tension à travers son film grâce au seul jeu des acteurs. Not a small feat. Même s’il nous semblera outré, méthode Actors Studio oblige. Dans cette galerie de personnages, Warren Beatty semble un cran en-dessous pour sa première apparition sur grand écran. Tandis que Pat Hingle, qui joue son père, en fait un peu « too much » avec son fort accent du Midwest. Mais son personnage de self-made man, à qui rien ni personne ne résiste ou presque, l’exige aussi. Le film possède comme atout supplémentaire d’être visuellement magnifique, ce qui ne gâte rien.
Ce carcan qui étouffe les élans de l’âme et du cœur est celui d’une société américaine puritaine et obsédée par l’argent. Elia Kazan dénonce l’hypocrisie de ce puritanisme, personnifiée ici par la mère de Deanie. Cette dernière s’inquiète autant de ce que l’hymen de sa fille reste intact, qu’elle se réjouit d’un futur mariage avec le plus beau parti de la ville. Bud Stamper incarne, lui, la transformation de cette « terre des opportunités » en pays de la cupidité.
Il s’agit de tout sauf d’un hasard si ce film débute en 1928, dernière année d’insouciance avant le déclenchement de la grande crise des années 30. La fièvre qui saisit les Etats-Unis à cette époque est celle de la spéculation boursière. Entre le début des années 20 et le krach de 1929, la valeur de l’indice Dow Jones a été multipliée par dix avant de s’effondrer de 89% au cours des années suivantes. Le film se déroule dans les mois qui précédent et suivent le jeudi noir. Cette frénésie et l’idée perverse que tout le monde peut devenir riche, rapidement et facilement, touchent toutes les couches de la population, même la famille de Deanie. Justice immanente, elle ne perdra pas ses économies et réalisera même une belle plus-value car elle devra vendre ses actions avant la chute finale pour payer les soins de sa fille.
[1] Brando en débardeur, pure image de sensualité dans Un Tramway nommé désir, restera aussi pour moi un souvenir indélébile de cinéma.