Le Détroit de la faim
Film noir, épopée policière, film social... Le Détroit de la faim navigue entre tous ces genres sans se laisser enfermer dans un seul. Cette diversité des styles est l’une des raisons de sa grandeur (XXL), mais pas la seule. En réalisant cette œuvre, Tomu Uchida, âgé de 68 ans au moment de sa distribution, établi un pont entre le cinéma classique et la nouvelle vague japonaise.
En 1947, dans un Japon ravagé par les conséquences de la guerre, un ferry assurant la liaison entre les îles de Hokkaido et Honshu sombre lors du passage d’un typhon. Deux corps non identifiés sont découverts parmi les victimes. Peu de temps auparavant, un terrible incendie a touché la ville d’Iwanai, où la famille d’un prêteur sur gage a été assassinée. Les inspecteurs de police déduisent que les deux évènements sont liés. Le complice des assassins, Inukai, rongé par la culpabilité, trouve refuge chez une prostituée au grand cœur, Yae, à laquelle il donne une forte somme d’argent. Yae n’oubliera jamais son bienfaiteur ; cette somme doit lui permettre de changer de vie.
Deux ans après l’écroulement des rêves impériaux de sa caste militaire, le Japon est proie au chaos. Les anciens combattants rapatriés des conquêtes perdues portent des uniformes réduits en lambeaux, disposant à peine de quoi de sustenter. Aux conséquences matérielles de la défaite se juxtapose une justice divine : le Japon doit expier ses fautes. Cette dimension karmique trouve un écho dans l’impossibilité pour Inukai et Yae d’échapper à leur destin.
L’adoption d’un style documentaire dans les séquences consacrées aux conséquences de la catastrophe maritime met bien en valeur l’urgence de la situation. Une urgence de pouvoir survivre qui est le quotidien des Japonais de cette époque. Il ne s’agit pas seulement d’une question de style, le cinéaste souhaite également rendre compte le plus fidèlement possible de ces difficiles années d’après-guerre. Les soldats rapatriés des fronts, le marché noir, la prostitution endémique, les gamins des rues....
Ces scènes font penser à Chien enragé de Kurosawa, dont certaines prises de vue ont été tournées dans les marchés noirs de l’époque. [1]
Si Le Détroit de la faim est ancré dans le réalisme, il n’hésite pas pour illustrer les intuitions, les émotions les plus profondes de ses personnages, les plus animales, à le faire louvoyer du côté du fantastique en solarisant certaines séquences.
Après une première partie consacrée à l’enquête, Tomo Uchida opère un audacieux décentrement du film, qui va se concentrer sur la vie de Yae. Partie à Tokyo pour tenter de mener une vie honnête, le chaos de l’époque l’empêchera de quitter sa condition.
10 années séparent les premières et dernières images du film. Le Japon, vaincu et à genou, s’est désormais redressé et s’apprête à connaître un miracle économique. Si les conditions de vie du pays se sont normalisées, les principaux personnages du film restent dans une impasse.
Tomo Uchida dresse un constat critique de l’évolution de son pays, trouvant ici en plus de ses expérimentations stylistiques, un autre point commun avec la nouvelle vague japonaise.
L’assassin Inukai a atteint le sommet de l’échelle social grâce au magot volé au préteur sur gage sans avoir fondamentalement changé et Yae n’a pas quitté son statut de prostituée. Le tenace inspecteur Yumisaka a été renvoyé de la police pour ne pas avoir résolu l’enquête et subit les reproches de ses enfants pour son déclassement.
Le Détroit de la faim est disponible en Blu-ray grâce à Carlotta Films.
[1] La seconde équipe chargée de filmer ces scènes était emmenée par Ishirō Honda, très bon ami de Kurosawa, qui connaîtra la consécration en tant que réalisateur de Godzilla.





