Le doux parfum d’eros
Élégie pour une jeunesse libertaire.
Après la découverte de Chûsei Sone comme auteur essentiel du roman porno Nikkatsu à travers Graine de prostituée, la troisième salve de l’éditeur Wild Side nous offre un autre inédit de haute tenue, par le réalisateur de Lady Snowblood, diptyque cultissime qui forgea l’appétit gargantuesque d’une partie de la rédaction pour le cinéma de genre Japonais. Mais si cette œuvre réalisée pour la Toho rend compte de la maîtrise stylistique aux excès baroques de l’auteur, elle est pourtant loin de définir l’esprit de celui qui, dans les années 70, incarnerait avec le plus de justesse le portrait d’une jeunesse à la dérive, orpheline de ses idéaux.
En effet, le bref détour par la Toho est plus qu’anecdotique pour celui qui fît l’essentiel de sa carrière au sein de la Nikkatsu. Fujita fait partie de ces cinéastes, à l’instar de Kumashiro, Shôgorô Nishimura (La femme aux seins percés) ou encore Koretsugu Kurahara, qui débutèrent leur carrière cinématographique pendant la période “Nikkatsu Action” et choisirent de continuer à s’exprimer une fois que le studio se fût reconvertit dans le cinéma érotique. Diplômé de littérature française - il concrétisera d’ailleurs ses affinités culturelles en signant une adaptation des Liaisons dangereuses de Laclos - Fujita commence par suivre des cours d’art dramatique à l’école de formation des acteurs “Haiyuza” [1]. Une activité à laquelle il se consacrera surtout dans les années 80/90, après avoir progressivement pris ses distances avec la réalisation, qu’il abandonnera en 1988 après trente et un longs-métrages, avec Revolver. Même s’il incarnera surtout des seconds rôles pour quelques grands noms, dont Nobuhiko Obayashi, Jûzô Itami ou encore Kiyoshi Kurosawa (un épisode de la saga Suit Yourself or Shoot Yourself !), l’on retiendra surtout son interprétation du professeur d’allemand de Mélodie Tzigane (1980), le premier volet de la trilogie sur la période Taishô de Seijun Suzuki.
Fujita entre à la Nikkatsu en 1955 et se forme aux côtés de piliers du studio que sont Toshio Masuda et Koreyoshi Kurahara. Il signe ses débuts comme scénariste avec l’adaptation du roman de Mishima Une soif d’amour (Ai no kawaki, 1966), réalisé par Kurahara. Scénario pour lequel il remporte un prix et se retrouve promu réalisateur par la compagnie. Cet héritier du mouvement rebelle et hédoniste du Taiyozoku (Génération du soleil), dont la Nikkatsu à façonné le style, se penche dès ses débuts sur la jeunesse turbulente de son pays avec Jeunes délinquants : le cri au lever du soleil (Hiko shonen : hinode no sakebi, 1967), une histoire de délinquance juvénile sombre et tourmentée pour laquelle il fût récompensé du prix du meilleur nouveau réalisateur par l’Association des Réalisateurs Japonais (Director’s Guild of Japan). Le thème de la jeunesse désabusée en butte à l’autorité ne le quittera plus, et l’on peut voir nombre de ses films comme des variations, toujours propres à saisir l’air du temps, de cet inépuisable sujet, ayant contribué à faire du seishun eiga (film de jeunesse) l’un des genres les plus populaires du cinéma de l’archipel.
Déjà dans les Stray Cat Rock, série culte et pionnière des films sur les gangs féminins, Fujita, qui réalise deux des cinq opus que compte la saga, (Alleycat Rock : Wild Jumbo et Alleycat Rock : Crazy Riders 71), imprime sa marque. Alors que Yasuharu Hasebe (Alleycat Rock, Alleycat Rock : Sex Hunter) préfère se focaliser sur l’action, développant l’opposition entre gangsters et délinquantes, Fujita montre les jeunes marginaux tels un groupe, épris de liberté et en lutte contre l’autorité. Mais le prototype du style Fujita viendra peu après avec le très beau Le sable humide du mois d’août (Hachigatsu no nureta suna, 1971). Devenu culte au Japon, il décrit les vacances d’été turbulentes d’une bande de jeunes au style hippie, dans une station balnéaire au sud de Tôkyô. Ce film qui marque la première collaboration de Fujita avec Atsushi Yamatoya, brillant scénariste anticonformiste de Le doux parfum d’eros, est aussi le dernier film produit par la Nikkatsu avant sa restructuration [2], prélude qui donnera naissance quelques mois plus tard au roman porno. Fujita, qui décide de poursuivre l’aventure, va alors se jouer avec habileté des contraintes du genre, pour importer ses thèmes de prédilection, dont il livrera quelques variations intéressantes. Signalons en particulier sa trilogie de l’Eros, dont Le doux parfum d’eros est le dernier volet, complété par August : scent of eros (Hachigatsu wa eros no nioi, 1972) et Seduction of eros (Erosu no yûwaku, 1972).
Néanmoins Fujita, à l’image de Kumashiro, autre grand peintre emblématique de la jeunesse marginale, se détachera progressivement du format contraignant du roman porno. Même s’il restera pour l’essentiel fidèle à la Nikkatsu, il bénéficiera de l’opportunité de tourner des films n’appartenant pas strictement au genre érotique, telle que sa trilogie avec Kumiko Akiyoshi (La lanterne rouge, La soeur cadette et Virgin blues), actrice dont l’air langoureux dépeint avec justesse la lassitude et la résignation qui gagne cette jeunesse post 68.
Dans Le doux parfum d’eros, roman porno atmosphérique à la fois tendre, violent et désabusé, Fujita nous confronte aux tribulations de deux couples qui tentent de vivre en communauté. Koichi (Chôei Takahashi) est un apprenti photographe qui débarque un matin chez Etsuko (Kaori Momoi), une jeune styliste de mode dont il n’a qu’une vague connaissance. Après l’avoir repoussé, la jeune fille finit par s’attacher à lui et l’invite à s’installer. Le couple est alors rejoint par des amis, Yukié (Hiroko Hisayama) et Akira (Hajime Tanimoto), qui emménagent dans la petite maison. Loin des décors naturels et des plans aériens d’un voilier en pleine mer dans Le sable humide du mois d’août, le film de Fujita se sert admirablement des moyens plus modestes dont disposent désormais les cinéastes de roman porno pour se concentrer sur l’intimité des personnages. Il fait de cet humble foyer un lieu coupé du monde et de la société. Seul Koichi s’autorise quelques escapades dans un bar pour noyer sa mélancolie et sa peur de la solitude auprès d’une affectueuse hôtesse de bar. À travers cet espace clos, Fujita montre une jeunesse qui tente de recréer un monde sans contraintes, régi par leurs propres règles libertaires. Un monde qui se place clairement en opposition à la société et ses normes sociales pesantes. Si les femmes sont actives et soutiennent leurs compagnons, les hommes en revanche ne sont que de doux rêveurs encore bercés d’illusions ; chacun aspirant à une vie d’artiste indépendant (photographe ou dessinateur de manga). Mais les doutes naissent et chacun éprouvera le réel, jusqu’à la conclusion cynique du film montrant les deux compères qui finissent tels de vulgaires arnaqueurs, par commercialiser des photos érotiques de leurs propres ébats.
Le doux parfum d’eros restitue parfaitement l’air du temps de cette période post 68. Le film traite en réalité du sentiment de résignation qui anime la génération qui a vécu le soulèvement de la jeunesse et l’espoir de changement que portait ce vent de révolte durant les années rouges. Atsushi Yamatoya, proche des mouvements étudiants, synthétise parfaitement ces lendemains qui déchantent en contextualisant la vie des deux couples qui habitent d’anciens baraquements de G.I. à proximité d’une base aérienne, rendant ainsi perceptible les traces d’un héritage oppressif. S’amusant à discrètement parodier quelques symboles, tel que le “hinomaru” (drapeau national) peint sur la cabane du chien, qui finira par s’embraser. Après l’échec de l’opposition au renouvellement du traité de sécurité nippo-américain en 1970 et la brutale répression politique qui l’accompagna, sans oublier les effets désastreux de “L’affaire du chalet Asama” [3] en février 72 sur toute forme d’idéologie de gauche, les perspectives de changement tant espérées ne sont plus que cendre et poussière. La jeunesse finit peu à peu par rentrer dans le rang et, dès le milieu des années 70, ce sentiment de révolte qui animait les jeunes étudiants a pratiquement disparu, englouti par l’ère du consumérisme à outrance. C’est à cette idéologie que tentent de s’opposer les personnages masculins du film en perpétuant, par résistance, le mode de vie bohémien de la contre-culture hippie. Les hommes passent leurs journées à boire, jouer aux cartes ou au pachinko et à faire l’amour. En réalité ces jeunes vagabonds des temps modernes ont coupé tous liens avec la génération de leurs parents emprisonnés dans les normes sociales, et tentent d’une certaine façon, par la vie en communauté, de récréer ce sentiment d’un noyau familial avec son fonctionnement propre. Cette idée de “nouvelle famille” étant renforcée par le rapport de Koichi et Akira, montrés tels des frères - apparaissant même habillés à l’identique à la fin du film - qui, sous les circonstances, finiront même par partager leur compagne.
Fujita parvient à traduire avec justesse et intensité les sentiments qui animent ces jeunes, qui communiquent mieux par les corps que par les mots. Il use de métaphores visuelles (l’oiseau en cage), parfois de façon grotesque et surréaliste, lors d’une scène que l’on croirait volontiers issue de Mondo Cane (1962), avec la décapitation d’un cochon vivant. Fujita sait aussi faire preuve d’audace stylistique en offrant quelques plans magnifiques en contre plongée, et se sert brillamment de la lumière - celle inactinique rouge du labo photo - pour renforcer l’expressivité des sentiments par la chaleur des chromatismes. Mais ce qui créé véritablement cette atmosphère de langueur érotique unique, c’est son usage de la partition sonore qui épouse à merveille les états d’âme de ses protagonistes. Ces mélodies jazzy et ces nappes au son velouté d’un Rhodes enveloppent littéralement le métrage d’une ambiance languide et mélancolique, scandent à merveille la vie anarchique de ces couples, évoquant tantôt l’ambiance du manga et chef d’œuvre générationnel Élégie en rouge de Seiichi Hayashi [4].
L’une des réussites du film tient aussi à la qualité du jeu des acteurs, démontrant ainsi que le roman porno Nikkatsu n’est en rien réductible à un cinéma d’exploitation. La toute jeune Kaori Momoi, qui aborde ici son premier et unique roman porno, deviendra par la suite l’une des plus grandes actrices du cinéma japonais. Quant à Hiroko Hisayama, qui fît des débuts remarqués dans Les doigts blancs de l’extase (Shiroi yubi tawamure, 1972) de Tôru Murakawa, elle est une actrice qui incarnera notamment chez Kumashiro l’excellence du genre. Personnage secondaire qui apporte sa singularité au film, l’on retrouve avec bonheur Hatsuo Yamaya, acteur qui fît les beaux jours des productions Wakamatsu dont un inoubliable Marukido Sadao dans Quand l’embryon part braconner (1966) et que l’on retrouvera régulièrement chez Kumashiro. Enfin signalons que l’assistant réalisateur n’est autre que Kazuhiko Hasegawa, responsable de l’immense The man who stole the sun (1979), démontrant ainsi toute l’importance de ce genre dans la formation des grands cinéastes contemporains Japonais.
Le doux parfum d’eros conserve aujourd’hui toute sa modernité et s’impose comme une œuvre culte à découvrir, célébrant l’insouciance éphémère d’une jeunesse faite de bruit et de fureur, faisant de Toshiya Fujita un auteur à part entière dans sa faculté à transposer des thèmes et un univers personnel tout en se pliant aux figures imposées. Il demeure aujourd’hui une figure importante de l’histoire du cinéma Japonais dont l’influence, malgré l’excès mélodramatique qui compromet la majorité de la production des films de jeunesse actuelle, demeure perceptible jusque chez des personnalités aussi singulières que Tomorowo Taguchi et son récent Oh, My Buddha ! (2009).
Le doux parfum d’eros est sorti en DVD avec sous-titres français le 4 août 2010 chez Wild Side, au sein d’une collection intitulée l’Âge d’Or du Roman Porno Japonais, et qui comportera 30 titres. A noter que l’ensemble des films de la collection a fait l’objet d’une restauration numérique.
Remerciements à Benjamin Gaessler, Cédric Landemaine et Wild Side.
[1] Célèbre compagnie de théâtre, fondée en 1944, dont fit notamment partie Tatsuya Nakadai et qui possède une école réputée, qui forma nombre d’acteurs importants au “Shingeki” (théâtre contemporain), tels que Kei Satô ou Tsutomu Yamazaki.
[2] Sorti le 25 août 1971 en double programme avec le premier film de Koretsugu Kurahara : Bad Girl Mako (Furyô shôjô Mako, 1971). A noter qu’on confond souvent ce dernier avec son frère ainé, le réalisateur d’Un type méprisable (Nikui anchikusho, 1962) Koreyoshi Kurahara.
[3] voir United Red Army de Kôji Wakamatsu pour un récit détaillé des faits.