Le Fossé
Pour sa première fiction, Wang Bing a choisi de s’attaquer à un sujet encore tabou en Chine : la répression anti-droitière. En 1957, Mao Tsé-toung va s’assurer de la mainmise du parti communiste chinois sur le pays, en persécutant les personnes qui se sont opposées à, ou ont critiqué, la ligne du parti. Cette répression touche particulièrement les intellectuels qui sont envoyés à la campagne en camp de rééducation.
Ici pas de panneau mensonger sur leur avenir comme à l’entrée de certains camps de concentration en Allemagne, ni d’inscription annonçant leur sort à l’image de l’enfer imaginé par Dante. Les prisonniers sont accueillis par la seule immensité vide du désert de Gobi.
Si les prisonniers devaient initialement faire du défrichage, les autorités n’ont rapidement plus de quoi les nourrir suffisamment pour qu’ils poursuivent leur ouvrage. Mais - nous sommes à l’époque de la grande famine - les rations ne leur assurent même plus le minimum vital. Les abris de fortune dans lesquels les prisonniers vivent se vident petit à petit. Évacuer les cadavres des personnes décédées pendant leur sommeil devient l’une des sinistres routines matinales de ce camp de rééducation transformé en mouroir.
Le documentariste Wang Bing n’est pas très éloigné du metteur en scène de fiction. Pour écrire son film, il s’est appuyé sur les témoignages des survivants de ce camp et a adopté une mise en scène minimaliste. Elle est en adéquation avec le métabolisme ralenti de ces prisonniers qui s’éteignent à petit feu.
Chez certains, le "vernis" de la civilisation a disparu, ils ne sont plus que guidés par l’instinct de survie. Ils se déplacent en rampant pour économiser leur énergie et en viennent aux pratiques de survie les plus extrêmes. De même qu’au moment de la famine organisée par Staline dans les années 30 en Ukraine [1], des prisonniers vont jusqu’à manger de la chair humaine pour ne pas périr.
Le paysage du désert du Gobi offre un décor idéal à ce drame : un monde le plus souvent bicolore, quasiment sans relief ni habitation, la représentation géologique d’un encéphalogramme plat.
Mais de ces images douloureuses, le réalisateur chinois fait parfois émerger la beauté. Une femme apprend le décès de son mari après un voyage en train de plusieurs jours en provenance de Shanghai. Filmée de dos, elle s’enfonce dans l’étendue désertique pour tenter de retrouver sa dépouille parmi les dizaines de tombes qui la constellent. Ces images sont à la fois belles, tristes et pleines d’émotion.
Le Fossé est un film politique au sens noble du mot. Les premiers commentaires des prisonniers sur les raisons de leur présence dans ce lieu abandonné de Bouddha n’interviennent que tard dans le film. Et encore, ne s’agit-il que de bribes qui ne permettent pas de comprendre le contexte politique de l’époque. Finalement, peu importe la raison pour laquelle ces personnes ont été emprisonnées. Le film de Wang Bing accorde la primauté au drame humain, à la barbarie infligée par des êtres à d’autres êtres, ce qui fait toute sa force.
Le Fossé a été édité par Capricci sous la forme d’un double DVD, qui comprend également Fengming, chronique d’une femme chinoise, un documentaire sur la vie d’une femme qui a aussi connu l’époque évoquée dans Le Fossé.
Remerciements à Mélisande Morand.
[1] Je ne pourrais que conseiller le livre Timothy Snyder, Les Terres de sang, sur les meurtres de masse de Staline et Hitler (Gallimard).




