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Hong Kong

Le Justicier de Shanghai

aka The Boxer From Shantung - Ma yong zhen | Hong-Kong | 1972 | Un film de Chang Cheh & Pao Hsueh-Li | Avec Chen Kuan-Tai, Cheng Hong-Yp, David Chiang, Ching Li, Ku Feng

Dans la vague des Kung-Fu Pian initiée par Wang Yu et son Chinese Boxer (1970), Chang Cheh, en collaboration avec Pao Hsueh-Li [1] impose son style dans une transposition de Scarface dans le Shanghai des années 20, sur fond de guerre d’opium. Il offre surtout à Chen Kuan Tai, l’un des rares acteurs à être un authentique champion de Kung Fu, son plus beau rôle. Sorti la même année que Le Parrain de Coppola, Le Justicier de Shangai est une cruelle parabole sur l’ascension d’un Rastignac aux prises avec la pègre locale, mêlant symbolisme et sous-entendus politiques. Le Justicier de Shanghai est l’occasion pour Chang Cheh de revenir au berceau de son enfance, bénéficiant d’une production luxuriante, les studios Shaw Brothers récréent la frénésie et l’atmosphère décadente de la Shanghai des années 20, au style colonial britannique.

Deux paysans du Shandong, Ma Yung-Chen (Chen Kuan-Tai) et Hsiao (Cheng Hong-Yip), venus chercher fortune en ville, travaillent sur les nombreux chantiers de voirie d’une Shanghai en pleine expansion. En quête de fortune, sans argent ni relations, ils se heurtent à la rudesse de la vie urbaine et sont confrontés à l’humiliation quotidienne. Ma n’a que ses poings et son Kung-Fu pour se défendre et se frayer un passage au milieu de cette jungle dirigée par les mafias et les gangsters. Sa rencontre fortuite avec un des chefs de bande, Tan Si (David Chiang), au cours d’une des scènes-clé, subtilement filmée en caméra subjective, marque le début de son ascension. Il croise ensuite le chemin du gang des quatre as dirigé par le rival de Tan Si, Yang. Rivalisant avec ses poings il parviendra à conquérir un premier territoire, sous la bienveillance de Tan Si. Mais les hommes de Yang, impitoyables et rusés, élaborent un plan pour se débarrasser de Tan Si, puis de son jeune épigone. Tan Si mourant au cours d’une embuscade, Ma, dans sa soif de vengeance, accepte de rencontrer Yang au cours d’un final éblouissant qui déterminera le futur patron du crime à Shanghai.

Oeuvre étonnamment longue pour un film du genre (plus de deux heures), Le Justicier de Shanghai séduit par sa dramaturgie élaborée. Les combats ne sont pas un prétexte à faire admirer la technicité des chorégraphes (pas moins de quatre ici) mais bien au service du développement de l’intrigue et de la transformation du personnage central, emblème de la jeunesse Hong-Kongaise de l’époque. Le premier affrontement, voit Ma et Tan Si se jauger. Sans violence il est le signe d’un respect mutuel ainsi que d’une attirance non dissimulée de Ma envers Tan Si. Tan Si, de la même génération que Ma, est la personnification de l’idéal aristocratique du héros chinois pour Chang Cheh. Le dandy Tan Si, les accessoires ne manquent pas (le porte cigarette, la tenue vestimentaire signe d’une forte occidentalisation et sa luxueuse voiture à ses initiales en témoignent), partage les valeurs gratuites du respect, de l’honneur et de la fidélité. Mais comme souvent chez le réalisateur, la dialectique du héros s’exprime par sa difficulté à concilier l’idéal prolétarien cher à Chang Cheh, qui démontre ici encore sa contestation manifeste de la société moderne. Homme de formation politique, Chang Cheh montre l’impossibilité du héros, Ma de s’imposer dans ce monde vicié (même si c’est celui de la pègre), sans faire preuve des travers inhérent au capitalisme et à l’occidentalisation qui gagne l’Asie à l’époque : l’exploitation des ouvriers et les manoeuvres des patrons pour soudoyer ou éliminer la concurrence.

Lorsque Ma prend possession du territoire de la Théière, les patrons lui proposent d’augmenter les prélèvement si celui-ci n’arrive pas à nourrir ces hommes devenus plus nombreux, ce que Ma refuse. Mais il se rendra à l’évidence, son clan grandissant, il lui faudra s’emparer des maisons de jeux, propriété de Yang afin de garantir des revenus conséquents. L’idéal socialiste chinois se heurte de plein front aux patrons sans scrupules qui comme souvent triomphent dans la conspiration. Autre motif récurrent dans l’oeuvre du réalisateur, l’issue du combat final, se traduit par la mort violente du héros qui, bien que fort supérieur techniquement, est victime des méthodes vicieuses, défiant les règles du courage et de la bravoure. La question morale est comme toujours au centre de l’oeuvre de Chang Cheh, dont le pessimisme s’exprime ici dans un final époustouflant (le combat final durant près de 20 minutes) d’imagerie barbare et de symbolisme. Magnifiant la tragédie du héros, Chang Cheh reprend le motif initialement utilisé dans The Flying Dagger (1969) puis dans Vengeance (1970), de l’arme tranchante plantée dans l’abdomen du héros, et nous montre Ma luttant contre une armée d’adversaires, dans une explosion de chairs transpercées et de corps brisés. La tragédie du héros est sublimée par des ralentis accompagnant la chute d’un Icare s’approchant trop près de son rêve, dont le rire désespéré évoque toute l’absurdité tragique du monde.

Plus qu’à son habitude Chang travaille sur les éléments symboliques pour enrichir sa parabole. Le motif ascensionnel récurent dans le film (Ma montant les marches vers le dortoir, ou lors du combat final pour atteindre Yang) quoi que parfois redondant, est une métaphore de la progression sociale du héros autant que de sa chute finale. Plus subtile, l’utilisation de l’accessoire du porte cigarette qui représente son désir mimétique [2] vis à vis de Tan Si. C’est le premier objet qu’il va s’acheter lorsqu’il gagne l’argent du combat contre le lutteur russe. Mais c’est aussi l’objet fétiche du souvenir de Tan Si mort, qu’il conserve soigneusement enrobé dans un mouchoir et qu’il dévoilera avant de partir accomplir sa vengeance, lors du rendez-vous piège, tendu par Yang. Le chef Yang, lui, fume une pipe en argent sophistiquée, signe de la tradition chinoise mais aussi marque d’une différence de génération avec Tan Si et Ma, jeunesse vouée à la fascination occidentale pour la modernité.

Tous ces éléments concourent à faire du Justicier de Shanghai une réussite dans la filmographie de Chang Cheh, alliant divertissement, profondeur du propos et richesse des personnages. Bien qu’absentes, les femmes n’en ont pas moins un rôle pivot. Ainsi l’amour contrarié de Ma avec la chanteuse, elle aussi d’origine paysanne confirme le dilemme dans lequel se débat le héros : au fur et à mesure qu’il s’impose dans la société, il se défait de ses racines prolétaires. La jeune femme, à l’image d’une jeunesse avide, ne supporte pas de compromis et préfère renoncer malgré sa propre condition sociale misérable. Le héros la comprend et compatit mais ne renonce pas pour autant à son rêve de gloire.

Le choix de Shanghai n’est pas plus innocent. Objet de tous les espoirs, la ville est une mère cruelle qui donne autant qu’elle ôte le pain de la bouche de ses enfants. Le Shanghai des années 20, ici parfaitement reconstitué en décors de studios, était à l’époque le plus grand port commercial et centre financier de Chine. Mais ce que montre Chang Cheh c’est surtout une ville de joueurs, de fumeurs d’opium et de gangsters. L’utilisation du lutteur Milano (joué par un authentique champion) évoque l’exode des russes fuyant la révolution de 1917. Berceau des révolutions (la révolution culturelle y a commencé) la ville est comme un personnage secondaire, scellant le destin de ces habitants.

Sans doute inspiré par les oeuvres contemporaines américaines dont on connaît l’influence sur Chang Cheh, Le Justicier de Shanghai n’en reste pas moins une démonstration brillante de l’appropriation des mythes occidentaux, par un réalisateur qui a su définir le héros chinois en réactualisant l’esprit héroïque des héros anciens pour les mettre au service d’une lutte éthique et politique. Un grand classique !

Le Justicier De Shanghai est notamment disponible en DVD (zone 2 - PAL), version restaurée à partir du négatif original, dans la collection "Shaw Brothers : Les Essentiels" de Wild Side Video. A noter en bonus, un documentaire sur Chang Cheh ainsi qu’un entretien avec Cheng Hong-Yp.

[1C’est en voyant The Oath of Death (1971) - un Wu Xia Pian avec Lo Lieh - que Chang Cheh décide de l’engager, lui confiant une grande partie de la mise en scène du Justicier de Shanghai.

[2Selon l’expression de René Girard.

- Article paru le dimanche 26 septembre 2004

signé Dimitri Ianni

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