Le Petit Garçon
Se prétendant invalide après avoir reçu une balle à travers le corps pendant la guerre, un homme utilise sa famille pour gagner de l’argent : sa femme puis son fils aîné font semblant d’être heurtés par des voitures pour extorquer un dédommagement à leur conducteur. Cette famille, qui comprend également un garçon plus jeune, voyage de ville en ville afin de ne pas être repérée. Si l’homme a le beau rôle, bénéficiant des fruits des risques pris par sa femme et son fils, et souhaite continuer, la femme voudrait se sédentariser et se rapproche du garçon, dont elle n’est pas la mère. Ne supportant plus cette vie et son père, le garçon a des velléités de les quitter.
Nagisa Oshima ne fait pas mystère de ses intentions. Dès le générique, il annonce la couleur en se servant du drapeau japonais comme toile de fond du générique. Mais l’étendard magnifiquement graphique du pays a laissé la place à une version en noir et blanc, très terne [1]. Ce drapeau constitue le principal motif récurrent du film, tant sur le plan concret que dans sa dimension symbolique.
Ce rond noyé dans du blanc symbolise l’isolement de l’aîné, de la famille et du pays. Un isolement et une couleur noire associés à l’oppression. Présenté en bord d’écran ou filmé marchant à contre-courant d’autres jeunes sur le chemin de l’école et du flot des voitures, le petit garçon du titre est placé par Oshima en marge de la société. Cette coupure sociale est physiquement présente à l’écran dans l’une des premières scènes du film. L’écran est scindé en deux, avec d’une part le garçon marchant seul sur une chaussée bitumée peu éclairée, et d’autre part un groupe d’enfants se pressant à un étal bien illuminé.
Cette enfance volée par ses parents, cette violence qui s’exerce sur lui, se lisent sur son visage, impassible jusqu’aux ultimes instants du film. Au moment où il se rapproche de sa belle mère et tous les deux cherchent à exclure le père, véritable poids mort, il s’affirme comme un adulte. Sa virulence à l’égard d’une de leurs victimes est particulièrement impressionnante, définitivement pas celle d’un gamin. Il en redevient un lorsqu’il invente des histoires de science fiction peuplées de Kaiju [2].
Road movie
La famille se déplace de ryokan en ryokan et est complètement coupée de la société, renfermée sur elle-même. Les seules personnes avec lesquelles ses membres ont des interactions sont leurs victimes et les gérants des ryokan. Une autarcie si bien institutionnalisée qu’interrogé par la police, le fils ne « donnera » son père. Et pourtant dieu sait qu’il est malheureux dans cette famille et que l’accident mortel en Hokkaido l’a profondément choqué.
Cet isolement est aussi celui du Japon, coupé de reste du monde en raison de son caractère insulaire. Peu après un magnifique plan où l’on voit la famille progresser dans la neige sur l’île d’Hokkaido, elle arrive à Wakkanai, pointe septentrionale du Japon. Ils ont commis leur escroquerie du sud au nord du pays et ils se trouvent dans une impasse. Revenir sur leurs pas et commettre de nouveau leurs escroqueries les mettraient en danger d’être appréhendés. Leur seule perspective est l’espace, leur répond ingénument l’aîné des garçons. Mais peut-être pas tant que cela : l’imaginaire est sans aucune doute une des réponses pour ce cinéaste qui a été influencé par le surréalisme.
Quelques années plus tard, Nagisa Oshima se sentira trop à l’étroit dans l’archipel et ira exercer son art en dehors de ses frontières. Avant de s’attaquer au tabou de la représentation de l’acte sexuel non simulé au cinéma dans L’Empire des sens, son film le plus célèbre, il s’attaque ici au modèle de la famille dominée par le père, socle de la société japonaise. Ce dernier prend prétexte de sa blessure pour ne rien faire et vivre au crochet de sa femme et de son fils. Un renversement de situation complet par rapport à une famille japonaise modèle où le père est la seule personne à gagner de l’argent, la femme s’occupant de la maison et élevant les enfants. Le réalisateur japonais souligne l’emprise exercée par le père sur la cellule familiale. Tant est forte la crainte de son mari que la femme achète le silence de l’aîné en lui offrant une montre. Une montre appelée à jouer un rôle funeste. Le garçon a, lui, des velléités de fugue, mais ne va jamais jusqu’au bout de ses intentions.
Cette structure familiale trouve sa prolongation dans l’ordre politique, avec l’Empereur comme figure de père de la nation. Et l’on sait bien quel monstre cette structure sociale a enfanté. Le lien est fait dans ce film via la blessure du père. Cette structure n’est pas si ancienne puisque sa diffusion de la caste des guerriers à l’ensemble de la population date de l’ère Meiji, avec l’établissement des droits du chef de famille (kachô). Cette structure hiérarchique féodale est aussi présente dans le cinéma avec les studios, au sommet desquels se trouvent les maîtres. Yasujiro Ozu en l’occurrence, à la Shochiku où Nagisa Oshima a débuté sa carrière. Ce dernier inscrit son cinéma en rupture avec celui des studios.
Une fois passé le générique en noir et blanc, le film repasse à la couleur, à l’exception de certaines parties monochromes. Une en particulier retient l’attention. Celle où la tension qui montait entre les membres de la famille éclate au grand jour et dégénère en dispute. Comme si les tensions grandissantes au sein de cette famille contaminaient et entrainaient un dysfonctionnement de la caméra. Dans ce film inspiré d’un fait réel, comme à plusieurs reprises dans l’œuvre de ce cinéaste, ce parti pris esthétique lui permet aussi d’échapper à la vraisemblance qu’il déteste tant. [3]
Lorsque les couleurs reviennent, l’ubiquitaire drapeau japonais apparait d’autant plus visible en arrière fond. Un drapeau qui fait partie intégrante du paysage du film : les fanions accrochés aux maisons, la botte rouge de la morte dans la neige...
Il apparaît même parfois sous des dehors incongrus, comme sous la forme de la roue de secours de la voiture de la jeune femme décédée dans un accident de voiture bien réel. Nagisa Oshima filme le garçon choqué par cette mort, mais le plan est dominé par cette roue. Son décès survient ironiquement après avoir voulu éviter le cadet qui avait échappé à l’attention de ses parents.
Ce long métrage se termine sur un gros plan du garçon filmé en couleur, suivi par un fondu au noir, de la même façon qu’il passait du noir à la couleur du début. Il semble se dissoudre dans le rond noir du drapeau nippon ouvrant le film.
Le Petit Garçon ressort sur les écrans français le 4 mars dans une version restaurée. Il sera également présenté dans le cadre de la rétrospective consacrée par la Cinémathèque Française à Nagisa Oshima du 4 mars au 2 mai 2015. Il sera aussi compris dans un coffret édité par Carlotta, qui comprend 8 autres films, disponible à partir du 11 mars. Détail : http://carlottavod.com/coffret-nagisa-oshima.
Remerciements à Mathilde Gibault.
[1] Le réalisateur japonais a déjà utilisé un tel drapeau dans un de ses films précédents : A propos des chansons paillardes au Japon (1967). Nagisa Oshima sur le drapeau japonais : « (…) On trouve avec le noir, la signification de cérémonial funèbre que j’ai voulu donner : la mort de quelque chose. Car pour les cérémonies funèbres au Japon, les couleurs sont toujours le noir et le blanc. Donc le Hinomaru (nom du drapeau japonais, ndlr) au rond noir peut être considéré de deux façons : politiquement comme la mort du Japon et négativement, cela voudrait dire que dans l’état actuel du Japon, tous les Japonais sont destinés à mourir ». Cahiers du cinéma, numéro 218, mars 1970.
[2] Monstres
[3] "C’est une usine de fabrication de films selon les diverses règles de cette vraisemblance", telle est la définition des studios par le cinéaste, qui déclare auparavant détester la vraisemblance. Interview d’Oshima dans le catalogue du Festival d’automne qui lui a rendu hommage en 1997.




