Le Traquenard
Dans le sillage de Kaneto Shindo, le premier à se lancer dans la production indépendante dès 1950, Hiroshi Teshigahara, fils d’un illustre maître d’Ikebana [1], crée sa propre société de production. Créateur dès ses débuts, d’une oeuvre unique aux confins de l’avant-garde et de l’expérimental, il est surtout connu en occident pour La Femme des Sables couronné à Cannes en 64, et qui enthousiasma toute une génération de cinéphiles. Son premier long-métrage, Le Traquenard, démontre toute l’invention visuelle et narrative de son auteur pour traduire un questionnement existentiel qui ne cessera de l’obséder.
La réussite d’Otoshiana est emblématique d’un cinéma en tant qu’art total. Plus que la somme de ses parties, texte et musique ne s’ajoutent pas à la pellicule comme de simples fonctions illustratives ou amplificatrices de propos, mais fusionnent pour transcender leurs fonctions traditionnelles et porter l’oeuvre et sa puissance imaginaire vers de nouvelles limites créatives. Quand bien même le cinéaste en porte la paternité, Le Traquenard est avant tout un cinéma d’auteur(s).
Le matériau littéraire est le fruit d’une intime collaboration avec le romancier et auteur dramatique japonais Abe Kôbô [2], ami et membre du centre d’art d’avant-garde Seiki, fondé par Teshigahara lui-même. Contrairement à leurs trois collaborations suivantes, toutes issues de romans, le sujet du film est l’adaptation d’une pièce de théâtre filmée (Rengoku), que Teshigahara avait visionnée à l’époque sur une chaîne de télévision de Kyushu. A l’origine centrée autour de deux personnages sur fond de décor minimaliste et stylisé, cette pièce beckettienne, fût entièrement réécrite par Abe Kôbô pour l’adaptation cinématographique. Situant son film aux abords des mines de charbon de la région, il y transpose à l’occasion un contexte politique et social d’actualité : celui du syndicalisme ouvrier tout autant que des fractures au sein des mouvements de la gauche japonaise, incapable de s’unir, tout en y injectant ses préoccupations existentialistes qui en feront un auteur des plus populaires en Occident.
Sous la chaleur accablante et la noirceur d’un paysage minier en désolation, un mineur tourmenté (Hisashi Igawa) et son fils, accompagnés d’un collègue, sont sur le point de déserter leur employeur, afin de tenter leur chance auprès de patrons offrant des conditions de travail moins inhumaines. Alors qu’ils se voient proposés du travail à la mine locale, peu après, le père se voit expédié dans un village abandonné alentours, afin de rencontrer un nouvel employeur qui le réclame. Là, sur les pentes rocailleuses d’un chemin sinueux, le mineur est poignardé et assassiné par un mystérieux homme en blanc (Kunie Tanaka). La femme d’un petit commerçant, seul témoin du crime, décrit l’assassin à la police locale comme ressemblant au patron du syndicat de la mine.
Si le titre français évoque volontiers un classique du film noir signé Nicholas Ray, il n’en déjoue pas moins habilement les codes du genre. Dès le prologue, l’ambiance nous plonge dans celle d’un polar, perceptible par la fuite des personnages dans une nuit ténébreuse et silencieuse. Mais alors que les codes du genre en soulignent habituellement l’enjeu par une musique de circonstance, Teshigahara use du silence - motif essentiel dans la partition musicale du film - entre-coupé des sons improbables d’un piano préparé, réminiscence des inventions expérimentales d’un John Cage. Cette utilisation unique de la musique convoque ainsi un autre collaborateur essentiel - tant dans cette oeuvre que tout au long du parcours du cinéaste -, et donnant son aspect irréel et fantastique à l’oeuvre : Toru Takemitsu [3].
A l’instar du couple Hitchcock/Bernard Hermann, rarement cinéaste et compositeur ne furent associés aussi étroitement et magiquement dans la production d’une oeuvre. Toru Takemitsu, qui s’est intéressé très tôt au cinéma, assisté par Toshi Ichiyanagi et Yuji Takahashi, deux de ses disciples et élèves, livre une partition improbable prenant le spectateur à revers et naviguant entre abstraction et narration. La séquence du prologue en est un exemple magnifique, même si le film est parsemé de ces moments uniques donnant parfois une forme concrète aux peurs et angoisses existentielles de l’âme errante du mineur. Depuis la séquence du meurtre filmée en travelling arrière, à celle de l’enfant parcourant les palissades des maisons désertes au final, l’improvisation de Takemitsu comme démarche et choix créatif parvient à sublimer le mouvement de la caméra par des contrepoints à l’image, créant une instabilité permanente, génératrice de doute et d’inquiétude pour le personnage tout autant que le spectateur.
Ces contrepoints musicaux sont aussi présents dans le montage et la mise en scène de Teshigahara. Les inserts de gros plans d’insectes, ou des masques dans la confiserie, ainsi que de l’oeil voyeur perçant au travers d’un trou d’une palissade, contribuent à renforcer l’ambiance fantastique du récit. De même, le hors-champ répété sur les dialogues est fréquemment employé pour détourner le regard du spectateur de l’enquête initiée par les journalistes - et non la police qui se borne à constater cliniquement - qui se déroule sous ses yeux, l’invitant constamment à prendre un recul propice à une interrogation existentielle. Cette quête existentielle étant en réalité le véritable propos du film, prenant pour alibi et toile de fond la machination dont semble être victime le mineur, que le spectateur suit sur un mode relativement linéaire. Ce traquenard dans lequel tombe le héros, permet au passage de dénoncer les conditions d’exploitation des ouvriers miniers, emblématiques du prolétariat des années 60 et de la région de Kyushu, ainsi que l’état d’ignorance dans lequel ils vivent. Le personnage découvre avec un regard étonné l’existence d’un syndicat dans la mine. La rivalité inter-syndicale étant elle, une transposition des luttes politiques inter-gauche alors en cours. Luttes vouées à l’échec, sous le regard cynique du tueur méticuleux et reptilien superbement interprété par Kunie Tanaka, essuyant son couteau mécaniquement. Une image plus naïve cette fois, montrant même le bandeau d’un mineur avec l’inscription “unissons-nous” disparaissant dans l’eau vaseuse après que les deux leaders syndicaux se soient poignardés à mort.
C’est en effet surtout la condition humaine du peuple qui est ici dépeinte comme tragique et absurde. A travers l’errance du fantôme du mineur, qui ne cessera de chercher la vérité sur son assassinat, Teshigahara fait de son héros un Sisyphe dont l’angoisse vient de cette impossibilité de trouver une justification morale à son propre meurtre. L’emprunt à cette figure camusienne est soulignée dans une séquence montrant le personnage qui parcours les rues désertes du village, et aperçoit les autres fantômes qui inlassablement répètent le dernier geste qu’ils faisaient avant leur mort.
Davantage que dans ses oeuvres suivantes, plus marquées par un esthétisme stylisé, Teshigahara mêle des éléments réalistes à son récit fantastico-policier. Le rêve du mineur qui sur le point de s’enfuir, craint de retrouver l’inhumanité d’un travail répétitif et éprouvant, introduit des images documentaires rappelant ses débuts aux côtés du documentariste Fumio Kamei [4]. Le travail des mineurs est aussi décrit avec minutie, ainsi que leur exploitation par leurs employeurs. Ce réalisme qui se mêle au fantastique joint à l’intervention des fantômes est particulièrement original, et brillamment mis en valeur par le jeu expressif des acteurs, pour la plupart issus de la tradition du Shingeki [5]. La nature particulière du paysage aride, l’expressionnisme de la montagne de charbon à l’image récurrente, renforcent encore cette fantaisie irréelle. L’esthétisme du film lorgnant davantage vers le cinéma européen - Teshigahara étant un grand admirateur de Luis Bunuel -, comme le démontre l’apparition du fantôme qui doit plus à la poésie des films de Jean Cocteau qu’aux Kwaidan eiga.
La présence discrète et intrigante tout au long du film de l’enfant et fils du mineur agit comme l’oeil du spectateur. Cet oeil, tout d’abord innocent, est projeté au centre du crime et observe avec un certain détachement froid les événements qui se succèdent, tels que la mort du père. La seule larme que verse l’enfant à la toute fin du film avant d’emprunter le long chemin de terre sinueux, présage d’une vie dure qui l’attend dans sa solitude et sa future condition d’ouvrier exploité, semble signifier l’innocence perdue des idéaux humains et politiques de la société japonaise, toute entière tournée vers une marche forcée vers le progrès économique.
D’une modernité stupéfiante, Le Traquenard, première production japonaise distribuée par l’ATG (Art Theater Guild), est un conte fantastique au réalisme objectif, fruit d’une réflexion existentielle sur l’être et son époque, traduisant la corruption de l’homme et l’essence tragique de l’existence par une poésie visuelle emblématique de la créativité du cinéma japonais d’auteur indépendant des années 60. Une redécouverte qui s’impose !
Disponible dans une superbe édition bénéficiant d’un transfert audio et vidéo remasterisé, chez Eureka Video dans la collection Masters of Cinema. DVD zone 2, Pal, format 1.33:1 (4/3), sous-titres anglais optionnels.
A noter la présence d’un livret de 12 pages avec un essai de David Toop sur la collaboration entre Toru Takemitsu et Hiroshi Teshigahara. Les commentaires audio du film sont signés par le critique britannique Tony Rayns.
Site de l’éditeur :
http://www.eurekavideo.co.uk
[1] Il s’agit de Sofu Teshigahara (1900-1979) qui, par ses recherches dans le cadre de la conception d’une vie moderne, ouvrit une nouvelle voie pour cet art. Il est le fondateur et premier grand maître (Iemoto) de l’école d’Ikebana Sogetsu, dirigée aujourd’hui par la fille d’Hiroshi, Akane Teshigahara.
[2] Outre Le traquenard, Teshigahara réalisera trois autres adaptations d’oeuvres d’Abe Kôbô : Suna no Onna (La femme des sables, 1964), Tanin no kao (Le visage d’un autre, 1966), Moetsukita Chizu (Le plan déchiqueté, 1968).
[3] Avec près d’une centaine de musiques de film à son actif, Toru Takemitsu (1930-1996), probablement le plus grand compositeur japonais de musique contemporaine, s’est surtout fait remarquer en Occident pour ses collaborations avec Akira Kurosawa, Nagisa Oshima ou encore Masaki Kobayashi. Il signe sa première musique de film pour Passions Juvéniles (Kurutta kajitsu) de Ko Nakahira dès 1956. Sa fructueuse collaboration avec Hiroshi Teshigahara, qui ira jusqu’à le faire apparaître dans Le Visage d’un Autre, sera d’une exceptionnelle longévité, allant de son premier documentaire, José Torres (1959), à son dernier film, le drame historique Goh-hime (1992).
[4] Un des plus grands réalisateurs japonais de documentaires, le radicaliste de gauche Fumio Kamei, fut notamment emprisonné en 1938 pour son film Shanghai et son pacifisme revendiqué. Teshigahara travailla à ses côtés notamment sur deux documentaires traitant des ravages de la bombe atomique : Ikite ite yokatta (Still It’s Good to Live, 1956) et Sekai wa kyofu suru : Shi no hai no shotai (The World Is Terrified : The Reality of the « Ash of Death », 1957).
[5] Équivalent japonais du théâtre moderne et expérimental Occidental.





