Martyrs
Lucie court, saigne, sanglote, hurle. On ne sait pas exactement à quoi elle vient d’échapper, mais il est certain que ce qui est en jeu dans cette déambulation désespérée, c’est sa vie. Accueillie dans un foyer, la jeune fille grandit sous la menace d’un visiteur nocturne qui prolonge son supplice originel, la définit. Adulte ou tout juste, Lucie sonne à la porte d’une maison, persuadée que derrière leur façade, les parents sont ceux qui l’ont amenée à cette extrémité. Sans hésitation ou presque, elle abat ses bourreaux supposés, ainsi que leurs enfants, puis appelle Anna, sa meilleure – sa seule – amie. Anna la rejoint, terrorisée, pour tenter de la protéger des conséquences de ses actes, ainsi que d’elle-même...
La réputation de Martyrs semblerait-il, n’est plus à faire : quasi-interdit, le film laisserait même les plus ardus sur le carreau. Un scandale pour certains, un chef-d’œuvre pour d’autres... libre à chacun de décider. Je dirais, pour ma part, que la réputation de la seconde réalisation de Pascal Laugier est justement complètement à refaire, loin des scandales et des questions de censure. Il est absurde de penser que Martyrs s’adresse à tout le monde de toute façon. Tout au plus à ceux qui souhaitent, véritablement, être les témoins, étymologiquement éponymes, de la violence, de la douleur et de la mort, que le film met en scène. A mes yeux, Martyrs s’adresse à ceux qui, fascinés par les images, passent une bonne partie de leur vie de cinéphile à chercher leur limite. Parent proche du questionnement incarné par Shinya Tsukamoto dans le Marebito de Takashi Shimizu [1], Martyrs est l’objectif de cette quête cinéphilo-voyeuriste, l’incarnation intelligente de son sujet et de son objet, qu’il exploite certes (dans le sens propre au cinéma de genre le plus excessif) mais ne travestit jamais. Martyrs, c’est la question, mais aussi l’ensemble de ses réponses. En cela, il n’incarne pas l’évolution du cinéma extrémiste, mais bien le caractère non viable de son aboutissement. Ce qui ne l’empêche pas, loin s’en faut, d’être une expérience essentielle.
Brutal, Martyrs l’est d’emblée. Le périple vengeur de Lucie possède une immédiateté rare au cinéma, épilogue qui sert ici de point de départ à une crampe qui ne relâche jamais sa prise. Dans sa mise en scène de la violence qui entoure le personnage de Mylène Jampanoï, Pascal Laugier joue le jeu d’une exploitation froide, sans pour autant être documentaire. Paradoxalement, l’artifice cinéma est maintenu par les velléités réalistes du réalisateur, ainsi que l’illustrent continuellement, les déflagrations assourdissantes des armes à feu dans le film – affirmation explicite d’une manipulation cinématographique. L’artifice toutefois, possède déjà une brutalité et une tension qui rendent difficile le détachement du spectateur, comme si Laugier nous forçait à aller au bout de notre désir voyeuriste, celui-là même qui justifie, quoi qu’on en dise, notre présence dans la salle.
On pourrait presque dire, sans trop vendre la mèche, que le film de Pascal Laugier s’adoucit dans sa deuxième moitié. La violence infligée à Anna n’est en effet pas des plus graphiques ni abusives. Elle est par contre sèche et répétitive, et renvoie le spectateur à son désir de violence, à la frustration d’un voyeurisme complexe, partiellement assouvi à l’écran, mais étrangement perverti dans sa banalité. Et c’est là que la douleur commence à s’insinuer véritablement, loin des artifices. Pourtant, ne souhaitait-on pas voir cette jeune femme souffrir ? La voir mise à nue ? Laugier satisfait autant qu’il détourne nos désirs, pour se rapprocher de la quête la plus hardcore du cinéma en marge : le vrai-faux Face à la mort. Cette authenticité dans le regard d’un acteur/victime, celle-là même que recherchait déjà Tobe Hooper dans les yeux de Marilyn Burns. Un objectif forcément ambigu, potentiellement dévastateur comme le souligne la fin du métrage.
Lucie et Anna sont deux incarnations de la douleur qui sert de vecteur à cette expérience. L’une est déjà incarnée, façonnée et habitée par le traumatisme d’une violence vécue. Plus qu’une victime de la violence, Lucie en est devenue une extension, capable de la projeter et de la nourrir (ses hallucinations), comme de la transmettre (son expédition punitive chez ses bourreaux). Elle est, simplement, une impasse de la vie.
Plus calme, plus douce, Anna n’est pas encore incarnée, mais d’une certaine façon elle cherche à l’être, en restant près de Lucie. Dans sa soif de savoir – savoir ce que son amie a fait, et surtout le voir de ses propres yeux – elle est le spectateur, Anna (et ses méfaits) l’objet de sa fascination. Bloquée dans le fantasme de Lucie, elle finira par s’y perdre, terrain idéal de violence justifiée. Si elle constitue forcément, elle aussi, une impasse, c’est dans son absorption de la violence. Plus encore qu’une impasse, Anna dans son acceptation d’incarnation, devient un véritable trou noir de vie.
Cela, Pascal Laugier l’a bien compris. La fascination physique qu’exerce Mylène Jampanoï est plus animale, sa beauté plus instinctive, plus à même d’être consommée et de se consumer. Moins explicite, Morjana Alaoui demande à être dévoilée. Le temps que l’on passe avec elle est propice à cette exploration / intrusion, et donc à une fascination plus durable, même si moins immédiate. Plus innocente et plus malsaine à la fois, puisqu’Anna, elle, est consciente de chacun de ses gestes. C’est pour cela qu’elle nous sera complètement dévoilée, dans un acte infiniment pornographique. Difficile alors, de ne pas détourner le regard lorsque la jeune femme est totalement offerte. La rupture guette le spectateur/voyeur, trop proche de cette connaissance qui, finalement, fait peur. Complètement extériorisé à cet instant, séparé d’Anna, le spectateur comprend qu’il ne lui reste plus que ses bourreaux pour se définir. Et que la poursuite de sa quête cinématographique impudique, se doit soit de se poursuivre dans le doute – et donc à une certaine distance de ce simulacre – soit de se terminer dans une abnégation auto-destructrice ; celle là-même qui définit l’Humanité dans sa puissante incertitude. La blessure, elle, est de toute façon absorbée, grâce à la force redoutable, insolente et essentielle, de la narration, visuelle et textuelle, si consciemment manipulatrice de Pascal Laugier.
Martyrs est sorti sur les écrans français le mercredi 3 septembre 2008.
[1] Celui-ci décèle un autre monde derrière la terreur lisible dans le regard d’un homme.



